Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
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N° 27 – décembre 2014  

  ISSN 2264-0363
 

Cécile Wautelet dessine…








Paysages




Ma vie




mmh-mmh




Baigneurs




« X »




Cavaliers




Coupoles




Famille




Une dispute


« Solitude : douce absence de regards. »
Milan Kundera[1]

Cécile Wautelet dessine. Elle dessine des corps. Des corps vidés de leur substance. Des corps en creux, absents, mais qui sollicitent le regard, le provoquent, et imposent une présence autre. L’antithèse de la solitude, si l’on veut bien suivre Kundera…

    Cécile Wautelet s’est toujours exprimée à travers des séries homogènes qui se suivent et se chevauchent dans le temps, sans nécessairement épuiser complètement la thématique qu’elles abordent. Leur succession marque une lente progression dans son analyse des rapports, conflictuels ou non, entre personnes ou, plus précisément, entre les corps humains. On peut y lire l’exposé d’une forme de géométrie dans l’espace où les objets de base seraient non pas des cônes, des cylindres ou des cubes mais des enveloppes corporelles.[2]

    Mais reprenons au commencement… Ou presque… Revenons dix ans en arrière, en 2004. La série Paysages met en scène, dans des environnements de carte postale illustrée, des personnages plongés dans des rêveries matérialisées par des bulles dans lesquelles sont collées des images de produits alimentaires tels qu’on les trouve dans les rayons de supermarchés ou dans les dépliants publicitaires qui vantent des promotions commerciales prétendument irrésistibles. Décalage entre l’image et son sens, entre le signifiant et le signifié. Hiatus visuel et conceptuel qui dérange et met en cause la relation de l’humain à la consommation.

    La série Ma vie, 2006, transpose cette disjonction dans un registre purement visuel. Les corps sont réduits à leur contour, à leur enveloppe. Les couleurs, arbitraires, ne suivent pas nécessairement leurs délimitations, un peu à la façon dont Léger dissociait, décalait, formes et couleurs, les rendaient autonomes les unes des autres. Peut-être faut-il y voir aussi un écho du célèbre propos de Valery : « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau. »[3]

    La même année, la série mmh-mmh, marque un tournant essentiel dans la production de l’artiste. Les grands dessins font apparaitre un corps féminin allongé, en bas de page, souvent réduit à une forme en réserve, délimitée par un trait net, sans repentir. Dans ces feuilles, la femme allongée s’inscrit dans la symbolique traditionnelle qui associe la verticale à la virilité et l’horizontale à la féminité. Alentour, l’espace, comme indifférent à sa présence, est rempli de plages colorées, foisonnantes, luxuriantes, résultat d’un patient et attentif labeur, d’un geste presque monomaniaque, qui souligne la distance – pour ne pas dire la rupture – entre le corps et ce qui l’entoure, mais aussi, chez l’artiste, entre l’attention portée à l’humain et celle dévolue à son environnement.

    Les Baigneurs, de 2007, poursuivent dans cette voie, les corps étant désormais le plus souvent verticaux, mais s’enfonçant dans l’eau au point, dans certaines feuilles, de ne plus laisser émerger que le sommet de leur crâne. L’étendue d’eau, lourde, comme visqueuse, traitée de façon quasiment charnelle accentue la distance entre les personnages, même lorsqu’ils sont géométriquement proches.

    La série « X », de 2010, présente des couples en plein acte sexuel, ce qui justifie le titre des dessins. Mais les corps accouplés dessinent aussi la lettre X. Les personnages sont réduits à des silhouettes se détachant sur un fond d’un noir uniforme. Elles sont coloriées à la manière de ce qu’un élève d’école maternelle réaliserait avec un de ces fascicules dans lesquels les formes sont prédéfinies mais les couleurs restent libres. Certaines des textures évoquent la structure du bois et les frottages bien connus des enfants et réactualisés par Max Ernst. Dans ces dessins, le décalage ne se situe pas dans la distance entre les personnages, mais dans la volonté de représenter les positions sexuelles comme des lettrines d’une encyclopédie traitée à la manière d’un manuscrit médiéval. Encore une forme de distanciation entre le sujet, très humain, et sa représentation, d’une froideur presque clinique. La série des Cavaliers, de la même année, procède de la même veine, mais avec une propension plus marquée pour le grotesque et le caricatural.

