Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 49 – octobre 2016  

  ISSN 2264-0363
 

Marine Joatton
Exposition Un air de famille
au Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne
du 5 novembre 2016 au 12 février 2017








































La raison qui ne dort jamais produit des monstres.
Tahar Ben Jelloun[1]

J’ai découvert le travail de Marine Joatton en octobre 2003, dans son atelier glacial des Buttes-Chaumont. À cette époque, elle était fascinée par la vie animale et fabriquait des petits monstres hybrides en découpant et en réassemblant des fragments de figurines animalières en matière plastique. Il y avait, dans cet exercice, une parenté visuelle avec certains rébus qui ont bercé mon enfance : un arrière-train de loup greffé sur l’avant d’un phoque devenait un loufoque ; un faon muni d’ailes se muait en éléphant… Les notions d’échelle étaient abolies, une minuscule souris pouvant s’accoupler avec un éléphant, voire l’avaler en partie, sans que cela puisse paraître incongru. Les bestioles résultantes, toutes de même taille, étaient ensuite tirées en bronze puis sagement alignées sur une étagère, pour créer une très improbable ménagerie. Marine m’avait aussi montré des travaux plus anciens dans lesquels les animaux étaient fabriqués à partir de fragments végétaux de récupération : pétales, bogues, branches, épines, pelures d’orange … Elle menait, en parallèle avec cette activité en trois dimensions, un travail de dessin, subtil et fascinant, qui me faisait penser simultanément à Martial Raysse et à Max Ernst. J’avais aussi détecté, chez elle, une certaine parenté avec la démarche de Jean-Luc Parant, qu’elle connaissait fort bien et avec qui elle avait même échangé des œuvres. À vrai dire, c’est cette partie graphique de sa production qui m’avait pleinement convaincu qu’il fallait l’exposer à la galerie du Haut-Pavé.

    Le parcours de Marine Joatton est quelque peu singulier dans ses débuts. Diplômée de Sciences Po, elle a enseigné le français à l’Université de Saint-Andrews, en Écosse, puis a suivi un cursus de sculpture à l’Université de Dundee, toujours en Écosse, avant d’entrer aux Beaux-Arts de Paris. Cette double formation a forgé une personnalité surprenante, parfaitement équilibrée, dans laquelle le rationnel et l’irrationnel, le déductif et l’intuitif se mêlent à parts égales. On pense au propos de Constantijn Huygens qui déclarait : « La vie est un rêve, mais rêver n’est pas vivre. »[2] Notre artiste évolue dans un monde onirique mais elle sait exactement quand et comment en sortir pour en concrétiser la vision dans ses œuvres.

    Les premiers dessins de Marine Joatton, ses dessins génération spontanée, selon sa propre terminologie, se situaient dans le prolongement de ses figurines monstrueuses. On y reconnaissait des fragments tirés de la nature, sans souci de cohérence de dimension ou d’échelle, des métissages contre nature, dans lesquels entraient des éléments exogènes. « Tout cela a un côté fable, mais fable déréglée, sans logique ni morale. » écrivait Philippe Dagen.[3] On y devinait également la fascination pour les taches, comme chez Henri Michaux ou Victor Hugo. Il y avait aussi des effacements, des grattages, des frottages à la manière de Max Ernst, des traces de repentirs dans lesquels on discernait une volonté de brouiller les pistes, d’effacer les étapes du processus générateur du dessin, dans une rage presque animale, celle du félin pourchassé qui cherche à semer ses poursuivants. Concentration et obsession… Deux données qui continueront à marquer la production de Marine Joatton jusqu’à nos jours.

    Certains de ces premiers dessins étaient réalisés à l’aveugle. Après avoir placé une planche de papier carbone entre deux feuilles, elle dessinait sur la première avec une pointe qui ne laissait pas de trace. Le carbone était transféré sur la seconde feuille sans que notre artiste puisse voir ou contrôler la progression de son dessin. Il en résultait des ruptures, des reprises, des décalages, des solutions de continuité du trait… Autant de surprises quand les papiers étaient finalement séparés… On pensait alors inévitablement aux productions préhistoriques telles qu’elles nous ont été laissées à Lascaux ou dans la grotte Chauvet. Cette cécité imposée avait pour conséquence d’abolir l’opposition traditionnelle entre le fond – le blanc de la page, massivement présent – et la forme. Le souci de remise en cause de l’espace pictural conventionnel restera toujours très présent dans les préoccupations plastiques de Marine Joatton. Plutôt que poser un sujet devant un arrière-plan, elle procède en envahissant progressivement – en colonisant, pourrait-on dire – l’espace blanc de la feuille, jusqu’à ce que plus rien ne puisse lui être ajouté sans risquer d’en détruire l’équilibre. Le processus est semblable à celui d’une germination plastique qui fait que, quand la plante est arrivée à maturité, plus rien ne peut la pousser à croître d’avantage. D’où cette perpétuelle tension, cet équilibre potentiellement instable entre une très urgente nécessité intérieure[4] et un non moins jubilatoire laisser-faire qui caractérise toute la production de Marine Joatton. Liberté et contrainte… Une opposition dialectique que saint Augustin[5] développait déjà au début du Ve siècle…

