Exposition




CorpssproC
Olivier Alibert • Frédéric Amblard • Erwan Ballan • Claire Barbier • Olivier Baudelocque • Léa Bénétou • Maya Benkelaya • Hervé Bourdin • Élodie Boutry • Claude Briand-Picard • Jean-Philippe Brunaud • Sonia Burel • Benoît Carpentier • Claude Cattelain • Christophe Challange • Alphonsine David • Dominique De Beir • Jean-Louis Gerbaud • Gilles Guias • Cristine Guinamand • Sylvie Guiot • Natalia Jaime-Cortez • Marine Joatton • Merri Jolivet • Barbara Kwasniewska • Maëlle Labussière • Max Lanci • Jean-Pierre Le Boul’ch • Guy Le Meaux • Richard Negre • David Ortsman • Philippe Parrot-Lagarenne • Anna Picco • Daniel Pincham-Phipps • Delphine Pouillé • Charlotte Puertas • Emmanuel Rivière • Christophe Robe • Julia Scalbert • Robert Schwarz • Emma Souharce • Abdelkrim Tajiouti • Claude Viseux • Cécile Wautelet • Laura Zimmermann


du 27 juin au 30 août 2015
Fondation Christian & Yvonne Zervos
La Goulotte – 89450 Vézelay

ouvert du mercredi au dimanche, de 14h à 18h30
entrée gratuite




Christian Zervos


Yvonne Zervos


René Char


L’exposition CorpssproC se propose, à travers une sélection d’œuvres de la collection Cynorrhodon – FALDAC[1], d’évoquer, de façon nécessairement subjective et quelque peu arbitraire, la façon dont la figuration – directe ou indirecte – du corps humain irrigue, malgré les dénis de certains critiques et de quelques historiens de l’art, encore et toujours l’expression plastique contemporaine.

    Pourquoi ce choix ?

    Au-delà d’un désir, presque immédiat, lors de la découverte de la maison du hameau de La Goulotte, d’humaniser ces locaux vides en les peuplant de présences physiques, de nombreux autres arguments ont afflué à notre esprit et se sont imposés a posteriori, confortant notre premier sentiment.

    En voici quelques-uns.

    Christian Zervos s’est toujours intéressé aux représentations anatomiques, que ce soit celles des idoles cycladiques ou de la préhistoire française. Il développe, au fil de ses écrits, le concept d’une cosmologie panthéiste s’appuyant sur une tendance à la divinisation du corps humain : « L’expression plastique de la divinité conçue par l’homme de la pierre taillée est donc […] strictement conditionnée par sa foi aux rapports micro-macrocosmiques. L’identité des diverses parties de l’innombrable corps, lui faisait imaginer que la même conception reproductrice est valable pour lui comme pour l’univers entier. C’est ainsi qu’il en est venu à sculpter des figurines de femme, à en faire un type morphologique dont la stéatopygie et les seins exagérément développés suggèrent la permanence de la Nature et sa toute-puissance de se renouveler sans relâche. »[2]

    Sa passion inlassable pour tout l’œuvre de Picasso s’inscrit d’ailleurs dans cette conviction centrale. En effet, bien avant Les Demoiselles d’Avignon – toile qui fut un temps désignée sous le titre Le Bordel philosophique –, et jusqu’à ses dernières toiles, à la sexualité provocante et exacerbée, le corps humain, souvent mais pas toujours féminin, est le sujet quasiment exclusif des œuvres du Malaguène.

    Quant à Yvonne Zervos, le portrait qu’en dresse René Char dans Yvonne – La soif hospitalière, est celui d’un corps, certes désirable, mais surtout infatigable, dur à la tâche, omniprésent, toujours prévenant, empressé, hyperactif :

Qui l’entendit jamais se plaindre ?
Nulle autre qu’elle n’aurait pu boire sans mourir les quarante fatigues,
Attendre, loin devant, ceux qui viendront après;
De l’éveil au couchant sa manœuvre était mâle.
Qui a creusé le puits et hisse l’eau gisante
Risque son cœur dans l’écart de ses mains.
[3]

    Le thème étant fixé, les difficultés pratiques commençaient…

    Ce sont les locaux d’exposition qui nous ont offert la piste d’une solution. La maison de La Goulotte présente une architecture intérieure très composite, résultant d’extensions successives. On peut cependant y identifier huit espaces distincts aux caractéristiques très contrastées. L’idée d’associer une thématique à chacune de ces cellules s’est rapidement imposée.

    Nous avons donc conçu un parcours présentant huit échantillonnages trans¬versaux d’un sujet souvent insaisissable et potentiellement inépuisable. Pour échapper à une vision trop rigoureusement taxonomique, les huit thématiques retenues sont volontairement hétérogènes dans leurs définitions. En d’autres termes, les coupes histologiques auxquelles nous avons procédé suivent des plans qui ne sont pas parallèles. On abordera ainsi la question en s’intéressant aux sujets traités, aux techniques employées, au genre des artistes ou au rôle du spectateur-voyeur...

    Conformément à la vocation de notre association, ce sont essentiellement des œuvres d’artistes vivants, souvent jeunes, qui ont été choisies. Une façon d’assurer un ancrage dans une contemporanéité que nous revendiquons, avec sa diversité et, plus que probablement, ses incohérences...

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Max Lanci


Laura Zimmermann


Daniel Pincham-Phipps


Merri Jolivet


Abdelkrim Tajiouti


Jean-Pierre Le Boul’ch


Claude Viseux

1. Victimes

« Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps ; puis le cœur serré, nous sommes allés et avons fait face. »

René Char[4]

Il est question, dans cette section de notre exposition, de corps martyrisés, enfermés, contraints… Les œuvres choisies cultivent à dessein l’ambiguïté sur les rôles respectifs des victimes et des bourreaux, forçant le spectateur à choisir son camp, à se faire le complice ou le dénonciateur des actes mis en scène. Le sadisme ou le masochisme s’y entrelacent avec la réprobation ou la compassion. On pense au texte que Char consacra à la Madeleine à la Veilleuse de Georges de La Tour : « Je voudrais aujourd’hui que l’herbe fût blanche pour fouler l’évidence de vous voir souffrir : je ne regarderais pas sous votre main si jeune la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d’autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution. »[5]

    Max Lanci (né en 1959), dans son installation Vierge, noir, dresse un réquisitoire contre l’esclavagisme et la traite négrière. Son œuvre mêle de la paraffine, du charbon de bois, des cordelettes, des épines de rosier et des entraves métalliques rouillées, du type de celles que l’on imagine maintenir les membres des forçats ou des esclaves. Les mains et les pieds moulés sont, cependant, ceux de l’artiste qui fait ainsi, d’une protestation universelle contre la barbarie et la cruauté, une affaire personnelle. L’artiste s’identifie simultanément au bourreau et à la victime, dans une approche qui a parfois des relents de masochisme. On pense nécessairement au Baudelaire de L’Héautontimorouménos.[6] On peut aussi y voir une opposition dialectique blanc-noir, transposition, par le contraste entre le charbon de bois et la paraffine, de l’antagonisme racial entre esclavagistes et esclaves. Les épines de rosier et la rouille des fers contribuent aussi à tirer le propos du métaphysique vers le physique, du concept à la réalité.

    Laura Zimmermann (née en 1986), quand elle dépeint le scandale des enfants-soldats, navigue entre violence et séduction. L’agressive sauvagerie de l’exécution révèle ou accentue la violence latente, sous-jacente, mêlée de fragilité, des sujets. Les jeunes personnages nous interpellent, nous prennent à partie, nous provoquent en nous fixant d’un regard apostrophant, parfois souligné par un geste tout aussi suggestif. On ne peut s’empêcher de penser au propos de Pier Paolo Pasolini : « Il n’est point dessein de bourreau qui ne lui soit suggéré par le regard de la victime. »[7] Chez elle, les scènes les plus anodines peuvent tourner au drame. Le spectateur cherche désespérément le détail rassurant qui permettrait de dissiper l’incertitude, de faire taire l’angoisse, qu’elle se résolve en catastrophe ou en bonheur. La brutalité y est présentée sans fard, mais dans des postures et des mises en scène qui incitent le regardeur à envisager l’hypothèse d’un jeu. Les armes sont-elles réelles ou factices ? Sommes-nous dans le monde des enfants-soldats ou dans la sphère d’un jeu malsain ?

