Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 17 – février 2014  

  ISSN 2264-0363
 

Gilles Guias et les mythes
L’exposition Mythes en abîme se tient à la Commanderie des Templiers d’Élancourt jusqu’au 23 mars 2014.
Le catalogue numérique de l'exposition est téléchargeable gratuitement ici.

Une balade, gratuite, en bus permettant de visiter cette exposition et trois autres du cycle Regard est planifiée le dimanche 23 mars.
Informations pratiques en cliquant ici.
Réservation obligatoire par mail et informations sur le site Internet de l’agglomération ou à l’Office du Tourisme par téléphone (01 39 30 42 10) à partir de février.

1. Marsyas
Le satyre Marsyas est puni pour avoir voulu défier le dieu Apollon dans une compétition musicale. En guise de supplice, le prétentieux a été écorché vif par le dieu jaloux de ses prérogatives. De sa dé­pouille sanglante coule un fleuve qui porte son nom.

J’ai figuré Apollon, de face, juste après le châtiment de l’insolent dont la dépouille ensanglantée est en partie masquée par le tronc de l’arbre, à moins que ce ne soit un mur. Le sang coule et traverse la toile de droite à gauche, pour donner naissance au fleuve Marsyas. Le dieu a les mains propres. Ce n’est pas un criminel mais un dieu qui n’a fait qu’accomplir un devoir de justice…


2. La Caverne
Le mythe de la caverne, développé par Platon dans La République, illustre le déni de réalité de l’Homme. Enfermé dans une caverne, il ne croit qu’aux ombres d’une réalité qu’il nie. Certains analystes ont fait de ce mythe un précurseur du cinéma, autre source d’innom­bra­bles mythes.

La lumière de la connaissance et du savoir vient de la droite. L’Homme lui tourne le dos, face à la paroi de la caverne, fait de ses mains des œillères pour ne voir, sur le mur, que l’ombre des réalités.


3. People mythifiés
Notre époque crée des héros et leurs mythes, aussi éphémères qu’inconsistants, parfois au corps défendant des personnes concer­nées qui se trouvent prisonnières d’un star system normatif et parfois mortifère.

The making of a star. La vedette en devenir, résignée et passive, est dans l’arène, jetée en pâture aux paparazzi, sous les yeux d’une foule anonyme mais très dense, qui ne veut rien rater du spectacle. Dans cette scène de domptage, sans prise de risque, les appareils photo remplacent les fouets et le fauve n’est qu’un pauvre singe inoffensif.


4. Rock & Pop
Le rock et la musique pop ont très vite généré leurs propres idoles et leurs mythes. Pour beaucoup de ses fans, Elvis Presley ne serait-il pas encore vivant ? Les Beatles ont, eux aussi, créé leurs propres mythes, dont la pochette du disque Abbey road est devenue une sorte d’icône profane.

La pochette de l’album Abbey road des Beatles est devenue l’icône d’un mythe. J’ai reproduit, assez scrupuleusement, le décor de la scène, mais ai omis les quatre protagonistes essentiels au premier plan. L’image est tellement ancrée dans la mythologie du XXe siècle que, malgré l’absence des personnages, la reconnaissance est immédiate chez tous les spectateurs, jeunes ou non, sur lesquels j’ai fait le test. L’image est au service du propos, qui est de provoquer l’émergence d’un souvenir visuel lié à un mythe. J’ai volontairement repoussé toute forme d’émotion, pas forcément pour exprimer la superficialité de ce type de mythe (même si cela l’exprime sans que je l’aie voulu), mais plutôt pour que ce soit essentiellement une sorte de jeu intellectuel.


5. Les Métamorphoses
Les Métamorphoses d’Ovide relatent des mythes de transformation de personnes en animaux, végétaux ou minéraux. Le mythe de Daphné, traquée par Apollon, qui se transforme en laurier rose pour échapper à son poursuivant a été repris par de nombreux artistes.

