Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 35 – août 2015  

  ISSN 2264-0363
 

Hommage à Bernard Point








Bernard Point nous a quittés, le 28 janvier 2015, au terme d’une longue maladie dont l’issue fatale était malheureusement inexorable. Havrais, né en 1937, il poursuit ses études à l’École Nationale des Métiers d’Art de Paris. Dans les années 1980, il aura l’admirable lucidité de découvrir que la peinture n’est pas sa voie. Il changera alors de mode d’action : « Après ne point avoir continué à peindre, je me suis consacré à l’écriture, devenant véritable itinéraire dans l’espace. En effet m’étant toujours intéressé à l’architecture, comme tracé bâti par l’homme qui cherche à s’y abriter pour mieux y habiter. Ainsi cette écriture devient une mémoire comme un dessein en projet du chantier et de son échafaudage... de la parole. »

    En 1968, il crée, avec Madeleine Van Doren, l’école municipale des beaux-arts de Gennevilliers et sa galerie Édouard Manet. Il les dirigera jusqu’à son départ en retraite, en 2002. Très tôt, il se met au service de la démocratisation de l’accès à un art de qualité, exigeant et sans compromission, récusant simultanément populisme ou démagogie et alignement sur la doxa d’un art officiel : « un art élitaire pour tous. »[1] Il multiplie les initiatives dans ce sens : création de la Biennale d’Arts Plastiques de Gennevilliers, cofondateur de l’IAPIF, devenu depuis Tram, Réseau art contemporain Paris/Île-de-France, et de la Biennale d’Arts Plastiques de Villeneuve-la-Garenne, membre dès l’origine du comité de sélection du Salon du dessin contemporain, Drawing now, créé en 2009, à l’initiative de Christine Phal.

    Bernard Point fut aussi un grand passeur : écriture de textes critiques sur les artistes qu’il défend, conférencier, chargé de cours à l’Université Paris VIII pendant 18 ans, membre de nombreux jurys, commissaire d’expositions à la Galerie Villa des Tourelles à Nanterre, à l’H du Siège de Valenciennes, au Haut-Pavé et dans des galeries…

    Mais c’est surtout le découvreur, dénicheur ou révélateur de talents, qui a marqué toutes les personnes qui ont eu le bonheur de le rencontrer. Toujours disponible, d’une curiosité sans bornes, humain et humaniste, convaincu et convaincant, simultanément exigeant et homme d’écoute, il mettait l’acuité de son regard au service des autres, n’en tirant aucun profit personnel ni gloriole. Sa maladie ne l’a jamais arrêté dans ce qui était devenu sa principale raison d’être. Il continuait à visiter ateliers et expositions, à prodiguer les conseils avec cette bienveillante aménité qui le caractérisait. Son seul regret, exprimé du bout des lèvres, le fait que sa condition physique l’empêchait désormais de visiter les ateliers en étage, dans les immeubles sans ascenseur… Quelques jours avant son décès, Bernard Point, en fauteuil roulant, avec de sérieuses difficultés pour s’exprimer, mais les capacités intellectuelles intactes, visitait encore l’exposition que la Galerie du Haut-Pavé consacrait à Laurence Nicola. L’œil vif, pétillant de cette affable malice qui ne l’a jamais quitté, il nous communiquait ses enthousiasmes et ses réserves. Il se posait non pas en juge selon des canons plastiques ou esthétiques mais comme un aiguillon forçant l’artiste à plus d’authenticité et le regardeur à la nécessaire humilité devant ce qui lui était donné à voir. Quelle leçon…

    Le style critique de Bernard Point était à l’image de l’homme engagé. Plutôt que garder une distance et une certaine réserve vis-à-vis des œuvres qu’il commentait, il privilégiait une approche d’immersion, dans laquelle son propre corps entrait en interaction avec les œuvres décrites. Ainsi, lors de la carte blanche que lui donna la Galerie du Haut-Pavé, en décembre 2006, il n’hésitait pas à défendre une démarche subjective – au sens étymologique de ce terme – partant donc du spectateur – lui, en l’occurrence – et allant vers l’œuvre. Il écrivait ainsi : « Mon œil suit les directions proposées et traverse maintenant les arcades hivernales et arborescentes qui se greffent sur les arcs-boutants minéraux, cambrés autour de l’édifice. »[2]Ou bien encore : « De retour dans la galerie j’achève ma déambulation aux pieds du pilier qui fait face à la porte. Au sol, prennent appui, une prolifération de forces arc-boutées rappelant la dynamique de mon regard lorsque je parcours le chevet déambulatoire de la cathédrale. »[3]