    Daniel Pincham-Phipps (né en 1954), dans The Massacre of the Jews, relit le drame de la Shoah à travers les yeux de Goya. L’artiste se souvient d’une visite du site du camp de Buchenwald, qui l’a profondément et durablement marqué. Il s’agit ici, de façon limpide, d’une relecture du Tres de Mayo de Goya, œuvre qui a fait elle-même l’objet de multiples réinterprétations, notamment avec L’exécution de Maximilien de Manet, avec l’iconographie développée autour des exécutions au Mur des Fédérés, au terme de la Commune de Paris, puis avec le Massacre en Corée, de Picasso. Ici, Pincham-Phipps part d’un thème fortement connoté et très émotionnel pour le réactualiser à l’aune de l’histoire du XXe siècle. Le fond prime sur la forme, même si l’artiste conserve des références au modèle plastique initial pour ne pas rompre les ponts avec une certaine tradition. On y retrouve, notamment, la figure christique du personnage avec les bras en V. Le message est ici polémique, dans le sens étymologique de ce terme, à vocation éthique et universaliste.

    Dans À Pierre Overney, Merri Jolivet (1943-2014), nous livre une icône laïque d’une victime de luttes révolutionnaires. Sa toile évoque l’assassinat, par un vigile de l’entreprise Renault, le 25 février 1972, du militant maoïste de la Gauche prolétarienne. Jolivet exploite le négatif d’une photographie de presse. Elle montre la victime morte, allongée sur le sol, au pied d’un mur, entourée de jambes et de pieds de spectateurs anonymes. Il y superpose une autre image, où l’on distingue un miroir et un journal, puis traite l’ensemble dans un camaïeu de verts et de gris. Le résultat est ambigu, à lectures multiples, à la manière d’une icône en l’honneur de celui qui fut et est encore, à l’instar du groupe Baader-Meinhof, en Allemagne, une des figures emblématiques du mythe de l’extrême gauche prolétarienne.

    Abdelkrim Tajiouti (né en 1970), dans Peaceful Jungle, nous donne une image d’une jungle humaine qui n’est en rien pacifique si ce n’est dans son titre en forme de boutade. À moins que ce ne soit l’expression d’un exorcisme. Un visage lunaire émerge d’un environnement inhospitalier. Pour cet artiste né en France, d’une famille amazigh la question centrale reste celle de la marginalisation et de la victimisation du corps autre, du refus et de la stigmatisation de la différence dans une société en voie de repli sur elle-même. Certains thèmes récurrents hantent et traversent la plupart de ses compositions : la terre d’accueil hostile, la frontière mouvante et insaisissable, la perte d’identité, l’errance, le nomadisme, le mythe du retour…

    Jean-Pierre Le Boul’ch (1940-2001) multiplie les lieux et les figures pour traduire la multiplication et la discordance des différents temps de la perception visuelle. Chez lui, les corps mènent plusieurs vies simultanées, dans l’espace et dans le temps. La vision, prisonnière de ses propres contraintes, est tenue à distance par des treillis ou par des camouflages qui la parasitent tout en l’exacerbant. Dans Annie, il nous livre une image ambiguë d’un corps répliqué dont on ne sait si l’emprisonnement derrière un grillage, très présent, est subi ou consenti.

    Claude Viseux (1927-2008) dissimule sous le titre Le dépouillement dans le paroxysme, une image sanglante d’une victime des émeutes raciales aux États-Unis dans les années 1950. Cette toile, donnée par l’artiste à René Legrand qui la conserva longtemps dans sa collection, fait partie d’une série d’études préliminaires pour l’exposition Dying in the Street chez Leo Castelli à New York en 1956. Ce n’est qu’en découvrant le titre de la série que le spectateur prend brutalement conscience que, sous le tachisme apparemment anodin de la surface, se terre une réalité tragiquement humaine : le corps et le sang d’un noir lynché sur un trottoir…


Christophe Challange


Christophe Challange


Christophe Challange


Olivier Alibert


Élodie Boutry


Claude Briand-Picard

2. Corpus Faber

« En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication »

Henri Bergson[8]

La pensée de Bergson est loin d’être étrangère à Christian Zervos. La méthode de critique d’art du fondateur de Cahiers d’art trouve en effet ses sources dans une forme d’idéalisme philosophique qui doit beaucoup à l’auteur de L’Évolution créatrice.[9] Cette section de l’exposition aborde la problématique du corps humain, bras armé de l’Homo Faber, mais qui peut aussi, chez certains artistes, être rétrogradé au rang de simple matériau de construction. Elle est organisée autour d’un ensemble de dessins de Christophe Challange (né en 1969) qui, dans ses travaux, entremêle corps humains et éléments d’architecture.

    L’artiste écrit : « Une grande partie de mon vocabulaire formel emprunte à la thématique de l’architecture et à la place de l’individu dans cette architecture. »[10] Et ailleurs : « Très vite je compris que dans ma quête d’un espace idéal il y avait aussi la possibilité d’une réflexion plus profonde sur l’individu. »[11] Dans ses propositions, les références à l’artiste israélien Absalon abondent mais elles s’hybrident avec des influences autres. Challange cite volontiers le film Stalker d’Andreï Tarkovski, les écrits de Georges Perec ou les architectures de John Hejduk. C’est cet enchevêtrement de pistes apparemment incompatibles qui engendre un espace poétique idéal, hors de toute velléité de coller à la réalité, plein d’un sens nouveau, où le corps humain retrouve la place qu’il n’aurait jamais dû perdre. Le tout non sans un humour, parfois grinçant, dans lequel l’Homo Erectus peut devenir Homo Brico Rictus, titre d’un ensemble d’œuvres de 2010.

    La série des vingt-quatre dessins Drawing in a cellar, 2007-2010, rend compte de l’expérience d’enfermement sans pour autant mettre en jeu une présence humaine. L’artiste s’exprime : « Quand j’étais enfant, je passais mes vacances en Bretagne où les blockhaus me servaient de terrain de jeux. L’atelier ou le simple lieu de travail, souvent spartiate ou anodin, devenant ainsi le premier espace d’expérimentation et de transformation comme un laboratoire ou un cocon mais aussi une zone de confinement, un refuge, un espace de méditation. »[12] Les trois dessins intitulés Homo Brico sont plus explicites, montrant le corps d’une sorte d’escargot humanisé que sa coquille-maison encombre plus qu’elle ne le protège. Les deux Autoportrait (Le constructeur) appartiennent à la catégorie des métamorphoses, la tête et les organes essentiels de l’artiste se muant en outils de travail… À moins que ce ne soient les outils qui s’humanisent… Étape ultime de l’évolution du Corpus Faber ?

    Olivier Alibert (né en 1970) crée des environnements qui expriment la difficile cohabitation des choses et des corps. Ses dessins racontent des histoires mais leur détermination narrative se démultiplie et se dilue en une multitude de branches et de détours allusifs qui dénient toute linéarité du propos, appelant à des lectures multiples. Si les objets figurés appartiennent souvent à un quotidien ancré dans une insignifiante réalité, toute présence humaine directe en est bannie. Il n’en reste que les traces, les artefacts souvent modestes résultant d’une activité certes industrieuse mais dépersonnalisée, distanciée. Leur mise en espace sur la page blanche les dévoie de leur signification habituelle et remet en cause leur destination coutumière, leur emploi ordinaire. Leur juxtaposition sur une même feuille refuse toute allégeance au bon sens, aux questions d’échelle ou de proximité d’usage. Les éléments se tiennent à distance les uns des autres, avec de grands espaces vierges qui les séparent. C’est donc au spectateur, devenu acteur, qu’incombe la tâche de se substituer aux corps absents pour remplir de présences charnelles ces plages vides, de raccorder mentalement ces objets apparemment disparates pour construire sa propre histoire. Histoire dont il devient l’acteur involontaire…

    Élodie Boutry (née en 1982) questionne et met en scène les relations entre peinture et espace, que ces espaces soient prédéterminés ou créés pour la circonstance. Son travail est « sous contraintes » : contraintes subies de l’architecture du lieu d’exposition, auto-imposées dans le choix des couleurs ou commandées par la succession de rythmes et de leurs syncopes. Longtemps, toute présence humaine en était bannie. Sa facture était volontairement neutre, sommaire, impersonnelle et distanciée, avec la volonté d’évacuer tout pathos et ne pas surcharger ou dévoyer son propos. Une barrière infranchissable était dressée entre l’œuvre et la subjectivité de son spectateur, maintenu à distance. Dans ses dessins les plus récents, contrebalançant l’austérité de ses constructions d’une rigueur presque inhumaine, le corps fait une apparition, timide, certes, mais très remarquée, par le biais de la trace d’un geste apparemment irrationnel. Métaphore d’une présence corporelle qui contamine l’inflexibilité de la construction…