    En 2010, Marine Joatton, qui n’avait jusqu’alors produit que des œuvres de format modeste, se lance dans la réalisation de très grands dessins sur papier. Des personnages issus de songes grouillent sur le blanc de la feuille. L’artiste raconte alors volontiers qu’elle dessine, au saut du lit, les images qui ont peuplé ses rêves de la nuit. Les couleurs peuvent évoquer les illustrations de contes pour les enfants, tout comme les figures renversées et démembrées chez Baselitz. Dans ces compositions, le regardeur a l’impression que l’artiste laisse les choses se faire d’elles-mêmes, refusant de trancher dans les contradictions et les incohérences propres au monde onirique, s’interdisant de tenter d’organiser une narration cohérente. Plus de notion d’échelle – un oiseau devient plus grand qu’un personnage humanoïde – ni de haut et de bas… Le spectateur est plongé dans un univers de chimères dont Renan écrivait : « Rien de grand ne se fait sans chimères. »[6] Cependant, à y regarder de plus près, les images que nous livre Marine Joatton n’ont rien d’idyllique, malgré leurs coloris séduisants et enfantins, malgré leur apparent caractère ludique. Les êtres – animaux et humains fragmentés, morcelés – s’y entre-dévorent ou s’accouplent. On se souvient alors que la Chimère mythologique était une redoutable carnassière et dépeceuse. L’artiste parle volontiers de chaîne alimentaire – titre d’une série initiée en 2004 – et c’est bien de cela qu’il s’agit. Ici encore, on en revient à l’art pariétal de la préhistoire, dont on peut penser que la chasse et la prédation en étaient des moteurs essentiels. La référence à un cycle de vie ou, plus précisément, à la lutte pour la vie chère à Darwin[7] s’impose alors. On peut aussi penser à Artaud et à sa théorie du théâtre de la cruauté, cette expression de la souffrance d’exister[8]. Mais, dans le même instant, comme par un effet de balancier, les noms, plus joviaux, de Kandinsky et de Bosch viennent naturellement à l’esprit. Marine Joatton convoque donc notre mémoire visuelle et sensorielle, mais s’amuse à la chambouler et à nous déstabiliser en provoquant de salutaires carambolages, des courts-circuits inattendus. Dans les limites d’une seule feuille, fût-elle de grandes dimensions, l’artiste arrive à condenser sa propre expérience intime et plusieurs millénaires d’histoire de l’art. L’inquiétante étrangeté (das Unheimliche) de Freud[9] se mue alors en inquiétante familiarité… Au risque de faire douter l’observateur de ses propres certitudes, de ce qu’il pensait être familier… Mythologie imaginaire et dérisoire, gaucherie affectée et parasitage se combinent à une volonté sans failles pour nous désarçonner, pour nous renvoyer à nos propres contradictions, pour nous placer face à nos fantasmes inavouables.

    À la même époque, Marine Joatton décide d’investir le champ de la peinture. La transition fut longue et difficile. Il lui fallait simultanément passer de la ligne à la surface,[10] traiter des aplats, gérer le fond, se confronter à la surface de toile dont la réaction est différente de celle du papier… Le tout en gardant l’étrangeté de ses atmosphères sans perdre le caractère insaisissable de ses formes ni la fluidité de ses compositions. C’est la question du fond, naturellement blanc et neutre dans le dessin, qui lui posa le plus de problèmes. Mon épouse et moi avons été les témoins de cette difficile épreuve, l’artiste nous demandant de venir dans son atelier, de temps à autre, constater ses progrès et donner notre avis sur ses nouvelles productions. Comme toujours, Marine Joatton, parfaitement lucide, était déchirée entre sa volonté d’avancer et sa capacité d’autocritique jamais émoussée. Sincèrement, nous ne pensions pas qu’elle s’en sortirait indemne malgré ses efforts intenses et son travail acharné. Le subjectile devenait un champ de bataille, le lieu d’un affrontement non seulement entre les personnages qui le peuplent mais aussi entre l’artiste et la surface qu’elle devait investir et domestiquer. Nous avions tort : au terme de ces épuisantes expérimentations qui durèrent quelques semaines, Marine Joatton nous présenta des toiles parfaitement abouties. Elle avait fini par opter pour une fusion intime de l’espace et des figures qui y habitent, le fond devenant un magma d’où émergent les sujets, telles des images surgissant des profondeurs de l’inconscient. Quelques jours plus tard, elle s’envolait pour la première de ses deux résidences en Corée – en 2012 et 2013 – qui lui permirent de se consacrer uniquement à la peinture, dans un grand atelier, sans limitation ni contrainte de moyens : peinture, châssis, couleurs...