Je me suis intéressé à la fin de l’histoire d’Apollon et Daphné. Après la métamorphose de la nymphe en laurier. Le mythe raconte que le dieu, éconduit et déçu, revenait périodiquement rendre visite à l’arbre. C’est un de ces moments que j’ai voulu saisir, un mélange d’apaisement, de recueillement et de nostalgie. Le spectateur se trouve juste derrière Apollon. Tout est concentré sur la direction de son regard vers l’arbre. Le dieu est tellement amoureux que toute son attention est tournée vers Daphné. Plus rien d’autre n’existe. Il n’y a plus que Daphné et lui. Plus qu’un cœur vers un autre cœur… métamorphosé en arbre…


6. Les Mythes gréco-latins
Parmi les mythes gréco-latins, ceux qui prennent leur source dans les textes d’Homère restent les plus populaires, notamment celui d’Ulysse s’échappant de la caverne du cyclope Polyphème dissimulé, avec ses compagnons, sous le ventre des moutons du géant.

Après avoir crevé l’œil unique du cyclope Polyphème et déclaré qu’il se nommait Personne, Ulysse et ses hommes quittent la grotte du géant attachés sous les moutons de son troupeau. J’ai figuré cet épisode de l’Odyssée. Ulysse, les yeux fermés, est devenu l’anonyme que son nom d’emprunt suggère. Son mouton nous regarde de face, nous prenant à témoin du bon tour qu’ils sont en train de jouer.


7. Mythes libertaires
Les mythes libertaires sont aussi anciens que l’histoire. Au XXe siècle, les images de presse – journaux et télévision – ont grande­ment contribué à les propager, à un point où l’image est devenue, dans l’esprit de beaucoup, plus réelle que la réalité…

Tian’anmen, 1989 – Cette image, d’un frêle personnage arrivant à stopper la progression d’une colonne de chars, a fait le tour de la planète en quelques heures. Ce qui demeure, dans l’imaginaire collectif, n’est plus la réalité physique de ce geste héroïque et insensé, mais l’image qu’en ont donné la télévision et les journaux. Présence et distanciation médiatique. C’est ce que j’ai voulu restituer dans cette toile.


8. Les Aztèques
De la civilisation aztèque, notre monde contemporain retient prin­cipalement la pratique de sanglants sacrifices humains. Cet aspect occulte une mythologie riche, peuplée de nombreuses divinités proches des préoccupations du peuple et ancrées dans le souvenir d’une lointaine origine insulaire.

J’ai représenté Chalchiuhtlicue, déesse aztèque de la mer, des rivières et des lacs, protectrice des naissances. Émergeant des eaux calmes, elle évoque l’île d’Aztlán, où la tradition aztèque fixait le berceau de sa civilisation. L’aspect pyramidal de la composition rappelle aussi les constructions à degrés et leurs rites sanglants.


9. Les Aborigènes d’Australie
Pour les peuples d’Australie, toutes les formes de vie appartiennent à un ensemble complexe d’interactions d’êtres, d’animaux ou de re­présentations métaphysiques dont les origines remontent aux grands esprits tutélaires de la tribu. Baïame, le grand ancêtre, créa le monde en le rêvant. Il mourut mais fut transporté par le serpent arc-en-ciel, maître de la foudre qui le ressuscita. C’est la raison pour laquelle le serpent figure souvent dans la peinture aborigène.

Baïame, mort, est emporté par le serpent arc-en-ciel. J’ai encore voulu exprimer quelque chose de très réel, même si on n’a jamais vu un python porter un homme. Le serpent n’est pas dans le ciel avec les dieux, mais sur terre, et Baïame est bien mort. Une fois de plus, j’essaie de montrer que ces mythes ne sont pas des concepts abstraits mais résultent d’expériences intérieures humaines, de quêtes d’universel ou de rituels ancestraux, véritables miroirs de l’humanité. Ces histoires ne se passent pas dans des cieux lointains mais bien en chacun de nous, à chaque seconde qui s’écoule.


10. Katchinas
Chez les Indiens Hopis de l’Arizona et Zuñis du Nouveau-Mexique, les katchinas sont des esprits du feu, de la pluie, du serpent ou encore des démons farceurs, espiègles, bienfaisants ou malfaisants. Le panthéon katchina comprend plus de quatre cents personnages. Le mot katchina désigne simultanément les esprits, les hommes masqués et déguisés qui les personnifient lors des solennités et les poupées sculptées les représentant.