    La série des Coupoles, 2011, inscrit les personnages, toujours par deux – un enfant et une femme –, en réserve sur le fond blanc, en bas de la feuille, au centre de ce qui pourrait être assimilé à un sol ou à une ligne d’horizon. Les figures sont entourées de somptueux motifs colorés, réalisés avec une minutie obsessionnelle, formant un dôme protecteur pour ces acteurs d’une histoire dont le sens échappe a priori. Il ne devient pas nécessairement plus clair quand on prend connaissance du titre de l’œuvre : Maman la nuit commence mal, Maman, regarde, mes dents se sont cassées ou Maman, je vole… Ces dômes seraient-ils une métaphore du ventre maternel ?[4]

    Dans la série Famille, de 2012[5], les corps ou les fragments de corps sont traités comme des ombres chinoises, souvent de couleur rouge[6], avec des dégoulinures qui évoquent le sang qui coule. Le fond sur lesquels ils s’inscrivent est un papier mâché coloré, fabriqué par l’artiste en recyclant des dessins condamnés. Dans un processus de transfert graphique et sémantique – une forme de transsubstantiation –, ce matériau aux aspérités incontrôlables, parfois troué, aux côtés approximativement découpés, devient un épiderme de substitution pour des personnages qui en sont dépourvus. La sensualité du support tranche avec le caractère sommaire, cruel ou ironique des images qui y sont inscrites. Il en est de même de la série des Chutes, 2012, où le rouge laisse la place au noir[7].

    La série Une dispute, de 2013, marque une nouvelle étape significative dans le travail de Cécile Wautelet. Les personnages, sans être directement reconnaissables, ont désormais des visages identifiables, même s’ils sont traités sommairement à la façon des héros de bandes dessinées. La composition évoque une bagarre entre femmes, un crêpage de chignon… À moins qu’il ne s’agisse, après tout, que de la pratique d’un art martial renouant avec la tradition grecque du pugilat pratiqué nu. Mais dans une version féminisée… Les couleurs du fond – des marrons et des verts[8] – sont encore arbitraires mais les chairs se colorent en rose, un rose en aplats[9], qui n’a rien de naturel et satisfait cependant aux normes conventionnelles de représentation de la carnation. Nous sommes, ici, assez proches de l’univers du pop art et de ses emprunts au répertoire de la littérature illustrée populaire. Les images des corps ne sont porteuses d’aucune affectivité particulière, elles sont neutres, symboles épurés mais signifiants, des idéogrammes, en quelque sorte.

    Les dessins de Cécile Wautelet conjurent donc la solitude par une riche polysémie, multipliant les angles de regards et les interprétations potentielles. Des deux fonctions ontologiques du dessin, le mémorial et l’intermédiaire[10], elle met d’abord en avant le second, usant de la métaphore et de la distanciation pour traiter de sujets dont l’expression trop directe rouvrirait des plaies probablement mal fermées. Elle use d’une forme de sobriété expressive, proche du silence, pour réveiller des souvenirs – et c’est là la dimension mémorielle de ses dessins – quelque peu amers, où la nostalgie n’a aucune place, mais où les relations interpersonnelles, même entre des êtres proches, sont complexes ou conflictuelles. Il n’y est pas question d’incommunicabilité mais tout simplement de la fragilité, de l’instabilité, du caractère imprévisible – et partant de la richesse – des rapports corporels entre humains. Sa démarche est globale, analytique puis synthétique, enchaînant déconstruction et reconstruction, résumant, dans l’espace restreint de quelques séries de dessins et d’une décennie de travail, l’histoire de millénaires de gestation et d’éclosion d’un nouveau et improbable mode d’expression idéogrammatique qui n’a pas encore trouvé son Champollion.

