Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 39 – décembre 2015  

  ISSN 2264-0363
 

Lettre ouverte à Madame la Ministre de la
Culture et de la Communication








Madame la Ministre,

La création plastique française se meurt, lentement mais sûrement, sans que grand monde s’en émeuve. Il est vrai que les artistes plasticiens n’ont guère de moyens de pression ou de revendication. Contrairement à leurs collègues des mondes du théâtre, de la danse, du cinéma et de la musique, manifester bruyamment ou appeler à la grève n’aurait aucun effet. C’est donc en silence que les plasticiens sont condamnés à disparaître.

    Votre projet de loi Création artistique, architecture, et patrimoine ignore tout simplement la création plastique. Les problèmes à traiter sont pourtant bien réels quand on sait, par exemple, que les organismes publics, nationaux ou locaux, dans une écrasante majorité, n’appliquent pas la loi sur la rémunération des droits de monstration des œuvres, alors que la plupart des associations, souvent très pauvres, s’y conforment. Dans votre projet, il est certes question de liberté, mais la première liberté des artistes plasticiens est d’accéder à des plates-formes pour montrer leur travail. Or, plusieurs facteurs rendent cet accès de plus en plus difficile, voire impossible :

  1. Nos institutions nationales, obnubilées par le rendement et par la justification de leur nombre de visiteurs, donnent désormais la priorité à des valeurs sûres, à des artistes, souvent étrangers et/ou décédés, susceptibles de remplir leurs salles d’exposition et de tenir leurs objectifs de fréquentation. Les programmations récentes du Musée national d’Art moderne ou du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, par exemple, sont très révélatrices de cette dérive. Jeff Koons, Roy Lichtenstein, Andy Warhol, David Altmejd, Keith Haring, Christophe Wool, Jean-Michel Basquiat, pour ne citer que quelques-uns des artistes américains récemment exposés à grands frais, alors que des artistes français ou européens majeurs attendent toujours la consécration d’une exposition monographique dans un grand musée parisien. Sans tomber dans un nationalisme étroit et suicidaire, l’exemple des Kunsthalle allemandes, dont la programmation donne une grande place aux plasticiens allemands ou vivant en Allemagne, mériterait d’être pris en compte. Il est vrai que la dictature de l’Audimat est moins forte outre-Rhin.

  2. Les associations sont victimes de coupes drastiques des subventions qui leur sont accordées, que ce soit au niveau national, régional ou local. Les sommes allouées aux arts plastiques servent, au mieux, de variable d’ajustement des budgets et, au pire, de caution aux populismes (de droite et de gauche) qui vouent l’art contemporain aux gémonies. Les exemples se multiplient. Ici, une municipalité entraîne la disparition d’une association très active et de ses expositions de grande qualité en ne reconduisant pas une subvention annuelle de 1 200 €, à peine le prix d’une fusée de son feu d’artifices du 14 juillet. Là, une région réduit sa contribution à un centre d’art, l’obligeant à diminuer d’un quart le nombre de ses manifestations… Dans une autre région, la baisse de l’allocation budgétaire à une importante association pour la promotion des arts plastiques contemporains la condamne à la disparition à brève échéance.

  3. Les initiatives privées, quand elles veulent suppléer à ces carences, se heurtent à l’administration fiscale qui refuse, au mépris des textes légaux, de leur accorder la qualité d’intérêt général et, partant, de bénéficier d’un levier qui leur permettrait de renforcer leur action. Cette position manque de clairvoyance car, comme vous le savez, ce sont les initiatives privées, bien plus que les achats nationaux, qui enrichissent la partie exposée des collections nationales de demain.

  4. La censure a refait son apparition, condamnant les artistes à une forme de bien-pensance morale et politique s’ils veulent avoir une chance d’exister aux yeux du public.

    Les expressions plastiques contemporaines sont trop souvent considérées, par le grand public et par les politiques de tous bords, comme élitistes et condamnées au profit d’initiatives médiocres mais plus consensuelles. Ce manque de courage et ces renoncements ont pour effet de mettre en avant des pratiques relevant de l’amateurisme ou des travaux d’artistes très médiatisés, étrangers pour la plupart, dont les œuvres sont commercialisées comme des produits financiers.