J’ai figuré un hybride de plusieurs katchinas à figure d’oiseau. Peu importe qu’il appartienne ou non au panthéon hopi. J’ai voulu un rendu réaliste pour un objet qui peut être simultanément un jouet, une figuration rituelle ou la représentation d’une entité cosmogonique tribale. Je joue ainsi sur cette ambiguïté, la tête étant évidemment en bois, le corps apparemment humain et les ailes évoquant les anges de la tradition judéo-chrétienne.


11. L’Égypte
Le panthéon de l’Egypte antique comprenait plus de 700 dieux et déesses : divinités cosmogoniques, provinciales, locales, funéraires, personnification de phénomènes naturels ou de concepts abstraits, ancêtres déifiés, démons, génies, divinités étrangères importées… C’est grâce à la richesse de son culte des morts et à ses manifes­tations matérielles que l’ancienne Égypte nous a laissé ses vestiges les plus spectaculaires, mais aussi le plus grand nombre de clés pour la lecture et la compréhension de son histoire.

J’ai opté, dans cette toile, pour une représentation du dieu-taureau Apis, figure de la fertilité, de la puissance sexuelle et de la force physique, dans son rôle de divinité psychopompe, conduisant l’âme des morts dans l’au-delà. C’est ainsi que le taureau figure sur certains sarcophages de la Basse Époque. Le regard de l’animal – simultanément bovin et divin – crée un entre-deux avec le spectateur, sur le ton de la confidence, suscitant une réflexion sur l’avant et l’après. C’est peut-être, de ma part, une façon inconsciente d’exorciser le spectre de la mort…


12. Syncrétisme
Certains artistes font appel à des éléments appartenant à des cultu­res éloignées, dans le temps comme dans l’espace, pour développer une symbolique personnelle en assimilant des dogmes et des mythes. Il s’agit d’une forme de syncrétisme, mélange d’influences. Ces constructions personnelles incorporent des composantes exo­gènes dont les origines sont encore reconnaissables. Elles n’ont aucune prétention à l’universalité, mais n’en manquent pas moins de richesse évocatrice et laissent libre cours à l’imagination du spec­tateur.

Zeus-Hammon est une divinité syncrétique en ce qu’elle agrège les caractéristiques de plusieurs déités de cultures parfois lointaines. Elle mêle les traits du gréco-latin Zeus-Jupiter et de l’égyptien Amon, tout en étant figée dans une posture bouddhique. Sur ses tempes, les cornes de béliers évoquent le char de la germanique déesse Fricka. Le visage traduit une attitude introspective. Un personnage à la recherche de lui-même et du Un

Olivier Michel –
Marquer de son empreinte

Texte de présentation de l’œuvre réalisée pour l’Hôtel de Police de Beauvais








L’identification par le biais des empreintes digitales remonte à la plus haute antiquité. Les potiers babyloniens, il y a plus de six mille ans, signaient déjà leur œuvres en y imprimant la marque d’un de leurs doigts. Dans les temps modernes, au XVIIe siècle, l’humaniste hollandais Govert Bidloo a été un des premiers à réaliser des dessins d’empreintes digitales, à mi-chemin entre œuvres d’art et planches d’anatomie. Alphonse Bertillon, au début du XXe siècle, impose la dactyloscopie en criminologie, technique qui perdure malgré la place croissante prise par les empreintes génétiques. L’œuvre Marquer de son empreinte d’Olivier Michel se situe à l’intersection de ces trois types de considérations. Elle est signature, elle est œuvre d’art et elle est dactylogramme. Cette triple lecture est mise en abîme, en sens inverse, pour qui aborde le nouvel Hôtel de police de Beauvais.

    À distance, le visiteur reconnaît le bâtiment, dont la fonction de service public est clairement identifiée. Son caractère fonctionnel est évident, tout comme l’est son intégration dans son environnement immédiat. Le dactylogramme renforce ou confirme, pour qui ne saurait pas lire, l’idée que nous sommes bien dans un lieu où la dactyloscopie fait partie de l’attirail des techniques utilisées.

    En se rapprochant, le dessin s’impose comme œuvre d’art, dans une ambiguïté subtile, résultant de l’alternance des zones transparentes et réfléchissantes du support. On y lit la forme de l’empreinte digitale de l’artiste, démesurément agrandie, quadrillée par une ossature métallique qui évoque le rôle des barlotières dans les vitraux.[1] Le subjectile transparent et réfléchissant permet de deviner, de façon indistincte, ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment mais reflète aussi le monde extérieur. Trois niveaux d’images se superposent donc, transformant la paroi en membrane semi-perméable. Marquer de son empreinte matérialise ainsi cet inframince, cher à Duchamp, cette limite, plus ou moins palpable, entre un dehors et un dedans. Chez Olivier Michel, elle a une évidente matérialité, également physique – on se casse le nez si l’on veut traverser le mur-rideau – et psychique – l’image de l’empreinte impose sa présence –.