    Claude Briand-Picard (né en 1946) se comporte comme un héritier des mouvements de l’abstraction américaine et européenne des années 1970, mais un héritier critique qui en aurait soldé les aspects théorisants pour ne retenir et ne développer que deux de ses composantes essentielles : la relation du corps de l’artiste et du regardeur à la peinture et la libération de la couleur et de la forme de leurs carcans traditionnels. Fondateur, avec Antoine Perrot, du mouvement readymade color / la couleur importée, il ne recourt qu’à des matériaux manufacturés mais leur insuffle, par ses traitements, les traces d’une présence prégnante bien qu’immatérielle. Dans une démarche, délibérément ludique, il enchaîne, non sans une certaine dose d’humour et d’ironie, appropriation, détournement puis réhabilitation – voire transfiguration – du banal, redéfinissant ainsi un autre mode de relation du corps de l’artiste à l’œuvre en gestation. Il altère et redéfinit également, de façon tout aussi radicale, la relation du corps du spectateur à l’œuvre, l’engageant dans une démarche inverse de celle de l’artiste : de la délectation visuelle à la prise de conscience de la banalité des matériaux constitutifs. Selon les propos de son acolyte Antoine Perrot, les repères esthétiques traditionnels sont, chez lui, « floués par des œuvres qui adoptent et magnifient tous les reproches faits à la couleur depuis des siècles : trop crue, trop populaire, trop féminine, trop irrationnelle, trop sensuelle… »[13]


Cristine Guinamand


Maya Benkelaya


Delphine Pouillé


Cécile Wautelet


Julia Scalbert


Barbara Kwasniewska

3. Mi pare sentir odor di femmina…

« Les femmes d’aujourd’hui sont en train de détrôner le mythe de la féminité; elles commencent à affirmer concrètement leur indépendance; mais ce n’est pas sans peine qu’elles réussissent à vivre intégralement de leur condition d’être humain. »

Simone de Beauvoir[14]

Près de la moitié des hommes sont des femmes…[15] Même si une progression sensible est perceptible depuis quelques décennies, les femmes restent cependant très peu visibles dans le monde des arts plastiques. Pourtant, plus de la moitié des étudiants dans les écoles des beaux-arts sont des étudiantes. Un galeriste, plutôt féministe, me confiait récemment, la mort dans l’âme, que les œuvres des femmes artistes se vendaient moins facilement que celles des hommes. Déjà, en 1949, Simone de Beauvoir protestait : « La femme n’est victime d’aucune mystérieuse fatalité : il ne faut pas conclure que ses ovaires la condamnent à vivre éternellement à genoux. »[16]

    Rapprocher Simone de Beauvoir et Christian Zervos ne relève pas de l’exercice de style. Tous deux fréquentent assidument Éluard, Picasso, Giacometti… Ils cosignent l’Appel du 18 juin 1968 avec Jean Hélion, Jean-Paul Sartre et de nombreux autres artistes et écrivains… Dès 1945, dans Le sang des Autres, l’auteure du Deuxième sexe fait référence aux Cahiers d’Art. L’année précédente, elle prête sa voix au personnage de la Cousine dans la première lecture de la pièce de Picasso, Le Désir attrapé par la queue, dans l’atelier de ce dernier…

    Cette section de l’exposition prend pour titre une réplique de Don Giovanni dans l’opéra éponyme de Mozart. Nous nous proposons, ici, d’ausculter quelques visions que des artistes féminines (et/ou féministes) ont de leur corps ou de celui des autres. Ce qui n’exclut pas, bien sûr, la présence d’œuvres de femmes artistes dans les autres sections de cette exposition.

    Les œuvres de Cristine Guinamand (née en 1974) sont empreintes d’une sexualité sadomasochiste, dans laquelle la bestialité est à fleur de peau. Les métamorphoses des corps y sont omniprésentes. Sauf quand elles servent de déguisement à un dieu pour abuser de mortel(le)s – Zeus se muant en cygne pour Léda ou en taureau pour Europe… –, les métamorphoses de la mythologie gréco-latine revêtent en général un caractère punitif. C’est ce qui ressort du titre de la toile de notre artiste : Coupable d’obscurité. La faute à expier n’est pas clairement identifiée, mais le personnage féminin au premier plan, nu, installé sur une sorte de gril, se transforme en cerf, tandis que ses jambes et bras se dissolvent. Actéon féminisé ? Loin à l’arrière-plan, comme dans une grotte, derrière des grilles, un chasseur, vêtu d’un manteau de pourpre porte des ramures de cerf, à moins qu’il ne fasse, lui aussi, l’objet d’une métamorphose animale. Artémis masculinisée ? Il est accompagné d’un cheval ou d’un cerf… Peut-être d’un cheval, lui aussi transformé en cerf… Le crime commis et puni ne serait-il donc pas celui du regardeur – comme Actéon –, du voyeur coupable de trop de curiosité quand il inspecte une œuvre d’art et veut pénétrer les secrets de la psyché féminine ?

    Née en Algérie en 1980, Maya Benkelaya a été formée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Ses œuvres – dessins et sculptures – mettent en scène le corps humain, tout en ne le faisant jamais figurer explicitement, procédant plutôt par allusions ou par métaphores. Elle use ainsi de subterfuges transposant l’anatomie dans des formes improbables, absurdes ou inconfortables, mais toujours identifiables. Peut-être peut-on y voir une façon de contourner l’interdit de la figuration des êtres vivants dans la tradition islamique. Ce refus de la représentation directe n’exclut pas une forme de voluptueuse sensualité. Plus encore qu’au corps, c’est à sa frontière avec le monde extérieur, à la peau, que l’artiste porte son attention la plus passionnée. Dans ses œuvres, il est question de précarité, de porosité, de semi-perméabilité. Le fréquent recours à des équipements médicaux, orthopédiques ou sportifs, conforte ce point de vue. Dans l’œuvre choisie, le parallèle avec un moucharabieh s’impose avec force.

    Les Thrums de Delphine Pouillé (née en 1979) sont des figurations vaguement anthropomorphes de la chair, d’une chair morte, dépiautée, équarrie, débitée. Les plus anciens, avec leurs colorations roses, évoquent plus la viande de porc et les salaisons que le bœuf. Plus de gigantesques jambonneaux que le Bœuf écorché de Rembrandt. Mais la question n’est pas ici. La chair, chez Delphine Pouillé, est métaphorique, métissée, résultant de croisements improbables conçus par le cerveau malade d’un généticien fou. La rondeur sensuelle des formes, les connotations sexuelles des formes turgescentes, la douceur de leurs colorations, la prolifération apparemment incontrôlée de leurs protubérances leur confèrent une plénitude qui incite au toucher, invite à en tâter la texture, mais aussi l’élasticité, la résistance à la pression des doigts. Dans le même mouvement, le geste s’arrête. Il y a, évidemment, l’habituel interdit de toucher aux œuvres d’art exposées, mais aussi une forme de répulsion, comme si du sang pouvait jaillir et tacher la main. Peut-être aussi la crainte de voir les baudruches se dégonfler, éclater et (re)devenir débris…

    Cécile Wautelet (née en 1971) dessine des corps vidés de leur substance. Des corps en creux, absents, mais qui sollicitent le regard, le provoquent, et imposent une présence autre. Elle s’est toujours exprimée à travers des séries homogènes qui se suivent et se chevauchent dans le temps, sans nécessairement épuiser complètement la thématique qu’elles abordent. Leur succession marque une lente progression dans son analyse des rapports, conflictuels ou non, entre personnes ou, plus précisément, entre les corps humains. On peut y lire l’exposé d’une forme de géométrie dans l’espace où les objets de base seraient non pas des cônes, des cylindres ou des cubes mais des enveloppes corporelles. Dans sa série Une dispute, elle évoque une scène de crêpage de chignon se transformant en étreinte. À moins que ce ne soit le contraire.