    Aucun effort n’est consenti pour remédier à cette déculturation plastique des Français. L’enseignement, dès le collège, de l’histoire de l’art, promis depuis des années, est tombé dans les oubliettes. Les médias donnent de la création contemporaine une image caricaturale, ne faisant d’écho qu’à ses excès : scandales, enchères astronomiques ou censures… Les collectionneurs sont présentés comme des doux dingues ou des milliardaires extravagants et spéculateurs… La grande majorité des artistes plasticiens français, même quand ils sont reconnus à l’étranger, restent ignorés des institutions… Sauf quand ils viennent à décéder…

    Antoine Vitez a, très courageusement, réussi à promouvoir, selon sa propre expression, un théâtre élitaire pour tous. Les arts plastiques français ont besoin d’une politique de même ambition : exigence de qualité sur ce qui est présenté et accompagnement des publics dans leur découverte des propositions plastiques qui leur sont faites. De par leur maillage territorial, les associations, même petites, peuvent être des éléments moteurs de ce redressement. Les asphyxier, c’est prendre le risque de voir régresser la qualité de vie de nos compatriotes et oblitérer pour longtemps le rayonnement international d’un volet important de la pensée française.

    Madame la Ministre, les arts plastiques constituent un formidable outil de lutte contre l’exclusion, de promotion de la diversité et d’intégration par le haut. Accepter leur lente extinction ou leur banalisation dans un moule de médiocrité et/ou de conformisme, n’est pas acceptable, même si les effets n’en sont pas immédiatement perceptibles. Gouverner, c’est aussi penser à l’avenir. Gouverner, c’est aussi savoir dire non à la démagogie et agir, à contre-courant des opinions dominantes, pour promouvoir une vision d’avenir. Gouverner, c’est aussi prendre le risque de déplaire à court terme pour construire un futur meilleur…

    Certains de vos illustres prédécesseurs ont eu cette courageuse clairvoyance. André Malraux a su faire fi des oppositions à l’installation d’une peinture de Marc Chagall au plafond de l’Opéra-Garnier ou d’André Masson à celui du Théâtre de l’Odéon. Jack Lang a su passer outre l’avis de la Commission supérieure des monuments historiques qui jugeait le projet de Daniel Buren pour le Palais Royal trop moderne et hautement intellectuel… Nous n’en attendons pas moins de vous, Madame la Ministre, pour défendre la création plastique contemporaine.

    Veuillez, Madame la Ministre, agréer l’expression de mes respectueux hommages.

Louis Doucet, novembre 2015

Marine Vu – Nuits blanches








Technique mixte sur toile


Technique mixte sur toile


Technique mixte sur toile


Technique mixte sur toile


Technique mixte sur papier


    L’art se situe dans l’intervalle, mince comme la peau, qui sépare la vérité du mensonge.
Monzaemon Chikamatsu[1]

Ce que Monzaemon Chikamatsu disait du jeu de l’acteur, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, pourrait s’appliquer aux derniers travaux de Marine Vu, sa série des Nuits blanches. Tout, dans ces nouvelles œuvres, semble se situer dans l’épaisseur infinitésimale du tégument pictural. Duchamp, au début du XXe siècle, évoquait cet inframince, intervalle imperceptible, parfois seulement imaginable, entre deux phénomènes, lieu où tout, même l’impossible, peut advenir. Cette ténuité stimulatrice du regard et de l’imagination, Thierry Davila l’analyse brillamment dans sa thèse. [2] Si, chez Duchamp, cette notion était la matérialisation d’une quatrième dimension, normalement irreprésentable, essentiellement suggestive, elle devient, chez Marine Vu, plus paradoxale.