    Plus près du verre, le visiteur ne perçoit plus la structure globale du dessin. Il ignore aussi qu’il s’agit d’une forme d’appropriation des lieux par l’artiste, en ce que c’est sa propre empreinte digitale qui marque le bâtiment. En revanche, entre les stries, au cœur des minuties, l’observateur découvre tout un univers qui est la signature unique, inimitable, d’Olivier Michel. Son dessin, sinueux et obsessionnel, évoque les processus de développement cellulaires ou cristallographiques, la structure d’un dépôt de givre sur une vitre, avec leurs défauts, leurs aléas, qui modifient la multiplication du schème générateur. À Beauvais, le motif répliqué appartient plutôt à l’univers cellulaire, végétal ou animal, dont les règles de croissance auraient été dictées par un ADN entièrement défini par l’artiste. Les replis de l’empreinte digitale révèlent ainsi des empreintes génétiques : une étonnante mise en perspective de l’évolution des techniques de la criminologie. Plus il observe les motifs, plus le spectateur est incité à se demander s’il n’y a pas quelques chose à découvrir plus en avant, en pénétrant dans les interstices de ces sinuosités vermiculaires. Nouvelle mise en abîme, dans un vortex absorbant qui fait penser aux homothéties des figures fractales.

    On le voit, Marquer de son empreinte n’a rien d’anecdotique ni d’accidentel. Ce n’est pas, non plus, une œuvre de circonstance. Son intégration au bâtiment répond à des exigences formelles et conceptuelles, strictes et réfléchies, qui ne doivent rien au hasard ni aux caprices d’une inspiration artistique délirante. Elle pousse quiconque approche l’Hôtel de police de Beauvais à s’arrêter devant ce miroir simultanément présent et fuyant, solide pour le corps et perméable au regard, personnel et universel, sécurisant pour la personne physique mais aspirant son esprit dans une vertigineuse spirale… Que demander de plus à une œuvre d’art destinée à l’espace public ?

Louis Doucet, septembre 2013




[1] On pense notamment aux verrières de la cathédrale Saint-Pierre – plutôt à celles du XIVe siècle, en litre, avec de grands espaces transparents, qu’à celles, plus anciennes, du XIIe siècle, colorées sur toute leur surface –.

Olivier Cazenove – At Home in the Night
Présentation d’un ouvrage récemment publié par les éditions Cynorrhodon – FALDAC
L’ouvrage est disponible en version papier ou électronique en cliquant ici.











Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas.
Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses.

Rainer Maria Rilke[1]

Ah ! Que la vie est quotidienne !
Jules Laforgue[2]

Le quotidien, tel qu’Olivier Cazenove le rend dans ses dessins, tient simultanément du constat de Laforgue et de l’exhortation de Rilke. L’artiste s’intéresse en effet à des banalités mais, tout comme le remarquait Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, quand il écrivait « Je crois que la banalité est très anormale »[3], ces banalités n’ont rien de bien normal. Ou, plutôt, sous son crayon, elles deviennent monstrueuses, tératologiques. Rendre anormale – donc digne d’intérêt – la normalité, telle semble être la mission de déstabilisation systématique qu’Olivier Cazenove s’est fixée. Dans ce projet aussi déraisonnable que subversif, pour tenter de domestiquer un désespoir que l’on sent existentiel, en digne suiveur de Kierkegaard[4], il invente des possibles pour repousser à la fois banalité et nécessité.

