Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 23 – août 2014  

  ISSN 2264-0363
 

Copie – Variation – Relecture – Détournement





Jean-Jacques Henner




Claude Viallat




Édouard Manet




Pablo Picasso




Peter Paul Rubens




Daniel Pincham-Phipps




Diego Velázquez




Guy Le Meaux




Francisco Goya




Daniel Pincham-Phipps




Daniel Pincham-Phipps




Martial Raysse


En littérature, le procédé a pour nom plagiat. Le phénomène est ancien, puisque Martial[1] s’en plaignait déjà. Si les pensées et les idées sont libres[2], les appropriations frauduleuses, les emprunts sans citer leurs sources, les copies textuelles de pages entières empruntées à des tiers ont émaillé l’histoire de la littérature de tous les pays et continuent à défrayer la chronique pour alimenter la rubrique des faits divers[3]. Le plagiat a mauvaise presse et est unanimement condamné sur le plan moral, parfois même pénalement.

    Sous le terme de Variations, les compositeurs sont familiers du processus d’emprunt et de relecture d’œuvres de leurs aînés. Bach et Mozart puisèrent abondamment dans le corpus des productions de compositeurs plus anciens pour nous offrir des œuvres qui nous éblouissent et relèguent les originaux dans l’oubli. Anton Diabelli (1781-1858) resterait inconnu si Beethoven n’avait pas composé son opus 120[4]. L’opus 56[5] de Brahms a acquis la célébrité alors que ses sources sont sujettes à conjectures. Tout ceci semble normal et personne n’y trouve à redire…

    Dans les arts plastiques, la situation est un peu plus complexe et l’on pourra distinguer quatre grandes familles d’emprunts : la copie, la variation, la relecture et le détournement.

    Dans les ateliers du Moyen-Âge et de la Renaissance, les compagnons copiaient les modèles du maître pour produire des œuvres dont chacune avait la qualité d’original, multiple, certes, mais original. La copie n’avait alors rien de dévalorisant et répondait aux exigences d’un modèle d’économie et de société dans lequel la distinction entre artisan et artiste était inexistante ou poreuse. Les commanditaires choisissaient les œuvres dans des catalogues de modèles qui leur étaient proposés, les adaptations spécifiques ou personnalisations étant parfois mineures. Les modèles, les poncifs[6], étaient des trésors jalousement conservés par les ateliers pour éviter le pillage, le plagiat, par des ateliers tiers. Les historiens de l’art[7] exploitent les différences entre ces modèles, comme autant de marques de fabrique, pour dater et localiser la production picturale de cette époque. Quand les artistes se sont individualisés et que les moyens de communication se sont développés, les acheteurs ont commencé à demander des œuvres différentes de celles des autres acquéreurs. La copie d’un modèle a commencé à se dévaloriser au profit de la notion d’original unique. Les artistes, désormais identifiés par leur nom, même s’ils avaient l’assistance d’une main-d’œuvre parfois importante, au sein de leurs ateliers, se devaient de faire preuve d’originalité et de proposer des œuvres nettement différenciées les unes des autres. La copie, en particulier à travers la gravure, puis la lithographie, devenait un moyen de vulgarisation de la production, visant une clientèle moins fortunée ou servant à diffuser et promouvoir leur art pour attirer des commandes d’œuvres uniques. La copie restait aussi, jusqu’à une date récente, une étape indispensable dans la formation des plasticiens. En copiant les chefs-d’œuvre du passé, l’artiste procédait à une appropriation de la démarche de ses prédécesseurs, s’inscrivait dans une tradition et acquérait une technique. Sauf dans de rares cas qui ont subsisté, les copies ainsi produites n’avaient pas vocation à être commercialisées. Quelques artistes ont cependant continué à produire des originaux multiples, non pas en copiant des œuvres de tiers, mais en multipliant un modèle qu’ils avaient eux-mêmes créé. On pense à Jean-Jacques Henner multipliant à des centaines de copies le portrait de la même jeune femme rousse, à Jean Fautrier et à ses originaux-multiples, ou, plus près de nous, à Claude Viallat répétant, depuis des décennies, le même motif en forme d’éponge. Dans tous ces cas, récents, la copie du même motif, sorte de signature ou de Leitmotiv plastique, joue, comme autrefois, le rôle de marque de fabrique, de délimitation de territoire, d’appropriation d’un champ plastique.