    Il y a, en effet, d’un côté, la volonté de confiner l’œuvre dans les limites bidimensionnelles du support, au point même d’abolir la traditionnelle opposition dialectique entre fond et forme. La quasi-monochromie blanche, impose, selon le propos de Kandinsky, un silence qui prélude à un (re)commencement.[3] On y décèle l’imminence de la survenance d’un quelque chose, indéfini, même pas suggéré, laissé à l’imagination du regardeur. Ce seront peut-être des fantômes, comme ceux qu’évoquait Sade dans une lettre écrite à sa femme, en juillet 1783, depuis la prison de Vincennes : « Vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise. » Retour spéculaire de l’image du spectateur laissé à ses propres contradictions et invité au passage à l’action ? Marine Vu alimente ainsi une réflexion sur l’essence même de la peinture, dégagée des règles de la perspective, des poncifs de la figuration mais aussi des canons de l’abstraction. Qu’en est-il d’une image qui n’en est pas une, apparaissant sur un fond dont elle ne se détache pas et dont la perception se forme et se déforme selon l’éclairage, l’angle de vue et l’orientation du support ? Louis Scutenaire écrivait : « Avec les mots, on marque le mouvement, avec les images, on le fixe. » Marine Vu prend le contrepied de ce propos : ses images marquent un mouvement que les mots du commentateur ne peuvent que fixer dans un arbitraire désespérément réducteur.

    D’un autre côté, les Nuits blanches parlent d’affleurements, de soulèvements, d’éclosions, de turgescences dans un univers à la fois étrange, inquiétant et familier[4] de par son silence-même. Tout, ici, incite l’observateur à appréhender une troisième dimension pourtant apparemment abolie. La matière est inexistante mais cependant bien matérielle, pénétrant et gonflant la trame, traversant insidieusement la toile pour être simultanément derrière, dedans et devant elle. Marine Vu réalise ainsi la gageure de rendre visible l’invisible, de donner une épaisseur à une substance inexistante, de créer des tensions dans un espace uniformément blanc, de donner une consistance à l’immatérialité du plan. Elle cultive, non sans un grain d’ironie, la confusion entre les deux faces d’une surface neutre, comme en apesanteur, entre intérieur et extérieur entre absence et présence, entre persistance et évanescence… La lumière et ses variations deviennent les grandes ordonnatrices et révélatrices de ces exercices de plis, de superpositions, d’empilements, d’imbrications, de morcellements, tous confinés dans un espace de moins d’un millimètre d’épaisseur, mais qui conjuguent des équilibres et des ruptures envahissant tout l’espace, devant et derrière le subjectile. Les règles de la géométrie classique sont bafouées, sans recourir, cependant, aux ficelles éculées de l’illusionnisme ni aux artifices des effets optiques.

    Marine Vu poursuit, dans ses derniers travaux, sa longue démarche de déconstruction et de reconstruction[5] des images, non pas seulement de celles du monde matériel mais aussi de celles, plus intimes, de la psyché. Que ce soient la sienne ou celle du regardeur… Et cet exercice n’est pas exempt de risques, au premier rang desquels celui de la totale incompréhension du spectateur. Elle l’assume pleinement car elle sait que, au-delà de ce minimalisme de façade, s’ouvrent des horizons nouveaux. C’est pourquoi elle se plaît souvent à citer René Char : « Après l’ultime distorsion, nous sommes parvenus sur la crête de la connaissance. Voici la minute du considérable danger : l’extase devant le vide, l’extase neuve devant le vide frais. »[6]

Louis Doucet, juin 2015



[1] In Entretiens avec Hozumi Ikkan.
[2] De l’inframince : brève histoire de l’imperceptible, de Marcel Duchamp à nos jours.
[3] « Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement. », in Du spirituel dans l’art.
[4] Le Unheimliche freudien, mais aussi, avant lui, propre aux romantiques allemands, d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann à Ludwig Tieck, en passant par Clemens Brentano, Justinus Kerner, Theodor Körner et bien d’autres encore.
[5] Louis Doucet, Déconstruction et reconstruction – Sur quelques dessins de Marine Vu, in Subjectiles IV.
[6] In Recherche de la Base et du Sommet.


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macparis 2015
du 26 au 29 novembre 2015
Espace Champerret
75017 PARIS


Marine Joatton
du 22 novembre 2015 au 3 janvier 2016
Galerie Réjane Louin
19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC


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