Louis Doucet, juin 2014




[1] In L’immortalité.
[2] Peut-être faut-il y voir aussi une réfutation du cubisme tel que Paul Cézanne l’exprimait à Émile Bernard dans sa célèbre lettre du 15 avril 1904 : « Traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. »
[3] In L’Idée fixe. Valery ajoute « en tant qu’il se connaît. Mais ce qu’il y a de… de vraiment profond dans l’homme, en tant qu’il s’ignore… c’est le foie… Et choses semblables… Vagues ou… sympathiques ! », ce qui éclaire et change le sens de cette proposition trop souvent citée hors de son contexte. Chez Cécile Wautelet, c’est d’un homme se connaissant lui-même qu’il s’agit. D’un humain qui a fait sienne le précepte delphique : γνῶθι σεαυτόν.
[4] Plus récemment, Cécile Wautelet a dessiné à l’intérieur de calebasses présentées fendues en deux selon un plan équatorial. Dans ces œuvres, le parallèle avec des ventres de femmes enceintes est patent.
[5] Suite, somme toute naturelle, de la gestation évoquée dans la série précédente.
[6] Dans la Chine ancienne, le rouge (红 – hóng), couleur du sang, était porteur de valeurs négatives : mort, violence, danger… Il était aussi associé au mariage car il servait à effrayer les mauvais esprits. Progressivement, sa symbolique première a disparu et cette couleur est désormais associée aux événements heureux, porteuse de valeurs positives : bonheur, chance, célébrité, faste, santé…
[7] Le noir(黑 – hēi) est signe de noblesse et de virilité mais, aussi et surtout, porteur de connotations négatives : sournoiserie, escroquerie, clandestinité…
[8] Notons que le vert (绿 – lǜ) est, en Chine, associé à des valeurs positives : vie, printemps, dynamisme, vitalité… Sauf quand il est associé à l’eau… Il évoque alors la croupissure… Peut-être celle du marron qui l’accompagne dans cette série de dessins de Cécile Wautelet.
[9] Le même que celui utilisé pour colorier les visages des premières bandes dessinées des Pieds nickelés, par exemple.
[10] Voir Louis Doucet, Petits papiers, in Subjectiles III, éditions Le Manuscrit, 2012.


Gaspard Pitiot – Portrait de l’artiste en Jivaro









© Louis Forton



© Wiley Ink, Inc.













Comme cela nous semblerait flou
inconsistant et inquiétant une tête de vivant
s’il n’y avait pas une tête de mort dedans

Jacques Prévert[1].

À l’instar des Indiens Shuars – désignés de manière méprisante comme Jivaros par les conquistadors –, Gaspard Pitiot collectionne les têtes. Des têtes de tous types : réalistes ou fantasmées, humaines ou monstrueuses. En revanche, même si elles font parfois office de trophée ou d’instrument d’exorcisme, elles ne sont quasiment jamais réduites, comme les tsantzas sud-américaines. Elles sont plutôt légèrement surdimensionnées, que ce soit par l’effet d’une vision plongeante qui les met au premier plan ou, plus simplement, par la volonté de leur donner la prééminence par rapport aux autres membres. Leur rendu est précis et incisif. Il donne raison à Prévert en affirmant haut et fort qu’elles ne sont bien qu’enveloppes provisoires à une structure osseuse amenée à prendre, tôt ou tard, son autonomie. Elles ne sont pas memento mori, mais sont inéluctablement vouées à le devenir.

    L’hypertrophie des crânes des personnages doit probablement beaucoup à la pratique de production de bandes dessinées et de fanzines. Cette forme, apparemment très contagieuse, d’acromégalie est présente dès les origines du genre, comme en témoigne, déjà en 1908, la première apparition des Pieds nickelés de Louis Forton. Ce choix n’est pas imputable, comme on a pu le dire ou l’écrire, aux phylactères, puisque ceux-ci n’étaient alors utilisés que de façon très parcimonieuse. Il est tout simplement dicté par le constat que la tête et le visage – et, dans une moindre mesure, les mains, elles aussi souvent grossies dans les bandes dessinées – sont, de très loin, les parties les plus expressives du corps.