    Julia Scalbert (née en 1984) oppose des couleurs douces, associées à la féminité, à des formes qui suggèrent une violence latente. Ni abstraites ni figuratives, ses représentations suscitent une multitude de perceptions dont la certitude s’effondre dès que l’on croit en avoir cerné une. Ce que l’on pense être une radiographie dentaire perd de sa présence dès que l’on en échafaude l’hypothèse. Elle devient rideau de scène, mais cette idée s’anéantit d’elle-même sitôt qu’on la met en avant. On pense alors à des confiseries, à des macrophotographies végétales, à des vêtements vidés de leur contenu, à des mues dilatées d’improbables insectes… Autant d’interprétations rejetées aussitôt qu’on les formule… Les lectures se superposent ou s’enchaînent mais s’annihilent avant même que l’on ait pu pleinement les concevoir. Pour autant, ces corps insaisissables et non identifiables n’ont rien d’insignifiant. Ils ont une présence forte et dérangeante, déstabilisante. On y décèle une sensualité exacerbée, un véritable plaisir de peindre, un corps-à-corps du créateur avec la matière pour tenter de donner une substance à ce qui est d’essence fuyante, de rendre visible ce qui, par nature, ne peut pas être visualisé, de dire l’indicible, de peindre l’impeignable.

    Barbara Kwasniewska (née en 1931) est surtout connue pour son travail de gravure au carborundum. Elle a aussi, plus rarement, pratiqué la peinture. Quelle que soit sa technique d’expression, ses productions déforment les corps féminins, les muent et les instrumentalisent. Dans ses compositions aux couleurs vives, ils deviennent masses vagues et asexuées, prétextes à délectation visuelle plus que figurations d’une quelconque identité ou individualité réalité corporelle.


Emmanuel Rivière


Benoît Carpentier


Erwan Ballan


Natalia Jaime-Cortez


Claire Barbier


Dominique De Beir


Dominique De Beir


Maëlle Labussière


Jean-Louis Gerbaud


Jean-Louis Gerbaud

4. Peaux écorces…

« Ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau. En tant qu’il se connaît. […] Et puis moelle, cerveau, tout ce qu’il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond, ce sont des inventions de la peau ! »

Paul Valéry[17]

Paul Valéry était plus âgé que Christian Zervos de treize ans. Tous deux ont eu une enfance bercée par la chaleur de la Méditerranée et se sont passionnés pour l’architecture. Sans être proches l’un de l’autre, ils ont collaboré de temps à autre. Dès 1926, dans la quatrième livraison des Cahiers d’art, Zervos publie un texte de Valéry sur les architectures égyptiennes. Tous deux contribueront à la revue Messages (1938-1946) de Jean Lescure. Auparavant, le magazine L’Architecture vivante (1923-1925) de Jean Badovici, intime des Zervos, aura été placé sous le double patronage de Paul Valéry et Auguste Perret…

    Cette section de l’exposition, introduite par le célèbre et très commenté propos de l’auteur d’Eupalinos ou l’Architecte sur l’épiderme et ses inventions, s’intéresse à la façon dont quelques artistes traitent de la peau : peau humaine, peau de la peinture, écorce, dépouille…

    Emmanuel Rivière (né en 1968) moule des intérieurs de masques africains ou océaniens avec du latex qu’il noircit ensuite au graphite. Il nous livre ainsi des œuvres – en négatif – où les orifices deviennent des protubérances, les saillies des trous. Son Marsyas III, réalisé avec un moule spécialement conçu à cet effet – un masque démesurément allongé –, fait directement référence au mythe du satyre écorché vif par Apollon. Il nous donne à voir la peau du supplicié avec, au centre, une protubérance au niveau du sexe. La référence à la représentation de la dépouille de l’apôtre Barthélemy au plafond de la Chapelle Sixtine s’impose. La tradition rapporte que Michel-Ange y a reproduit son propre portrait. Peut-être cette réflexivité s’applique-t-elle aussi ici, Marsyas n’étant, après tout, qu’un prête-nom pour l’artiste écorché vif ?

    Le travail de Benoît Carpentier (né en 1976) prend naissance dans des grands dessins géométriques, en forme d’épures sur des supports textiles, qu’il découpe, lacère et réassemble pour produire des formes à la fois vagues et allusives, équivoques mais très présentes, dont certaines prennent l’aspect de têtes humaines ou de masques. Les pièces résultantes, apparemment fragiles dans leur complexité, procèdent simultanément du dessin, de la peinture et de la sculpture. Nées d’une simple ligne sur une surface vivante, elles jouent sur les notions de vide et de plein qu’elles tentent de subvertir pour proposer une nouvelle lecture de l’espace. Le spectateur hésite alors entre une vision à deux ou à trois dimensions. Le processus est, ici, à l’opposé de celui du supplice de l’écorchement. La peau initiale prend forme, s’incarne et incite le spectateur à inventer, selon le mot de Valéry, moelle, cerveau…

    Peu nombreuses sont les peintures sur toile dans les premières productions d’Erwan Ballan (né en 1970). L’artiste a toujours récusé toute velléité d’interprétation abstraite de son travail : « La peinture que j’utilise n’est pas abstraite. Ce serait croire que la peinture est inutilisable. La considérer comme telle serait évacuer toute possibilité à un processus dont cette peinture serait l’objet de signifier le réel. »[18] Il faut alors se rendre à l’évidence. Que peut donc être Dans tous les sens où ça se machine sinon une peau humaine affectée de blessures, de dartres, de marques de cicatrisation, de tumeurs cutanées, traces vives des sévices infligés à l’artiste ?

    Natalia Jaime-Cortez (née en 1983) est artiste plasticienne, mais aussi danseuse et performeuse. Sa personne physique constitue donc le matériau de base pour ses réalisations, sa matière première. Quand elle pratique le dessin, elle conçoit cette activité comme un prolongement de son corps : « Je perçois l’acte de dessiner comme un espace de retour à soi, systématique, proche du rituel tout autant que vif et instinctif dans son geste. »[19] Et quand elle choisit un papier fin et fragile, ce ne peut être qu’un substitut à sa propre peau. Elle le plie, le trempe dans la couleur et le déplie pour nous livrer de splendides surfaces dont les qualités sensuelles évoquent un épiderme fragile.

    Claire Barbier (née en 1982) cultive le paradoxe dans le choix de ses matériaux. Aussi variés soient-ils, ils deviennent réceptacles, empreintes, traductions d’une fugacité corporelle mouvante et impalpable… L’antithèse de ce qu’est la sculpture… Ses Petits papiers se muent en peaux déformées par une présence fantomatique, figées dans une immobilité définitive qui leur confère un aspect hiératique évoquant la céramique. L’artiste nous convie à une sorte d’intrusion, comme par effraction, dans l’inconscient collectif. Elle joue ainsi le rôle d’un très bachelardien sismographe des états d’âme mais aussi des fantasmes de notre société.

    Dominique De Beir (née en 1964) s’intéresse à l’i>inframince, à l’épaisseur d’une peau qui révèle, par perforation ou par transparence, un derrière dont la profondeur est celle de l’humain. Depuis longtemps, l’artiste perfore, frappe, griffe, épluche, retourne son support, matériau simultanément résistant et fragile. Elle le prépare minutieusement, puis le meurtrit, essayant de le réveiller, de le révéler, pour en matérialiser l’épaisseur et faire prendre conscience de l’existence d’un arrière habituellement inaccessible. Les trous de Dominique De Beir sont des stigmates, aussi bien dans le sens originel de ce terme que dans son acception religieuse. Ils sont appliqués sur une surface – une peau – initialement inerte que le geste de l’artiste revivifie en la faisant souffrir. Sans abandonner la production de ses œuvres trouées, Dominique De Beir a, depuis 2013, développé une nouvelle série, intitulée Macules. Ces œuvres, réalisées à la paraffine et au crayon à bille sur papier restent dans le même registre. Le recours à la paraffine crée en effet une auréole – au sens strict, une aréole – translucide autour des motifs dessinés, laquelle laisse deviner un autre plan, un derrière qui ne se révèle que partiellement mais dont l’existence est patente. Ces trous qui n’en sont pas, mais détiennent cependant des capacités similaires à celles des véritables perforations, deviennent donc, eux aussi, les agents de la manifestation d’une réalité cachée, d’une épiphanie, au sens étymologique de ce mot.

    Dans certaines de ses œuvres sur papier, Maëlle Labussière (née en 1966) joue sur les superpositions de feuilles translucides – on parle de papier pelure, étymologi¬quement dérivé du mot peau – qui révèlent, par transparence, un réseau de lignes, souvent rouges, allusion aux muscles, aux tendons, au sang et aux veines.

