Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 47 – août 2016  

  ISSN 2264-0363
 

Nicolas Cluzel




Sol, plafond, moquette, 2015


Naufrage en Méditerranée, 2015


La leçon médiatique, 2015


Nana, 2015


Olympia dans tous ses états, 2015


Nicolas Cluzel est un jeune artiste, né en 1987, formé à Aix-en-Provence. Il pratique une peinture expressionniste d’une rare violence. Il y a dans ses mises en scène de saccages, de corps en éclat, d’explosions, de personnages déchiquetés, une forme d’obscénité, au sens étymologique de ce terme : obscenus – de mauvais augure. De son travail, Christian Noorbergen a écrit : « Nicolas Cluzel est un bougre-à-peindre qui étreint tous les délits délurés d’une peinture à grands délires. Il ne craint pas la chute libre, et abandonne tous ses repères. Il sait lâcher ses coups d’art à coups acérés de scalpel mental. Ses traits esquissent des apparences violentes, déchirent les attendus graphiques, et outrepassent les périmètres normés. Il œuvre à l’arrache, et ses arrachements cruels crucifient la séparation d’origine, quand le corps humain, pour faire exister l’humanité, prend distance tragique avec le corps de l’univers. Nicolas Cluzel sait oser l’abîme. »[1]

    En première lecture, les toiles grotesques, granguignolesques et déjantées de Nicolas Cluzel semblent relever de la tradition de la farce, de la fête populaire et débridée, dans une filiation directe avec les œuvres de la tradition flamande de Bosch, Bruegel ou Ensor. Elles traduiraient la vision que Rimbaud donne de la vie : « La vie est la farce à mener par tous. »[2] Bien que privilégiant la vitesse d’exécution, Nicolas Cluzel a longuement observé les maîtres du passé pour en tirer des leçons et y puiser des caractéristiques qui irriguent ses œuvres. On y trouvera, notamment, des traces de l’expressionnisme matiériste de Rebeyrolle, des éclaboussures gestuelles à la Pollock, la dissociation du trait et de la couleur à la façon de Dufy ou Léger, la technique de badigeonnage de certains street-artists, le grouillement narratif d’un Erró, la truculence jubilatoire des Flamands de la Renaissance, le souci de l’actualité de certains dessinateurs de presse, les rencontres ou confrontations improbables chères aux surréalistes, la prégnance libératoire de la couleur des Nabis, les mises en page inspirées des écoles orientales… Sa longue pratique de la bande dessinée, de 1996 à 2006, est aussi perceptible dans la dislocation de ses personnages et dans l’exagération des physionomies expressives. De toute évidence, Reiser et Wolinski ne l’ont pas laissé indifférent... Ni indemne…

    Ce mélange détonant et détonnant, cette expression d’un flagrant délire, d’une gourmandise goulue et jouissive pour l’acte de peindre, constituent d’évidents hommages, de claires déclarations d’amour à la peinture et à son histoire. S’ils prennent parfois la forme de la dérision, ce n’est que pour exorciser les tragiques convulsions et les douloureuses grimaces de l’acte créateur. Mais s’arrêter là, se contenter de cette approche superficielle de l’œuvre de Nicolas Cluzel nous ferait manquer quelque chose de plus important, de plus essentiel, pudiquement dissimulé derrière une truculence de surface.

    Prenons, par exemple, Sol, plafond, moquette, 2015, un détournement caustique de la célèbre toile Les raboteurs de parquet, 1875, de Gustave Caillebotte, conservée au Musée d’Orsay. La structure de la composition copie celle de son modèle, jusqu’à la présence de la bouteille de vin à son extrême droite. Les personnages ont la même attitude dans les deux toiles et les positions absolues et relatives des corps et des membres sont identiques. Différence essentielle, cependant, les hommes aux torses nus sont devenus des femmes dépoitraillées, une rousse, une blonde et une brune, avec des têtes de gorgones, défigurées par la fatigue et par l’usure d’un labeur que l’on imagine exténuant. Le paysage, à travers la fenêtre, n’est plus celui d’un quartier bourgeois de Paris mais évoque plutôt une banlieue avec le haut d’une tour porteuse d’un de ces hideux panneaux publicitaires qui défigurent nos environnements urbains. Mais le plus important n’est pas là. Il réside dans le quatrième personnage qui figure, dans la toile de Cluzel, en haut vers le centre. Il est tronqué et ne montre que le bas d’une jupe, des jambes nues et un immense cigare tenu dans la main gauche de ce qui ne peut être qu’une contremaîtresse veillant sur ses ouvrières. Quand on découvre cette figure, négligée en première lecture, la parodie bascule dans le drame. Là où le compagnonnage semblait lier les trois ouvriers, une relation de dure subordination s’impose avec la force d’une gifle en pleine figure. Les visages effarés des trois travailleuses sont donc ceux de véritables esclaves, purs produits de cette aliénation par le travail dont Marx écrivait : « Une conséquence immédiate du fait que l’homme est rendu étranger au produit de son travail […] : l’homme est rendu étranger à l’homme. »[3]. L’exercice de style humoristique devient brutalement dénonciation d’un système oppressif… Le ludique se mue alors en protestation politique.