    La variation, à l’instar de son équivalent musical, s’empare d’un thème plastique, d’un motif, et le multiplie, avec des variantes plus ou moins importantes, tout en s’efforçant de garder la référence formelle au thème original. La motivation est, le plus souvent, le seul plaisir de la virtuosité. La lecture sérielle des différentes étapes, la juxtaposition des différentes variations permettent de mesurer la richesse inventive de l’artiste. Picasso, par exemple, s’approprie Le Déjeuner sur l’herbe de Manet et nous livre une série de variations époustouflantes, dans lesquelles son génie créateur laisse toujours présente la structure initiale du chef-d’œuvre de son aîné. Le propos est essentiellement plastique, sans message supplémentaire ni surenchère par rapport à ce que Manet voulait exprimer. Plus récemment, Daniel Pincham Phipps, après bien d’autres artistes, s’empare du thème du Jugement de Pâris de Rubens et le varie pour nous proposer des pages de pure virtuosité, sans autre portée que celle de la pure délectation visuelle. On est dans le domaine d’une forme d’hédonisme[8] intellectuel, tant pour l’artiste que pour le spectateur. Le premier se plaît à remettre en scène les maîtres qu’il révère et à affirmer sa filiation esthétique. Le second apprécie l’ancrage de l’œuvre dans un terreau plastique fécond qu’il connaît et reconnaît. Par exemple, dans sa série de variations sur le Portrait équestre d’Isabelle de Bourbon de Velázquez, Guy Le Meaux témoigne d’une sensualité pour la couleur et la matière qui fait de ce Breton un artiste paraissant plus ibérique que son modèle[9].

    La relecture procède d’une approche différente. L’artiste part d’un thème pour le réactualiser au goût de son époque. Le message de l’œuvre originelle importe et le plasticien tient à le reformuler en des termes qui sont ceux de son temps. Le fond prime sur la forme, même s’il importe de conserver des références plastiques au modèle initial pour ne pas en diluer le message. Le Tres de Mayo de Goya est une de ces œuvres fortes qui servit de point de référence à de nombreuses relectures, notamment, à L’Exécution de Maximilien de Manet, à une iconographie importante autour des exécutions au Mur des Fédérés, au terme de la Commune de Paris, puis au Massacre en Corée de Picasso et, plus récemment au Massacre of the Jews de Pincham Phipps. Les relectures n’ont, en général, pas de caractère sériel. La multiplication de l’image nuirait à son efficacité en concentrant l’attention sur la prouesse ou l’agilité technique au détriment du fond. Les relectures sont donc des œuvres isolées, porteuse d’un message polémique[10]. Ce message n’a d’ailleurs pas nécessairement une vocation universaliste. Dans son Selbstbildnis, le même Pincham Phipps intègre un des masques des Demoiselles d’Avignon de Picasso au profit de l’expression d’un drame de la sphère domestique[11]. Dans le processus de relecture, l’image originelle joue rôle d’une icône[12], avec sa charge de sens, d’affectivité, avec ses dits et ses non-dits.

    Autant la variation et la relecture sont des manifestations d’iconodulie, le détournement relève de l’iconoclasme. Dans cette approche, une œuvre préexistante est annexée au profit d’un propos autre que celui de son auteur. Elle manifeste une volonté critique[13], souvent sociale, de remise en cause d’un existant, d’une habitude ou d’une idée préconçue. Marcel Duchamp est un des acteurs les plus marquants du détournement. Ce n’était pas le premier artiste à s’engager dans cette voie. De nombreux autres l’avaient précédé, notamment des caricaturistes, mais sa théorisation[14] du readymade légitimait l’approche et la faisait entrer dans l’histoire de l’art par la grande porte. La Mona Lisa affublée de moustaches et d’une barbichette est devenue une sorte d’icône de l’iconoclasme… Paradoxe qui n’en est pas un, puisque le détournement vise à bouleverser les habitudes perceptives et les modes de pensée, à banaliser le sublime, à sublimer le banal. Plus près de nous, parmi les Nouveaux Réalistes, Martial Raysse est de ceux qui ont eu souvent recours au détournement, que ce soit du chef-d’œuvre de Vinci ou de La Grande Odalisque d’Ingres sous le titre dérisoire de Made in Japan. Dans cette dernière œuvre, Raysse traite le modèle à la mode du pop-art dans l’esprit des affiches publicitaires, puis y intègre du verre pilé et une mouche, pour critiquer et ridiculiser les intentions – ou prétentions – illusionnistes de la peinture originelle. Le processus de détournement atteint ses limites dans la publicité (télé)visuelle qui pousse la démarche de Duchamp à son extrême : recourir au sublime de l’art pour promouvoir des objets ou des services inutiles.