    Ces possibles portent un faisceau d’interrogations douloureuses et ontologiques, ancrées dans la banalité d’un quotidien apparemment insignifiant mais, en réalité, angoissant, anxiogène. Philippe Leboulanger le soulignait, déjà en 1989, relevant, chez notre artiste : « la peinture d’une angoisse tranquille, souriante même, maîtrisée à force de mouvement. »[5] La réponse apportée par le dessinateur à ces questionnements universels n’a rien d’univoque, bien au contraire. En guise de proposition de solution, il nous livre des saynètes à interprétations multiples, prenant un malin plaisir à multiplier les ambiguïtés. Quand la lecture du dessin risque de devenir trop évidente, un détail d’abord insoupçonné, un propos contrariant ou une posture contradictoire brouille les pistes et éloigne le spectateur de toute certitude, aussi vacillante soit-elle, de toute velléité de retrouver une assise stable…

    Indifférence ou pudeur ? On ne peut trancher. Ce qui est patent, en revanche, c’est qu’il en résulte une absence d’empathie pour les personnages mis en scène, une forme de distanciation amusée, faisant écho au propos cynique d’Oscar Wilde : « Les tragédies des autres sont toujours d’une banalité désespérante. »[6] On peut aussi y voir un écho à suivre Blanchot et tenter de soulever le voile, de dénoncer un mystère latent : « La banalité est faite d’un mystère qui n’a pas jugé utile de se dénoncer. »[7] Ou bien encore, une tentative de dépersonnalisation afin de progresser vers une forme d’universalité. En tout cas, il n’y a, chez Cazenove, aucun abandon, aucune résignation, rien de cet appel à un très balzacien suicide quotidien.[8]

    Les dessins d’Olivier Cazenove s’inscrivent pleinement dans une tradition européenne, résultant d’un processus d’hybridation de sources les plus diverses. Son trait est incisif, comme celui d’un graveur, mais il est aussi tremblant, fluctuant, mouvant, faussement maladroit, parfois dédoublé, toujours insidieux. Un parallèle avec l’écriture de Daumier s’impose, mais d’un Daumier qui aurait pris des leçons auprès de Matisse, puis auprès d’un Gilgian Gelzer bizarrement devenu figuratif. Les mises en page, les déformations des corps, les jeux de miroirs trouvent leurs racines dans la tradition espagnole, celle du Greco, de Velázquez, de Goya et de Picasso. La représentation d’une sexualité délirante, sans la moindre inhibition, emprunte, elle, à la culture germanique, à la précision clinique de Bellmer, à l’abdication des personnages de Schiele et à la truculence critique d’un Dix ou d’un Grosz. De façon assez paradoxale, l’art religieux a aussi laissé des traces sur le travail de notre artiste. On peut y deviner des sources dans l’Extase de sainte Thérèse du Bernin, dans les chœurs et les plafonds exubérants des églises baroques bavaroises ou autrichiennes, dans les très phalliques et délirantes Pestsaüle érigées dans la plupart des villes d’Europe centrale… Du côté de la littérature, ses modèles sont à chercher du côté de la puissance jubilatoire, excessive, explosive de Rabelais et de Bataille, de Sade et des romans picaresques espagnols, des limericks[9] d’outre-Manche et du Choderlos de Laclos des Liaisons dangereuses.

    Dans l’album At Home in the Night, Olivier Cazenove imagine ce que peuvent faire deux personnes de sexe opposé, nues, la nuit, chez elles. Une histoire vieille comme le monde qu’Olivier Cazenove revisite à son tour, non sans un mélange d’humour, de tendresse et de dérision. Chaque dessin est accompagné, sur la page qui lui fait face, d’un bref aphorisme extrait de documents les plus variés. On y trouvera notamment, pêle-mêle, des passages de l’Histoire de Juliette de Sade, d’un Bulletin des écoles primaires de Vendée datant de 1910 ou de l’Histoire de la littérature anglaise de Taine. La juxtaposition de l’image et du texte crée un hiatus conceptuel qui force le lecteur à envisager d’autres voies d’approche, à ne pas s’arrêter à une lecture au premier niveau.