    Pendant deux ans Marine Joatton privilégia l’utilisation de la peinture à l’huile en bâtons (oilstick), médium sensuel, duveteux et dense, aux qualités très tactiles, qui lui permet de traduire plastiquement la dynamique gestuelle débordante qui l’habite, mais aussi d’aménager des plages dans lesquelles les couleurs se fondent l’une dans l’autre ou se recouvrent et se contaminent mutuellement. La question du fond était définitivement évacuée : seules quelques plages de blanc en réserve évoquaient un derrière de la peinture plus qu’un arrière de la composition. Certaines de ces œuvres, les plus saturées de couleurs, rappelaient la peinture expressionniste allemande et, plus singulièrement, celle de Karl Schmidt-Rottluff. Mais on pouvait aussi y trouver des réminiscences de la voluptueuse gloutonnerie du premier Vuillard ou du Van Dongen de la période fauve… Mais aussi, dans un tout autre registre, les viscères disséqués, commentés et exposés de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt ou son Bœuf écorché, repris par Fautrier. Car il y a, chez Marine Joatton, une pulsion sadique et voyeuriste – mais finalement assez saine – qui la pousse à vouloir découvrir ce qui est à l’intérieur de la matière picturale, ce qui sert d’entrailles à ses personnages. Ou, de façon plus sage, l’attitude de l’enfant qui démonte son jouet, au risque de le détruire, pour voir ce qu’il y a dedans, pour en comprendre les rouages cachés.

    En 2015, Marine Joatton est invitée en résidence pendant trois mois à Kerguéhennec. Elle vit ce séjour comme une période d’ascèse librement consentie. Volontairement isolée de tout, loin de son mari, elle produit un dessin chaque matin et consacre l’après-midi à réfléchir à celui qu’elle peindra le lendemain. C’est un nouveau tournant décisif dans son parcours. Sur la même feuille coexistent plusieurs modes d’expression : figuration et abstraction, dessin léché et esquisse inaboutie, expressionnisme et réalisme, construction et gestualité, critique sociale acerbe et attendrissement sur la condition humaine, introversion onirique et extraversion caricaturale… Les titres se font plus explicites : Oursonne en hiver, Fiesta banana, Tête de lard… Le geste est spontané, primitif, comme si l’artiste s’était consciencieusement appliquée à désapprendre toute sa science acquise pour retourner à un état enfantin, celui des hommes-têtards… Pas de régression, cependant, car les images restent fortes, prégnantes, invectivent le spectateur, le giflent parfois, le sondent toujours et appellent sa réaction. En fait, l’artiste s’est affranchie des contraintes imposées par un système trop pesant. Elle peut enfin donner libre cours à sa fantaisie, sans pour autant relâcher son attention au monde et à ses dysfonctionnements. Elle récuse les étiquettes et les petites boîtes dans lesquelles chaque artiste doit rentrer s’il veut survivre sur le marché. De ce point de vue, Marine Joatton partage certains traits communs avec le Douanier Rousseau, rétif à toute classification, dont Louis Roy écrivait, en 1895 : « En général, dans notre société, l’homme a été habitué, dès l’enfance, à classer, à numéroter, à étiqueter, à enfermer toutes choses dans de petites boîtes. Chaque partie de la Création doit forcément entrer dans une case, sinon, l’homme, dérouté, et vexé de ne pouvoir tout comprendre, s’empresse de décréter l’absurdité de ce que son esprit n’a pu pénétrer. En d’autres termes, avec toute la modestie dont l’homme est capable. Il ose dire Je ne comprends pas, donc c’est idiot. Malgré le progrès indiscutable de l’espèce humaine, progrès manifesté d’une manière assez évidente par le télégraphe, le téléphone, la bicyclette et les montagnes russes, il est certain que nous sommes moins libéraux que ne l’étaient nos pères au Moyen-Âge, car ils avaient le respect de la personnalité incomprise lorsqu’ils disaient : Credo quia absurdum. »[11]

    C’est donc en authentique ymagière qu’il faut considérer Marine Joatton et ses nouvelles séries de peintures intitulées La famiglia, Peuplade, La historia ou Petite cabeza… Elle se rattache à la lignée des enlumineurs de manuscrits médiévaux, des créateurs des vitraux de nos cathédrales et des sculpteurs de leurs chapiteaux historiés, pour lesquels l’image devait parler, émouvoir, convaincre, parfois avec malice, souvent avec fantaisie, toujours avec une injonction à vivre pleinement… Ses saynètes espiègles nous déplacent dans un monde à la frontière impalpable entre le rêve et la réalité, entre conscience et inconscience… Un lieu où la liberté est reine…

Louis Doucet, mai 2016



[1] In L’Auberge des pauvres.
[2] In Hofwijck.
[3] In Le Monde, 13-14 septembre 2009.
[4] Wassily Kandinsky, in Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier.
[5] Notamment dans ses écrits contre le pélagianisme.
[6] In L’Avenir de la science.
[7] On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, 1859.
[8] In Le Théâtre et son double.
[9] Telle que formulée par Jentsch dans son Zur Psychologie des Unheimlichen.
[10] On pense de nouveau à Kandinsky et à son fameux traité Punkt und Linie zu Fläche: Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente, 1926.
[11] La Guerre. Un isolé. Henri Rousseau, in Le Mercure de France, mars 1895.


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