    Jean-Louis Gerbaud (né en 1942) a toujours travaillé par superpositions de couches successives, de dermes et d’épidermes, exploitant leur différence d’opacité et de transparence. Les deux œuvres présentées, distantes de vingt-quatre ans, illustrent la constance de cette préoccupation.


Daniel Pincham-Phipps


Daniel Pincham-Phipps


Max Lanci


Abdelkrim Tajiouti


Charlotte Puertas


Gilles Guias


Olivier Baudelocque

5. (Auto)Portraits

« Tout portrait qu’on peint avec âme est un portrait non du modèle, mais de l’artiste. »

Oscar Wilde[20]

Oscar Wilde et Christian Zervos ne se sont jamais rencontrés. Le second n’avait que onze ans, en 1900, année du décès du premier. Ils partagent cependant un lien avec Vézelay. Walter Pater, maître de Wilde et théoricien de l’esthétisme, publia en effet, en 1894, un Vézelay, essai d’art religieux suite à une visite de la Madeleine sur la colline inspirée. De façon plus concrète, on peut aussi rapprocher le propos « La nature imite l’art »[21] de l’Irlandais de la déclaration de Picasso se confiant à Zervos : « Ce n’est pas d’après la nature que je travaille mais devant la nature. »[22]

    Cette section de l’exposition est dévolue à la représentation de la figure humaine, réelle ou fantasmée, sans négliger la dimension hautement autoréflexive qu’une telle entreprise peut prendre.

    Selbstbildnis et Can you tell blue sky’s from pain de Daniel Pincham-Phipps (né en 1954) font référence à des épisodes particulièrement cruels de sa vie personnelle. Le titre, allemand, de Selbstbildnis signifie autoportrait, ce que cette œuvre n’est visiblement pas. Certes, l’artiste y figure, nu, de face, avec un sourire quelque peu forcé. Deux personnages émergent de derrière lui. L’un porte un masque grimaçant et un gant de boxe au bout d’un bras issu d’on ne sait trop où. L’autre, le plus à l’arrière, est doté d’un visage indistinct, mi humain mi végétal. Près de l’artiste, un petit enfant, nu, les bras en V, les yeux hallucinés, la bouche saignante, crie sa douleur et son désespoir. Au premier plan, à une autre échelle, comme superposée à la scène principale, une femme, l’ancienne compagne de l’artiste, ferme les yeux, grimaçante, comme engluée dans un mauvais rêve. Sur son épaule gauche, le visage d’un personnage. Fœtus ou adulte… La question reste ouverte… Tout est dit… Le drame personnel accède ici à l’universel…

    La toile Can you tell blue sky’s from pain, est encore plus cruelle et explicite. Plus petite que la peinture précédente, elle pousse au paroxysme l’expression de la douleur et de la souffrance de l’artiste. Figuré de face, ses yeux bleus fixant le spectateur, le visage figé en un rictus où se lit la résignation, l’artiste est assailli par ses ennemis de toutes parts. Un de ses bras se termine par un moignon où apparaît l’image de son fils. L’autre est avalé par une furie qui lui transperce le torse de son bras, un peu au-dessus du cœur. Derrière, une autre harpie, visiblement la même personne, portant le masque de son ancienne compagne, la mère de son fils, s’apprête à l’assaillir et à l’étrangler. Un autre personnage, masculin, en fait de même, en haut à gauche de la composition et, simultanément, émerge de la droite du torse de l’artiste, dans une posture qui évoque simultanément une chute, une descente de Croix, une mise au tombeau et un accouchement. Le tout dans des couleurs qui n’ont rien d’agressif, avec des dominantes roses, des verts tendres, des bleus et des jaunes que l’on pourrait trouver dans la décoration d’une chambre d’enfant. Acmé de l’expression du mal-être, cette toile semble aussi en être l’exutoire.

    Les œuvres de Max Lanci (né en 1959) provoquent un sentiment simultané d’attraction et de répulsion chez le spectateur. La paraffine, matériau vierge et inerte, est polluée par des éléments organiques figés dans la masse qu’ils ne pénètrent cependant pas. Il en résulte des accouplements dialectiques aussi stériles qu’improbables. L’art de Max Lanci constitue une perpétuelle interrogation sur la stérilité, la cautérisation, la coagulation, la profanation, l’inertie, le viol… Dans ses travaux les plus récents, Max Lanci recourt de plus en plus souvent à des cheveux. Dans l’œuvre présentée, les poils sont sertis entre deux blocs de paraffine. Ils forment une masse initialement perçue comme informe mais d’où émerge rapidement un (auto)portrait fantomatique.

    Dans ses peintures Pied à la tête, Abdelkrim Tajiouti (né en 1970) contourne l’interdit de la représentation de la figure humaine dans la tradition islamique en proposant de grands portraits réalisés en piétinant des feuilles de papier. Les pieds de l’artiste deviennent pinceaux et brosses pour révéler une figure anonyme. À moins que ce ne soit celle du Dajjal, l’Imposteur, équivalent, dans la tradition musulmane de l’Antéchrist, figure souvent présente dans des œuvres de plus petites dimensions de cet artiste.

    Chez Charlotte Puertas (née en 1974), la pratique de superpositions et de métamorphoses d’images s’enracine dans son expérience vidéographique. Son Visage à la Couronne, évoque les contes de fée d’une enfance volée, frappée par le malheur. On y voit un monstre débonnaire, roux, doté d’un seul œil, derrière une tête endormie, sans bouche, près d’une couronne jetée au sol. Rien, cependant, dans cet exercice, qui puisse l’apparenter à un jeu, comme ceux que l’on propose aux enfants quand il s’agit de retrouver, par exemple, des animaux cachés dans un dessin à l’apparence banale. Pas plus qu’aux tests de Rorschach. On y devine une tentative désespérée de reconstruire une de ces histoires enfantines dont ses jeunes années ont été privées.

    Les portraits de Gilles Guias (né en 1965) mettent en scène des sujets anonymes se détachant sur des fonds de couleurs maçonnées dans une matière sensuelle. Les personnages suscitent une empathie non dénuée d’ambiguïté. Leur regard fixe un ailleurs qui se situe bien au-delà de l’espace de la toile. Ils semblent perdus dans un univers qui les dépasse. Faut-il y voir une métaphore de l’éternelle solitude de l’artiste devant le rectangle blanc de la toile ?

    La cécité n’est pas étrangère à la démarche d’Olivier Baudelocque (né en 1971). Dans ses séries de Portraits aveugles, réalisés en copiant un modèle sans regarder la feuille ni le crayon, il donne libre cours aux aléas pour parasiter la représentation. Il ne laisse agir que sa main, dans une forme de dictée mentale qui ne doit rien au surréalisme mais puise aux sources mêmes de l’inconscient et de la spontanéité dégagée des leurres et des illusions de la vision physique traditionnelle. Malgré l’exubérance du propos et de l’expression, il y a, dans sa démarche, une forme d’ascèse, de volonté de couper les ponts avec un monde réel trop présent, trop prégnant. Il est question de concentration, d’une vision inversée, retournée, à la manière d’une chaussette ou d’un bas, vers l’intérieur.


David Ortsman


Frédéric Amblard


Marine Joatton


Marine Joatton


Emma Souharce


Anna Picco


Philippe Parrot-Lagarenne


Guy Le Meaux


Christophe Robe


Erwan Ballan

6. Mécanique corporelle

« Il y a un mécanomorphisme de l’animal et de l’homme comme il y a un zoomorphisme de l’homme, et les frontières ne sont ni nettes, ni stables. On peut, dans une certaine mesure, expliquer l’humain par le mécanique et l’animal, mais c’est une dangereuse illusion que de voir le mécanique et l’animal à travers le prisme déformant de l’anthropomorphisme. »

Robert Escarpit[23]

La notion de trahison créatrice a été inventée par Robert Escarpit, dans sa Sociologie de la littérature, pour rendre compte du potentiel sémantique d’un texte, de sa capacité d’être trahi et de survivre cependant au-delà de son contexte initial. Le critique d’art qui, à l’instar de Christian Zervos, se veut humaniste et subjectif, n’est-il pas confronté au même risque de trahison de l’œuvre qu’il commente ? Sachant que la polysémie est une qualité recherchée dans les productions plastiques, on devrait même paraphraser le propos d’Escarpit (« Est littéraire une œuvre qui possède une aptitude à la trahison. »[24]) en clamant haut et fort : « Est plastiquement riche une œuvre qui possède une aptitude à la trahison. »[25]

    Les trahisons dont il est question dans cette section de l’exposition sont celles de la vision mécaniste du corps humain. Le mécanomorphisme est une pratique ancienne. Au XXe siècle, ce sont Francis Picabia et Marcel Duchamp qui en ont livré les exemples les plus marquants, le Grand verre de ce dernier étant une illustration, commentée à l’infini, de la mécanisation de la sexualité humaine. Nous mettrons ici en avant des œuvres – essentiellement des dessins – dans lesquelles le corps humain est vu sous un angle mécaniste, seul ou en interaction avec d’autres.