    S’il ne fallait retenir qu’un point de la pensée critique de Bernard Point, ce serait celui-ci : l’œuvre d’art n’est pas un objet de spéculations financières ou intellectuelles, mais le siège d’une multitude de rencontres, de confrontations uniques entre deux individualités incarnées, celle du créateur et celle du spectateur.

    Merci, Bernard, de nous avoir martelé inlassablement ce message d’humanisme et d’espoir. Tu nous manques déjà…

Louis Doucet, avril 2015



[1] Paraphrase de la formule d’Antoine Vitez : « un théâtre élitaire pour tous ».
[2] Notice de l’exposition Arcs-boutants – Carte blanche à Bernard Point, Galerie du Haut-Pavé, 7 au 21 décembre 2006.
[3] Ibidem.


Christophe Challange – Artifex faber









Boîtes enterrées


Drawing in a cellar


Lieux de Saint-Jérôme et de Diogène le cynique


There is no place like home


Homo Brico


Autoportrait
(Le constructeur)



Mélodie’s Map


Sans titre


« En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication »

Henri Bergson[1]

Les travaux de Christophe Challange mettent en avant sa capacité à créer des objets nouveaux, des outils ou des méta-outils, qu’ils soient opérationnels ou, le plus souvent, utopiques. En ce sens, par analogie au propos de Bergson, l’artiste peut être qualifié d’Artifex faber, par opposition à l’Artifex sapiens qui conçoit mais ne matérialise pas nécessairement l’objet de sa réflexion. Ces considérations à caractère archéo-anthropologique ne sont pas anodines quand on sait que l’un des premiers projets de Christophe Challange, tout juste diplômé des Beaux-Arts, consista à enterrer des boîtes en différents endroits de la planète : douze boîtes en douze lieux, chacune contenant une partie de son travail. Nomadisme, certes, mais plus évidemment acte symptomatique d’enfouissement d’artefacts, du résultat d’un travail de création manuelle, avec le secret espoir qu’ils soient un jour excavés et deviennent objets d’une analyse de type anthropologique. Dans le même esprit, son projet de roman Le chantier racontait l’histoire d’un homme tout entier occupé à enterrer sa maison dans un village rural.

    La notion de claustration, de confinement, est souvent présente chez Christophe Challange. Son impressionnante série de vingt-quatre dessins Drawing in a cellar, 2007-2010, rend compte de l’expérience d’enfermement sans pour autant mettre en jeu une présence humaine. L’artiste s’exprime : « Quand j’étais enfant, je passais mes vacances en Bretagne où les blockhaus me servaient de terrain de jeux. L’atelier ou le simple lieu de travail, souvent spartiate ou anodin, devenant ainsi le premier espace d’expérimentation et de transformation comme un laboratoire ou un cocon mais aussi une zone de confinement, un refuge, un espace de méditation. »[2] Ses Lieux de Saint-Jérôme et de Diogène le cynique, ensemble de douze dessins à la pierre noire, à la craie et au crayon, rendent hommage à deux ascètes, le premier dans sa cellule monacale en Palestine, le second dans son tonneau à Athènes. Christophe Challange évoque ici des lieux clos, des architectures minimalistes détachées de toute réalité tangible et mises hors contexte. Ces espaces obsessionnels isolent et enferment mais, dans le même mouvement, recentrent l’individu et lui donnent une dimension et une portée universelles. À l’opposé, ceci ne l’empêchera pas d’intituler une de ses expositions There is no place like home, tentative de s’approprier l’espace de la galerie, de s’en faire un cocon protecteur à son échelle… Incessant va-et-vient entre utopie et réalité, entre mythologie personnelle et universalité…