    Même si la collection de têtes de Gaspard Pitiot contient quelques trognes animales, des monstres tout droit sortis de son imagination, ce sont essentiellement des êtres humains qui la constituent. Ses visages d’hommes ou de femmes, toujours accompagnés des autres parties, plus ou moins atrophiées, de leur corps, n’ont rien de ces têtes humaines, montées en trophées, qui figurent dans les dessins humoristiques ridiculisant ou stigmatisant la vanité des chasseurs. Ce sont cependant des butins, non pas le résultat de rapines aléatoires, mais le produit de véritables battues planifiées, plus mentales que géographiques, dans un vaste territoire dont les frontières sont communes avec celles du pays de la folie. Rien à craindre, cependant, car cette folie n’est pas dangereuse. Elle est inhérente à la condition humaine, comme le souligne Marcel Achard : « Celui qui n’a jamais perdu la tête, c’est qu’il n’avait pas de tête à perdre. »[2] ou Blaise Cendrars : « La folie est le propre de l’homme. »[3] Les (anti-)héros de Gaspard Pitiot ont une tête à perdre, certes, mais ils ne veulent pas s’en dessaisir sans avoir livré auparavant une dure lutte, un combat contre eux-mêmes. L’issue en est pourtant inéluctable : révéler la tête de mort sous l’écorce de chair.

    C’est que cette tête est probablement la seule chose qui leur appartient encore pleinement. On pense à la réplique tirée du film inspiré par le roman 1984 de George Orwell : « Vous ne possédez rien, en dehors des quelques centimètres cubes de votre crâne. » Les corps des sujets de Gaspard Pitiot ne sont déjà plus les leurs. Ils sont saisis dans les mâchoires d’un irrésistible étau. Ce peut être celui de la vieillesse, celui des difformités ou celui des premiers signes d’une incertaine métamorphose. Saint Paul, dans sa lettre aux Romains, rend bien compte de ce processus qui n’est, en fait, qu’une douloureuse (re)création : « Nous le savons, jusqu’à ce jour, toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement. Et non pas elle-seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps. »[4]

    Les têtes des personnages de Gaspard Pitiot peuvent être enveloppées de bandelettes, scarifiées et mal cicatrisées, mutilées, déformées par les rides ou par la douleur, écorchées, comprimées par des liens absurdes, bloquées par une minerve invisible, bouffies, énucléées, en voie de décomposition, envahies de vers ou de tentacules… Leurs yeux, déjà décavés, sont menacés par des lames de verre. Leurs dents ont la fragilité du cristal et leurs larmes la solidité du plomb.

    Thérapie ? Peut-être, mais pas dans le sens où on l’entend habituellement. Elle serait plutôt à considérer comme une étape nécessaire de l’évolution de l’être vers la plénitude de son essence, ce passage obligé que Michel Foucault évoque : « De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou. »[5] Mais que l’on ne se méprenne pas : l’homme fou n’est pas celui auquel on pense. Ce n’est pas le dessinateur, mais chacun des membres de notre triste humanité prise dans le vertige de sa quête désespérée – et désespérante – de repères et d’idéaux.

    …À moins que le rituel de Gaspard Pitiot ne soit qu’une résurgence, à rebours, de celui des Indiens réducteurs de têtes, visant à s’approprier la force de l’âme de la victime et à obtenir une protection contre la vengeance du camp adverse… Reste à savoir qui est l’ennemi et quel est le camp adverse… J’ai ma petite idée, mais c’est à chacun de nous d’apporter sa réponse sur la base de sa propre expérience douloureuse de la Vie…

Louis Doucet, août 2014




[1] In Fatras.
[2] In Gugusse.
[3] In Bourlinguer.
[4] Rm 8, 28.
[5] In Histoire de la folie à l’âge classique.


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