    Les dessins de David Ortsman (né en 1974) traitent les corps humains comme des pièces mécaniques, des sortes de pantins, reliés entre eux par des tuyaux, des courroies ou des poulies qui les rabaissent au rôle de simples composants d’une vaste machine aux objectifs incertains. Leur univers est très proche de celui de La Colonie pénitentiaire de Kafka. Horreur et ironie y cohabitent, dans une volonté de transgresser les modes classiques de la narration.

    Frédéric Amblard (né en 1954) se plaît à décrire un univers où la distinction entre êtres animés et inanimés s’estompe. Les êtres vivants se font machines et les machines deviennent vivantes. Chez lui, les personnages se muent en humanoïdes mécanisés et les pylônes électriques prennent l’aspect de fantômes. Le dessin L’enfant dans les bras mécanise la vision de la cellule familiale recourant à la répétition de motifs à la manière dont les futuristes italiens traduisaient le mouvement.

    Les dessins de Marine Joatton (née en 1972) cultivent la confusion des genres et des espèces. L’hybridation y est de rigueur. L’un des dessins exposés met en scène un quadrupède dont la queue, implantée à un endroit improbable de son corps, tient plus de la cheminée d’usine que de l’appendice caudal. Dans l’autre, une forme probablement vivante, méduse ou champignon se développant sur l’écorce d’un arbre, se mue en coulée de lave ou en scorie dans une titanesque fonderie.

    Emma Souharce (née en 1990) propose un chantier de construction interminable où grues et poulies assemblent des éléments hétérogènes dans leur nature, dans leur usage et dans leur échelle – champignons, bustes classiques, parasol, combiné téléphonique, tableau encadré, animaux tirés de contes pour enfants, mains yeux, crâne… – pour composer une gigantesque machine à la fonction incertaine. Machine à rêver, sans aucun doute…

    Anna Picco (née en 1985) traduit un univers onirique dans lequel les rôles des humains et des animaux – essentiellement des chiens – sont interchangeables. Ils se reproduisent entre eux pour donner naissance à des êtres hybrides, réduits à exécuter mécaniquement le plus petit commun diviseur de leurs capacités : l’homme-chien promenant son chien-homme, par exemple… À moins que ce ne soit le contraire…

    Le monde mécanisé de Philippe Parrot-Lagarenne (né en 1942) est déjanté, drôle, picaresque, festif, explosant d’une joie de vivre bon-enfant, aux antipodes de toute considération métaphysique. Il est exempt d’angoisse et de douleur, même quand y apparaissent des têtes de mort ou des animaux tués. L’artiste donne forme à son imaginaire fertile et jubilatoire, dans des compositions instinctives qui ne se structurent qu’au fur et à mesure de leur élaboration. Rêve et réalité s’y côtoient dans des éclats de couleurs vives, des formes qui récusent tout académisme, des compositions qui provoquent un optimisme communicatif. Comme autant de pieds de nez aux pisse-vinaigre de tous poils.

    Le dessin La bête noire de la phénoménologie de Guy Le Meaux (né en 1947) donne à voir une structure qui peut être indifféremment perçue comme vivante ou inerte : gros insecte ou amas de pierres couvertes de varech… Le titre n’aide pas vraiment à trancher d’emblée en faveur de l’une ou l’autre de ces hypothèses. Sauf à se rappeler que le phénoménologue est constructiviste et pose comme postulat que la réalité et la vérité sont multiples. Peut-être alors faut-il voir dans ce dessin la face cachée d’une usine à faire échec à la démarche itérative du chercheur de vérités. Une pierre d’achoppement intellectuelle…

    Les dessins de Christophe Robe (né en 1966) remettent en cause le statut de l’image. Ils se présentent comme des puzzles composés de plages indécises et de fragments d’objets simplifiés à l’extrême, au point de ne devenir que des structures géométriques. Le regardeur doit faire un effort pour tenter de définir la fonction des monstres résultants. Ce que l’artiste nous propose, finalement, n’est qu’une moderne version de la machine à créer et à montrer des images.

    Erwan Ballan (né en 1970) remet en question le tableau dans une opération de déconstruction qui élimine certaines composantes traditionnelles de la peinture. Les silicones remplacent les pigments et le liant acrylique ou à l’huile. Le pinceau est remplacé par une poche à douille qui permet de créer de longs rubans ou des blocs compacts. Son œuvre Peinture Plastic, e.t.c… peut être comprise comme une machine à digérer, substitut mécaniste et improbable aux viscères d’un corps préalablement éventré.


Robert Schwarz


Jean-Philippe Brunaud


Maëlle Labussière


Léa Bénétou


Sylvie Guiot


Olivier Baudelocque


Hervé Bourdin

7. Métaphores et mises en abyme

« Mon corps était plus immense que la terre et je n’en connaissais qu’une toute petite parcelle. »

René Char[26]

Cette section de l’exposition aborde la question des métaphores du corps ou de sa mise en abyme.

    En désignant ses séries de photographies Nu visitant une exposition ou Nu visitant l’atelier, Robert Schwarz (né en 1950) veut brouiller les pistes. Il balise ainsi le chemin pour conduire à un inéluctable parallèle avec le Nu descendant un escalier, 1912, qui fit scandale. Certes, le chef-d’œuvre de Duchamp évoque la photographie et, plus particulièrement, la chronophotographie telle qu’elle fut développée par Marey, superposant sur une toile les états successifs d’une femme cubifiée, en mouvement. Mais c’est une fausse piste, un geste de feinte pudeur pour écarter les regardeurs trop superficiels, lesquels se contenteront de sourire et de passer leur chemin. Il y a bien plus, dans ces séries. Et dans un registre tout autre : celui d’une profonde remise en question des statuts respectifs de la peinture, de la photographie, de l’institution muséale, de l’atelier et, in fine, de l’artiste et du spectateur de ses artéfacts. Qu’y voit-on ? Une jeune femme nue, dans un musée, qui regarde un ou des tableaux où figurent une ou plusieurs femmes nues. Exemple typique du processus de mise en abyme. Ce qui est transgressif, chez Schwarz, ce n’est pas de faire descendre le nu du tableau – les sculpteurs l’ont déjà fait – mais de déshabiller le bourgeois voyeur et de le mettre face-à-face avec ses fantasmes... Pis encore, de faire de cette situation embarrassante et compromettante, une œuvre d’art, objet d’observation ou de voyeurisme pour d’autres spectateurs… Ainsi, le visiteur, instrumentalisé par cette jeune femme, devient, par délégation ou transfert, celui par qui le scandale arrive, matérialisant d’une façon remarquablement non équivoque ce qui doit être non vu, non révélé.

    Les images de Jean-Philippe Brunaud (né en 1972) incitent l’œil à caresser la surface des choses, à se substituer au propos narratif devenu absent, pour ne révéler, dans une démarche ontologique, que la peinture dans son essence : une seconde peau posée sur la première peau de la toile. Dans sa série Inside / Outside, l’artiste tente de représenter, par des moyens abstraits, la dualité intérieur - extérieur, avec son interface, métaphore de la peau. Sincérité, sensualité, étrangeté, invitation au voyage sont toutes conviées au constat de la défaite de l’humanité résignée face à un environnement conquérant non violent. L’invitation à pénétrer l’intimité de ce qui est donné à voir se heurte, in fine, à ce constat d’échec. À ce point, la narration s’arrête et la peinture ne tient plus que pour ce qu’elle est : la définition de Maurice Denis…[27]

    Dans les toiles de Maëlle Labussière (née en 1966), la structure est toujours très linéaire, charpentée par les traces laissées par ses outils. Chaque geste, en résistance permanente avec le précédant et le suivant, se fond dans un mouvement – un projet, pourrait-on dire – plus général, de grande amplitude, qui assure la cohérence de l’ensemble. Ceci n’exclut pas des détournements de cette architecture sous-jacente par le biais d’accidents de surface, de coulures ou de griffures qui contredisent, sans cependant l’ébranler, l’économie globale de la composition. La toile qui en résulte est donc le fruit de cette tension dialectique entre préconception et accident, entre l’idée et sa matérialisation. Les œuvres de Maëlle Labussière racontent une histoire, l’histoire de leur conception et de leur réalisation. Le propos de l’artiste est, avant tout, un discours sur la peinture et sur ses limites, le tableau devenant le miroir réfléchissant des certitudes et des doutes de son auteur. Une véritable métaphore de la condition du créateur. Ceci n’empêche pas les interprétations multiples, étrangères à la genèse de la toile, à fleurir. Par exemple, l’œuvre choisie joue sur le contraste d’une couleur de fond qui évoque la chair ou la peau et des coulures blanches dont la lecture est laissée à la libre interprétation du spectateur : griffures, scarifications, traînées séminales… Larmes ?