    Plus que l’Artifex faber, c’est l’Artifex structor qu’il faudrait évoquer, tant la démarche de construction est centrale dans la démarche de Christophe Challange. Il écrit : « Une grande partie de mon vocabulaire formel emprunte à la thématique de l’architecture et à la place de l’individu dans cette architecture. »[3] Et ailleurs : « Très vite je compris que dans ma quête d’un espace idéal il y avait aussi la possibilité d’une réflexion plus profonde sur l’individu. »[4] On ne peut s’empêcher de penser au propos de Le Corbusier : « L’architecture, c’est une tournure d’esprit et non un métier. » Dans ses propositions, les références à l’artiste israélien Absalon abondent mais elles s’hybrident avec des influences autres. Challange cite volontiers Robert Smithson, Vladimir Tatline, Alexandre Rodchenko et les constructivistes russes du début du XXe siècle, le mouvement minimaliste américain des années 1970, le film Stalker d’Andreï Tarkovski, les écrits de Georges Perec ou les architectures de John Hejduk. Cet enchevêtrement de pistes apparemment incompatibles engendre un espace poétique idéal, hors de toute velléité de coller à la réalité, plein d’un sens nouveau, où le corps humain retrouve la place qu’il n’aurait jamais dû perdre. Le tout non sans un humour, parfois grinçant, dans lequel l’Homo Erectus peut devenir Homo Brico Rictus, titre d’un ensemble d’œuvres de 2010.

    Même s’il s’astreint à un travail de recherche quotidien, matérialisé par des croquis et des notes jetés dans des carnets, Christophe Challange ne produit pas de simples épures de projets réalistes ou idéalistes. Ses travaux cultivent paradoxes et ambiguïtés, enchevêtrant observations factuelles et images de rêves, comme dans une quête d’un monde meilleur qui se trouverait simultanément ancré dans une réalité matérielle et nimbé d’utopies. Ces monstres – au sens étymologique[5] de ce terme – sont les enfants de son esprit. Sartre écrivait, d’ailleurs : « Un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. »[6] Ainsi, les dessins intitulés Homo Brico mettent en scène le corps d’une sorte d’escargot humanisé que sa coquille-maison encombre plus qu’elle ne le protège. Les Autoportrait (Le constructeur) appartiennent à la catégorie des métamorphoses monstrueuses, la tête et les organes essentiels de l’artiste se muant en outils de travail… À moins que ce ne soient les outils qui s’humanisent… Étape ultime de l’évolution de l’Artifex faber ou structor ? Mais, il faut le souligner, comme le déclare Gide – « Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons. »[7] –, les productions de Christophe Challange ne matérialisent aucune menace. Elles suscitent plutôt une réflexion, proche du vertige de la mise en abîme.

    Le dessin joue un rôle fondamental dans ce travail. L’artiste déclare « Plus le temps passe, plus je m’aperçois que dessiner n’est en aucun cas un acte anodin. C’est quelque chose qui est de l’ordre du singulier. C’est à la fois une représentation du macrocosme qui m’entoure mais c’est aussi un lien, une passerelle entre plusieurs univers. Il y a quelque chose de transcendant dans le dessin, à la fois dans sa réalisation mais aussi dans son observation. Le temps passé à dessiner est un temps de réflexion et de méditation. »[8] En poste au Vietnam, il avait établi un parallèle entre les paysages du delta du Mékong et une sorte de poumon primordial, métaphore de son propre imaginaire. Ces images d’imbrications de bras d’eau, d’îlots, de ponts, de constructions précaires, de chantiers et de chemins branchus continuent à le hanter dans une série de dessins où des paysages, vus en perspective aérienne, se déploient sur des rocs, fragments d’astéroïdes flottant dans le cosmos… À moins que ce ne soient des îles flottantes… Hybridation de deux romans futuristes de Jules Verne : L’Île à hélice et Une ville flottante… Espaces à penser, espaces autres ou hétérotopies foucaldiennes ?[9] Recherche effrénée d’une nouvelle Terre promise ?

Louis Doucet, avril 2015



[1] In L’Évolution créatrice.
[2] In Carnets 9, 10, 11, 2007- 2012.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.
[5] Dès la première moitié du XIIe siècle, dans le Psautier d’Oxford : prodige ou miracle.
[6] In Les Mots.
[7] In Les Nouvelles Nourritures.
[8] Ibidem.
[9] In Dits et écrits, tome IV : Des espaces autres.


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