    On pourrait poursuivre l’analyse avec Naufrage en méditerranée, 2015, inspiré par Le radeau de la Méduse, 1818-1819, qui montre quatre touristes hilares, vautrés sur une banquette, au Musée du Louvre, tournant le dos au chef-d’œuvre de Géricault, transformé en scène de naufrage de migrants en Méditerranée. Ou bien encore La leçon médiatique, 2015, reprenant La Leçon d’anatomie du docteur Tulp, 1632, de Rembrandt pour stigmatiser le voyeurisme malsain d’une forme de journalisme qui abandonne l’analyse objective pour la recherche d’un sensationnalisme morbide…

    À bien y regarder, les rieurs, les farceurs, les délires mis en scène par Nicolas Cluzel ne seraient-ils pas une façade pour masquer un doute existentiel, celui dont Cioran écrit : « Le délire est sans conteste plus beau que le doute, mais le doute est plus solide. » ?[4] Ne s’agirait-il pas de la mise en évidence de la précarité de personnages désabusés qui se rient de la vie pour exorciser la déchéance, le délabrement et la mort inévitables, dans une sorte de dernière danse macabre anthume ? Un dernier récital délirant en lieu et place d’une veillée funèbre ? L’insolence, le sarcasme et le cynisme de surface ne seraient-ils pas des exutoires à un cruel sentiment d’abandon, de terrifiante solitude ? Cioran, toujours lui, le relève : « Le cynisme de l’extrême solitude est un calvaire qu’atténue l’insolence. »[5]

Louis Doucet, décembre 2015



[1] 2012.
[2] In Une saison en enfer.
[3] In Manuscrits de 1844.
[4] In Le Mauvais démiurge.
[5] In Syllogismes de l’amertume.


Les Anges de DEMIN




Ange au processus obsessionnel, 2014


détail









Le 29 mai 1453, alors que les forces turques s’apprêtent à entrer dans Constantinople, les religieux byzantins sont tout occupés à discuter de la question théologique du sexe des anges : hommes ou femmes, l’un et l’autre ou ni l’un ni l’autre ? DEMIN, lui, a tranché. Ses Anges sont sexués. Leurs vulves hypertrophiées, proéminentes et provocantes en font des femmes… Indubitablement… Mais sont-ce vraiment des anges ? Non si l’on en croit Henri Pichette : « L’homme, c’est l’ange + le sexe. »[1] Que faut-il en penser ?

    Commençons par le commencement. DEMIN est psychanalyste. Il a pratiqué son métier pendant quinze ans avant de commencer, en 2012, à travailler sur ses installations mécaniques. Il déclare vouloir traduire en volumes les troubles pathologiques des individus qu’il observe. Tourments, obsessions, traumatismes, peurs ou fantasmes trouvent ainsi une traduction plastique. Ses figures, explicitement et violemment sexuées provoquent des réactions, à tel point que sa Machine à accoucher fut censurée et dut être retirée d’une exposition collective à Aubagne, en 2014. De ses Anges articulés, il écrit : « Qu’attends-tu de moi ? L’acrimonie coule dans mes veines et je finis par perdre le goût de l’éternel. L’espoir m’abandonne, mes ailes me fuient, mon corps se fissure. Je plonge dans l’affliction, je crée le deuil de ma dévotion. J’ai tout donné, allant jusqu’à brûler mes ailes dans l’expectative d’un monde meilleur. Qui m’aidera à m’ensauver, à me rendre la flaveur de la vie éternelle. Dans un dernier espoir, j’implore que l’on me rende grâce, que l’on déploie mes ailes… »

    Une des pièces majeures de cette série s’intitule Ange au processus obsessionnel. Au-delà que l’ange en tant que tel – d’ailleurs assez peu présent dans la littérature psychanalytique, si ce n’est, exception notoire, chez Lacan avec son commentaire de la lutte de Jacob et de l’ange – ne faudrait-il pas considérer la figure angélique comme un subterfuge pour nous parler d’autre chose : d’obsessions, par exemple ? Henri Michaux écrivait : « Qui a rejeté son démon nous importune avec ses anges. »[2] Les anges de DEMIN ne seraient-ils pas un prétexte pour nous importuner et nous parler de ses propres démons ?