    Léa Bénétou (née en 1998), dans son dessin Fontenelle, joue sur l’ambiguïté entre une toiture de tuiles et la vision microscopique de la peau humaine. Le titre évoque aussi la fontanelle, espace membraneux situé entre les os du crâne chez le nouveau-né, qui disparaît à mesure que l’ossification se complète. Les enchaînements de concepts latents et de significations potentielles créent une véritable structure métaphorique et rhizomatique dans laquelle le spectateur est invité à circuler.

    Sylvie Guiot (née en 1963), dans sa série De l’autre côté, oppose, dans des diptyques, deux visions contrastées de ce qui devrait être la même chose : intérieur et extérieur, recto et verso, pile et face, corps et âme… Juxtaposition des surfaces mais stratification des signifiés… Faut-il creuser profond ou labourer large ? Allégorie transparente de l’écartèlement permanent de l’artiste créateur.

    Olivier Baudelocque (né en 1971) peint avec la matière, notamment divers matériaux de récupération, minéraux, végétaux… qu’il additionne à la peinture acrylique et aux médiums polymères. Cette substance viscérale constitue le squelette de ses œuvres. Ce sont très souvent des compositions de paysages, entre terre, eau et ciel dans lesquels se mêlent différents éléments de l’environnement humain : fleurs, muscles, arbres, organes, légumes, scènes de la vie, luttes, accouplements… Ces objets se dissimulent dans les paysages comme dans une autre dimension, faisant surgir, dans la descendance des travaux théorique de Kandinsky, du spirituel de la matière. L’artiste voudrait que sa peinture exprime la force et la souffrance, la lumière et l’obscurité, la joie et la tristesse : la dualité de la vie, entre barbelés et subtils glacis. Il veut que sa peinture crie le désespoir de notre temps. Son Fight Club Garden évoque la chute de corps humains ou celle des anges damnés… Allégorie transparente de la destinée du créateur…

    Hervé Bourdin (né en 1950), dans Visite au musée, nous propose une relecture en forme de mise en abyme d’un couple contemporain et de son chien humanisé devant une œuvre du répertoire classique. Il prend pour point de départ la peinture sur un panneau de bois figurant Neptune et Amphitrite de Jan Gossaert, dit Mabuse, conservée au Musée Dahlem de Berlin. Le mythe est celui de la séduction. La nymphe Amphitrite, fille de Doris et de Nérée, refusa d’épouser Neptune et se cacha pour échapper à ses poursuites. Un dauphin, mandaté par Poséidon-Neptune, la trouva au pied du mont Atlas et la convainquit d’accéder à la pressante demande du dieu. Hervé Bourdin utilise une reproduction de l’œuvre en toile de fond de sa composition où un couple, en visite au musée, les mains encore plus démesurées que sur le modèle, pose en singeant les personnages de la peinture originelle, mais dans une disposition inversée. À leurs pieds, un chien, mi humain mi animal, montre son ennui et son désintérêt pour cette visite imposée. Relecture et mise en abyme…


Claude Cattelain


Charlotte Puertas


Alphonsine David


Richard Negre


Hervé Bourdin


Sonia Burel

8. Vidéos

« Le véritable lieu où l’œuvre existe ne se trouve pas sur l’écran ou à l’intérieur des murs mais dans l’esprit et le cœur de la personne qui l’a vu. »

Bill Viola[28]

Traditionnellement, l’acte de naissance de l’art vidéo est fixé en 1963, date d’une exposition de travaux de Nam June Paik à Wuppertal, même si Wolf Vostell avait produit des installations avec des images vidéo dès la fin des années 1950. Dans ces premières manifestations, la vidéo n’intervient que comme composante d’assemblages plus complexes. Ce n’est qu’à la fin des années 1970 qu’émergent des œuvres vidéographiques indépendantes.

    Bill Viola avait dix-neuf ans quand Christian Zervos est décédé, en 1970. Ce dernier n’a pas eu le loisir de s’intéresser à ce nouveau mode d’expression. Mais, connaissant son insatiable curiosité pour les nouvelles formes plastiques, on peut affirmer, sans risque d’erreur, qu’il se serait intéressé à la vidéo et à son infini potentiel.

    Cette section de l’exposition propose des œuvres de six vidéastes qui interrogent le corps dans l’espace, sous contrainte, et/ou les mirages de la perception. Dans ses performances, Claude Cattelain (né en 1972) soumet son corps à des exercices, apparemment absurdes, qui s’apparentent aux expériences de physique amusante chères à certains vulgarisateurs, mais transposées dans le monde de la physiologie. Il y est souvent question de limites, que ce soient celles des forces physiques, de la résistance humaine, de l’équilibre ou des lois de la gravité. La gratuité de ces exercices, déraisonnables et improductifs selon le sens commun, exécutés, cependant, avec la méticulosité imperturbable d’un professionnel, force le spectateur à une réflexion sur les notions d’utilité, d’inutilité, de finalité, de futilité, dans l’art mais aussi dans la vie quotidienne. Cattelain fait exploser les démarcations traditionnelles et trop confortables qui séparent l’activité de l’artiste de celle du non-artiste, les frontières qui maintiennent à distance l’acteur et le spectateur. On peut donc parler de désacralisation, sans pour autant tomber dans la facilité… Bien au contraire… Ses vidéos, toujours brèves, sont comme des condensés de ses actions. Elles pérennisent des performances intimes qui s’ancrent dans la banalité d’un quotidien qu’elles transcendent et dévoient, non sans humour. Sa série de soixante-cinq saynètes formant la série Vidéo hebdo, 2009-2010, constitue un ensemble significatif à cet égard. La plus courte n’excède pas une minute (54’’) ; la plus longue dure moins de cinq minutes (4’54’’). La plus simple ne demande aucune mise en scène : l’artiste essaie d’ôter une alliance de son annulaire gauche en ne recourant à aucun autre moyen que les doigts de sa main gauche, cadrée en plein écran. Les plus élaborées recourent à des parpaings, à un miroir, à des rubans adhésifs, à une chaise progressivement mise en déséquilibre, à une bassine lentement remplie par un tuyau d’arrosage… Dans d’autres, encore, c’est la caméra vidéo qui est mise à l’épreuve, projetée en l’air, enfouie dans des emballages en polystyrène ou installée au fond de l’âtre d’un feu de cheminée… Dérision certes, mais aussi mise en abyme de la condition humaine et de la vanité ou de la futilité de bien des activités pourtant jugées essentielles par beaucoup…

    Les brèves vidéos de Charlotte Puertas (née en 1974), produites à partir de dessins animés en recourant à l’ancienne méthode des calques successifs, cultivent les superpositions et les métamorphoses : La passoire, Le temps, Maison, La trouée, L’acrobate, Mon désespoir est rangé dans une boîte, Souffle… Leur efficacité visuelle s’appuie, bien entendu, sur le principe de la persistance de l’image rétinienne, mais aussi sur le souvenir des aspects successifs que prennent les formes qui se modifient rapidement sous nos yeux : l’amaryllis qui pousse, fleurit, se mue en tête humaine, puis en crâne avant de s’évanouir dans le néant ; le désespoir représenté par une figure tentaculaire noire, qui se transforme en une sorte de tache d’encre suintante, puis en boule compacte, avant de retrouver, sous la forme d’un ectoplasme, sa caisse d’origine… Le tout, chaque fois, en moins de vingt secondes. L’artiste déclare elle-même : « Dans ces animations qui sont des sortes d’histoires courtes sont évoqués les thèmes du corps et de ses métamorphoses ainsi que du mouvement. Comme dans L’acrobate, où l’on voit évoluer un personnage faisant du trapèze, ou dans La trouée, où l’on assiste à la destruction du corps criblé de trous, à sa disparition. Le dessin est principalement au trait, et le travail sonore qui accompagne les animations est fait de bruitages et de borborygmes qui produisent par confrontation avec l’image soit un nouveau sens (avec J’ai les boules) soit une accentuation du propos (avec La trouée). »[29]