    Que ce soit par volonté d’appropriation, par pur hédonisme, à des fins polémiques ou comme outil de critique, en pratiquant la copie, la variation, la relecture ou le détournement, le plasticien contemporain dispose d’un immense corpus historique d’images qu’il peut exploiter à ses fins propres sans pour autant devenir plagiaire, sans abandonner son rôle de révélateur des faits et des travers de notre société.

Louis Doucet, octobre 2011
Publié dans Subjectiles III, éditions Le Manuscrit




[1] Épigramme LIII :

      Quintianum facit assertorem
Commendo tibi, Quintiane, nostros :
Nostros dicere si tamen libellos
Possim, quos recitat tuus poeta :
Si de servitio gravi queruntur,
Assertor venias, satisque praestes,
Et, quum se dominum vocabit ille,
Dicas esse meos, manuque missos.
Hoc si terque quaterque clamitaris,
Impones plagiario pudorem.
      Je te recommande mes vers,
Quintianus, je te les recommande
si toutefois je puis encore les appeler miens
quand ils sont déclamés par certain poète de tes amis.
S’ils se plaignent de leur lourd esclavage,
sois leur défenseur et leur appui.
Et si cet autre se dit leur maître,
dis qu’ils sont miens, que je les ai affranchis.
Si tu protestes trois et quatre fois,
tu imposeras la pudeur au plagiaire.

[2] Die Gedanken sind frei, chant populaire allemand du XIIIe siècle repris depuis par une multitude de poètes et de compositeurs.
[3] Michel Houellebecq, par exemple, est régulièrement accusé de ce crime intellectuel. La recherche scientifique n’en est pas exempte, avec quelques cas de thèses empruntant sans vergogne à des pages entières à des travaux de confrères.
[4] 33 Variations sur une valse de Diabelli, pour piano.
[5] 8 Variations sur un thème (choral de saint Antoine) de Haydn, pour orchestre (opus 56a) ou pour piano à quatre mains (opus 56b). Il semblerait, d’ailleurs, que Haydn ne soit pas l’auteur du thème qu’il aurait lui-même emprunté à son frère cadet, Michael, à Ignaz Pleyel, élève de Michael, tout comme Diabelli, d’ailleurs, ou à un ancien hymne pénitentiel allemand.
[6] Le poncif est, à l’origine et étymologiquement une feuille de papier comportant un dessin piqué de multiples trous que l’on reproduisait en pointillé sur une surface, un subjectile, en passant une ponce sur le tracé.
[7] On consultera, par exemple, le monumental Les primitifs flamands d’Erwin Panofsky, et on admirera son travail de limier pour identifier, par une analyse poussée des modèles, les dates et les lieux de production d’enluminures ou de panneaux pré-eyckiens.
[8] Au sens étymologique du terme : ήδονή = plaisir.
[9] Ce qui n’est pas si étonnant que cela. L’Ibérie et la Bretagne sont toutes deux des finistères – finis terrae. Guy Le Meaux revendique cette proximité, mariant des dessins sur le thème des cartes de la péninsule ibérique avec des aquarelles colorées, striées, dans de grandes stèles celtiques : ses Maen-Sonn.
[10] Là aussi, au sens étymologique : Πολεμικός = qui concerne la guerre, même si cette guerre est une guerre d’idées ou d’opinions.
[11] Une séparation difficile et la difficulté à conserver le contact avec son enfant.
[12] Dans son acception sémiologique : une image ou un archétype qui, s’articulant avec un sens, se rapporte à une entité physique ou représentative.
[13] Là aussi dans son sens étymologique : κριτική = discerner. Dans la descendance de la pensée kantienne, la critique s’oppose au dogmatisme en ce qu’elle est une enquête systématique sur les conditions et les conséquences d’un concept, d’une théorie, d’un propos, pour tenter d’en saisir ses limites et sa validité. La critique est donc constructive, par essence.
[14] Duchamp aurait haï ce mot. Il n’a été théoricien qu’à son corps défendant, lui qui pourfendait le rétinien dans l’art. Sauf à considérer que ses dénégations ne constituaient qu’une tentative de plus pour brouiller les pistes.

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Œuvres de la collection Annick & Louis Doucet – Cynorrhodon - FALDAC

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