    Il ne s’agit pas, cependant, d’une sorte de cadavre exquis multimédia, car les textes, bien que très courts, entretiennent un rapport latent, sous-jacent, fort et voulu avec les images de l’artiste. On retrouvera ainsi l’obsession pour les permutations et arrangements mathématiques de Sade, non pas tant dans une combinatoire du vice[10] que dans une combinatoire de postures[11]. On y discerne aussi la lucidité teintée de dogmatisme d’un Taine, bête noire des républicains du début du XXe siècle, contrastant avec des extraits de circulaires académiques relatives aux très laïques écoles primaires pour jeunes filles du département de la royaliste Vendée… Peut-être de futures victimes d’expériences sadiennes[12] ? Le lecteur-regardeur – probablement aussi un peu voyeur – est ainsi invité à forger ses propres images mentales à partir de ces textes, lesquelles sont alors confrontées, dans une vision stéréoscopique, aux propositions bien concrètes d’Olivier Cazenove. C’est dans ce décalage – qui peut relever du grand écart des danseuses – entre deux visions émanant de deux cerveaux distincts que se situent l’originalité et la richesse de la démarche de notre artiste…

    Le résultat est décapant, dérangeant, tonique et salutaire, comme un grand coup de balai sur les préjugés et les idées préconçues… Peut-être Olivier Cazenove a-t-il fait sien ce propos attribué à Picasso : « L’art lave notre âme de la poussière du quotidien. » Qui sait ?

Louis Doucet, novembre 2013




[1] In Lettres à un jeune poète.
[2] In Complainte sur certains ennuis.
[3] In Une affaire d’identité.
[4] « Manquer de possible signifie que tout nous est devenu nécessité et banalité. », in Le concept du désespoir.
[5] In Cahiers de l’Abbaye Sainte-Croix N° 62.
[6] In Portrait de Dorian Gray.
[7] In Faux pas.
[8] « La résignation est un suicide quotidien », in Illusions perdues.
[9] Surtout dans sa forme populaire grivoise, dont voici deux immortels exemples :

There was a man from Ghent
Who had a penis so long it bent
It was so much trouble
That he kept it double
And instead of coming he went.
      There was a lady who triplets begat
Nat, Pat and Tat
It was fun breeding
But trouble feeding
Cause she didn’t have a tit for Tat.
[10] François Ost, in Sade et la loi.
[11] Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, in Sade moraliste.
[12] Et peut-être aussi sadiques.

Quelques acquisitions récentes




Dominique
DE BEIR
Georges
BADIN
David
NOIR
Boris
TASLITZKY
Sylvie
GUIOT
Gilles
GUIAS
Abdelkrim
TAJIOUTI
Charles-Henry
FERTIN


À ne pas rater...





Regard

Six expositions dans six lieux de la Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines.

Deux balades en bus, gratuites, sont prévues les dimanche 23 mars et samedi 17 mai pour visiter ces expositions.
Informations pratiques en cliquant ici.
Réservation obligatoire par mail et informations sur le site Internet de l’agglomération ou à l’Office du Tourisme par téléphone (01 39 30 42 10) à partir de février.

Mythes en abîme
Commanderie des Templiers de la Villedieu
      CD 58 – Route de Dampierre – 78990 ÉLANCOURT
      du 11 décembre 2013 au 23 mars 2014
      du mercredi au dimanche de 14h à 18h


Du mot à l’image au mot
Maison de la Poésie
      10 place Bérégovoy – 78280 GUYANCOURT
      du 5 février au 28 mars 2014
      les mercredis, jeudis et vendredis de 14h à 18h et sur rendez-vous (01 39 30 08 90)


Regards sur la jeune abstraction contemporaine
Galerie Le Corbusier
      30 bis rue Anatole-France – 78190 TRAPPES-EN-YVELINES
      du 12 mars au 9 avril 2014
      les mercredis et samedis de 14h à 18h
      (sur rendez-vous pour les groupes au 01 30 69 18 69)


Regards croisés – Max Lanci x Christian Lefèvre
La ferme du Mousseau
      23 route du Mesnil – 78990 ÉLANCOURT
      du 21 mars au 13 avril 2014
      les mercredis et dimanches de 14h à 18h – les samedis de 14h à 20h30


Daniel Pincham-Phipps – Les mutations du regard
Mezzanine de l’Hôtel de Ville
      14 rue Ambroise-Croizat – 78280 GUYANCOURT
      du 9 avril au 24 mai 2014
      les lundis, mardis, mercredis et vendredis de 8h30 à 12h et de 13h30 à 17h
      les jeudis de 13h à 20h – les samedis de 9h à 12h


Détournement et recyclage
Maison des Bonheur
      2 rue Ernest-Chausson – Le Village – 78114 MAGNY-LES-HAMEAUX
      du 29 avril au 21 mai 2014
      du lundi au vendredi de 10h à 12h et de 14h à 17h30


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