    Les figurations ailées d’Éros et surtout d’Antéros, dont Platon déclare qu’il est « une image réfléchie d’Éros »[3], ont précédé de plusieurs siècles celles des anges, par essence immatériels. Cependant, comme le déclare saint François d’Aquin, « les anges ont besoin qu’on leur suppose un corps. Non pour eux-mêmes, mais vis-à-vis de nous. »[4] Les obsessions de DEMIN ont besoin qu’on leur suppose un corps, non pour elles-mêmes mais vis-à-vis de lui-même et de nous-autres, spectateurs. D’où la question, centrale pour les Byzantins comme pour l’artiste, de leur attribuer un sexe…

    Les Anges de DEMIN se situent aux antipodes de l’iconographie classique, avec ses personnages légers, diaphanes et fragiles. Ses figures accusent le poids de la terre dont elles sont conçues. Elles sont rougeâtres et ocre, d’une matérialité et d’une présence qui leur dénient toute capacité à suggérer une quelconque évanescence. Elles sont de terre, ancrées à la terre, malgré des empennages qui les encombrent plus qu’ils ne leur confèrent une aptitude à se déplacer dans les airs. À les regarder de plus près, ces ailes n’ont rien de celles des libellules ou des oiseaux. Elles évoquent plutôt les structures mécaniques articulées imaginées par Dédale pour l’emporter, lui et Icare, loin de leur prison crétoise. Ou peut-être encore, avec un peu d’imagination, aux voilures des chauves-souris, notamment de celles de la sous-famille des vampires…

    Les Anges de DEMIN suscitent un mélange d’attraction et de répulsion, de séduction et de défiance, d’évidence et de mystère. Ils portent en eux un potentiel magique, à la manière des minkisi, ces fétiches à clous des Bakongos. On peut aussi y voir, dans l’exhibition de leurs organes sexuels démesurés, la résurgence de primitives idoles de la fécondité. Les seins de certaines de ses figurines, se transformant en cornes phalliques, nous confortent dans cette interprétation. Surtout quand ces cornes viennent énucléer les yeux du personnage. Georges Bataille, notamment dans son Histoire de l’œil, a bien explicité la métaphore de l’œil en tant que sexe féminin. Nous sommes donc, ici, face à un acte de double pénétration tout à fait improbable…

    Peut-on, pour autant, parler d’art brut ? Même si une lecture rapide peut faire pencher dans ce sens, je ne le crois pas. Dans la définition qu’en donna Dubuffet, il s’agissait de productions de personnes exemptes de culture artistique. Ce n’est évidemment pas le cas de DEMIN qui a vu, compris et intégré les productions plastiques des siècles passés et dont les travaux, malgré leur singularité, s’inscrivent bien dans leur descendance.[5]

    Qu’en penser, alors ?

    Je propose une piste. L’artiste affirme que ce sont des anges, avant et après tout. La Kabbale en identifie et en désigne pas moins de soixante-douze. L’un d’entre eux, le quarante-quatrième, Yelaiah, déclare : « Je suis le miroir de votre mental dans le refus de la Loi ou dans votre acceptation du Père. […] Je suis la matérialisation de l’ego que vous projetez sur l’extérieur. Je suis la matérialisation des refus que vous entretenez dans votre corps et dans votre cœur. »[6] L’artiste est psychanalyste… À vous d’en tirer les conclusions…

Louis Doucet, janvier 2016



[1] In Les Épiphanies.
[2] In Tranches de savoir.
[3] In Phèdre.
[4] In Summa theologica.
[5] J’aime à noter que le patronyme de DEMIN est Speicher, mot qui, en allemand, désigne le grenier et a été repris par les informaticiens pour nommer la mémoire vive d’un ordinateur (on y engrange des informations). Il y a aussi, très certainement, un travail de mémoire chez cet artiste. Une porte à pousser pour mieux pénétrer les strates de sa pensée…
[6] Nadine et Daniel Briez, in Les Anges.


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