    Alphonsine David (née en 1955) est une artiste complète, abordant avec un égal bonheur tous les médias : peintures, dessins, sculptures, photographies, installations, performances, vidéos… Ses travaux font souvent référence au corps humain et, plus précisément, à son écorce externe, à sa peau. Dans certaines de ses vidéos, elle anime des dessins, entraînant le spectateur dans de brèves aventures, sans queue ni tête, dans lesquels les corps deviennent objets et vice-versa. Elle n’hésite pas à se mettre elle-même en scène, dans des montages qui fusionnent des images cinématographiques et des animations de dessins à la mine de plomb ou à l’encre. Ses séquences d’images entraînent le spectateur dans une forme de délire étourdissant où, perdant ses références traditionnelles, il devient sujet à des hallucinations visuelles, à des vertiges qui lui font perdre le sens de l’équilibre et renoncer à toute velléité de positionnement par rapport à ses repères familiers.

    Chez Richard Negre (né en 1976), le dessin d’animation met en scène un spectateur virtuel dans un espace où les présences corporelles sont simultanément denses et insaisissables. Ses œuvres proposent une lecture autre de l’espace tridimensionnel, une lecture qui contredit les postulats habituels de la physique et de l’entendement, mais qui s’appuie sur ceux-ci ainsi que sur les lois de la perception traditionnelle pour les pervertir, développant une approche illusoire et allusive de la quatrième dimension. Dans ses vidéos, les lignes s’animent, avec juste ce qu’il faut d’hésitation pour ne pas sombrer dans un mécanisme déshumanisant. L’espace devient alors temps et la ligne lumière. On renoue ici avec le fantasme faustien de la dualité du temps et de l’espace. La transformation est centrale dans ses travaux. Il la comprend comme une remise en cause de la notion d’immobilité : « pour moi, l’immobilité n’existe pas ; le temps ne cesse de me déplacer ; d’où mon intérêt à mettre en rapport la peinture (tentative d’immobilité) et le film d’animation (mobilité apparente), l’installation étant un entre-deux car, bien qu’immobile, elle sollicite le déplacement du visiteur. »[30] Il y a, cependant, dans les productions de Richard Negre, une incomplétude définitive, une fragilité qui se mue en une sorte de pudeur, une solidité de la construction que contrarient et contestent les moyens mis en œuvre pour la manifester, une irrésolution-tension existentielle entre mouvement et solide ancrage, entre énonciation clairement affirmée et ambiguïtés irréconciliables. L’illusion des troisième et quatrième dimensions résulte d’un procès à la logique perceptive traditionnelle, mais ne serait tenir sans celle-ci. Il suscite, chez l’observateur de ses travaux, un sentiment de manque, une forme de frustration qui le pousse à aller plus loin, à s’interroger sur le statut de la création artistique, à la perméabilité des paramètres – espace, temps, lumière – qu’Einstein a intégrés dans sa théorie de la relativité généralisée.

    Venu de la gravure et de la sculpture, passé par la peinture et le dessin, Hervé Bourdin (né en 1950) développe, depuis quelques années, une technique qui mêle infographie, impression numérique et peinture acrylique. Ses œuvres nous livrent des sortes de saynètes dans lesquelles des individus débonnaires et sympathiques, qui pourraient être nos voisins de palier ou des collègues de travail, se livrent à des activités qui mêlent, dans la même page, le grotesque et le tragique. Le regard jeté sur la société est acide, décapant, mais aussi rempli d’une profonde empathie pour les personnages mis en scène. Par certains aspects, son graphisme évoque celui de la bande dessinée, domaine que l’artiste a investi en produisant des albums qui donnent à ses compositions une dimension narrative plus explicite. Il n’a abordé que très récemment la vidéo. Sa dernière réalisation, La p’tite boîte, confronte des images de circulation routière avec des corps enfermés dans des boîtes qui les contraignent.

    Le travail de Sonia Burel (née en 1975) relève, apparemment, de l’abstraction géométrique, en ce qu’il produit des constructions abstraites fondées sur un équilibre de formes simples et de couleurs. Mais, le plus souvent, plutôt que de la transposition de son imaginaire intérieur, il s’agit de représentations abstractisées d’une réalité qui a convoqué son attention, son regard. Dans sa série de tableaux sur les lumières de la ville, l’artiste retranscrit les illuminations nocturnes. Les lumières constituent l’objet principal de la composition et sont représentées par des carrés de couleurs vives, transposant fidèlement la réalité initiale. Ils se détachent du fond et scintillent, créant un rythme dans l’architecture géométrique du tableau. Cette opération peut être interprétée comme une déconstruction du réel, comme une pixellisation désordonnée du sujet. Sa vidéo Canal Saint-Martin procède de cette démarche en y ajoutant une quatrième dimension, celle du temps. Elle joue sur l’ambiguïté de la perception visuelle, créant un doute sur la notion d’échelle et de positionnement du regardeur dans un environnement qui tend à lui échapper.

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Comme je l’ai souligné dans mon propos liminaire, le parcours que nous venons de réaliser n’est ni complet ni objectif. Plusieurs autres approches de ce vaste sujet, toutes aussi pertinentes que celle-ci, auraient pu être proposées. Nous revendiquons haut et fort notre subjectivité, avec le secret espoir de susciter des réactions, des prises de position, des échos ou des réactions de rejet… Nous ne craignons que l’indifférence, poison mortel de la création contemporaine.

    Dans son poème, La Sorgue, dédié à Yvonne Zervos, René Char formule trois souhaits qui font se télescoper passé, présent et futur.

[…]
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.
[…]
Que chaque pauvre dans sa nuit fasse son pain de ta moisson.
[…]
Garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon.[31]

Partager une passion, en faire une nourriture pour aider nos contemporains à sortir des pièges de l’obscurité, à s’affranchir du prêt-à-penser, à élargir leur horizon et à les ouvrir à la liberté, tout en échappant à la tentation des compromis… Ce sont ces mêmes lignes directrices qui guident, depuis des années, notre démarche et celle de l’association Cynorrhodon – FALDAC. Notre vœu le plus cher est que cette exposition y contribue, ne serait-ce que très modestement.

Louis Doucet, février-mars 2015



[1] www.cynorrhodon.org.
[2] In L’Art de l’époque du renne en France.
[3] In Le Nu perdu.
[4] In Les Feuillets d’Hypnos.
[5] In Fureur et mystère, La Fontaine narrative.
[6] Je suis la plaie et le couteau !
     Je suis le soufflet et la joue !
     Je suis les membres et la roue,
     Et la victime et le bourreau !

[7] In Écrits corsaires.
[8] In L’Évolution créatrice.
[9] Point souligné, notamment, par Martin Kemp dans The Oxford History of Western Art.
[10] In Carnets 9, 10, 11, 2007- 2012.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem.
[13] In texte de l’exposition Couleurs à dessein – Color energy, Galerie Villa des Tourelles, Nanterre, 2004.
[14] In Le Deuxième Sexe.
[15] 49,6 % selon les dernières estimations.
[16] Ibidem.
[17] In L’Idée fixe.
[18] In notice de l’exposition La Galerie du Haut-Pavé reçoit la Galerie Lente, Galerie du Haut-Pavé, septembre 2002.
[19] Site Internet de l’artiste, 2012.
[20] In Le Portrait de Dorian Gray.
[21] In La décadence du mensonge.
[22] In Dessins de Picasso, 1892-1948, Cahiers d’Art, 1949.
[23] In Théorie générale de l’information et de la communication.
[24] In Le Littéraire et le Social.
[25] La plus célèbre des œuvres de Magritte (ceci n’est pas une pipe) porte pour titre La Trahison des images… Mais nous nous éloignons du sujet…
[26] In Les Feuillets d’Hypnos.
[27] « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. », in revue Art et Critique, 30 août 1890.
[28] Cité par David Morgan in Spirit and Medium, The Video Art of Bill Viola.
[29] Propos relevés en 2007.
[30] Propos relevés en 2010.
[31] In Fureur et mystère.