Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
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N° 54 – mars 2017  

  ISSN 2264-0363
 

Natalia Jaime-Cortez
– Le pliage comme dess(e)in










Partition 1, 2014


Partition 5, 2014


Quinze partitions, 2015


Pan 1, 2015


Pan 7, 2015


Plump-up, 2015


Trilogie de la couleur, 2016


Il y a une grande quantité de bleu pour dire le bleu, 2016


Mékong, 2016


À des heures et sans que tel souffle l’émeuve
Toute la vétusté presque couleur encens
Comme furtive d’elle et visible je sens
Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve

Stéphane Mallarmé[1]

C’est la ville de Bruges que le poète évoque dans ce sonnet dont Pierre Boulez a repris l’expression pli selon pli pour nommer une de ses œuvres maîtresses, composée sur des poèmes de Mallarmé mais qui n’utilise pas ces vers dédiés à des amis belges du poète. Chez Natalia Jaime-Cortez, le processus de dépliage ne révèle pas la pierre veuve de Bruges-la-Morte[2] mais un voile translucide, peut-être celui de Tanit, déesse carthaginoise de la lune et des choses humides. Elle convoquerait ainsi le personnage de la Salammbô de Flaubert, d’autant plus que notre artiste, brune, jeune, souple et féline, pourrait fort bien incarner cette héroïne.

    Mais commençons par le commencement.

    Les œuvres pliées et dépliées de Natalia Jaime-Cortez, ses Plis, Partitions et Pans, ne représentent qu’une petite partie de la production de cette artiste prolixe et protéiforme. Elle s’exprime dans le dessin, souvent mêlé au langage, dans la vidéo, la danse et la performance. Ces pratiques, apparemment indépendantes les unes des autres, sont cependant très cohérentes et complémentaires. On y trouve, par exemple, un processus de réplication et de multiplication qui n’est pas limité à ses pliages-dépliages. Ainsi, de ses dessins à l’encre de Chine, l’artiste écrivait, en 2012 : « J’explore un réel qui se démultiplie à l’infini dans ses moindres détails. » Quel que soit son mode d’expression, il s’agit, dans le sens le plus général de ce terme, de dessin, dans ses deux dimensions essentielles : l’intermédiaire et le mémorial[3] Dans un incessant va-et-vient du geste au dessin, puis du dessin au mouvement, Natalia Jaime-Cortez convoque les mêmes matériaux – charbon, plâtre, encre, pigments, poussières, eau… – en tentant de saisir et de fixer les traces d’un moment du monde, dans un mouvement improvisé qui pourrait être celui du butō,[4] cette danse du corps obscur avec ses postures d’introspection ouverte aux influences de l’univers. Le geste, intermédiaire, produisant la trace, mémoriale… Le dessein se faisant dessin… Et vice-versa… L’artiste confirme : « Le dessin accompagne quotidiennement mes recherches. Je perçois l’acte de dessiner comme un espace de retour à soi, systématique, proche du rituel tout autant que vif et instinctif dans son geste. »[5]

    Il n’est pas anodin que certains des pliages-dépliages de Natalia Jaime-Cortez soient désignés sous le nom de Partitions. Certes, les petits carrés résultant du pliage-dépliage sont des subdivisions du plus grand et le partitionnent. La structure générale, avec des horizontales qui évoquent des portées et des verticales qui pourraient être des barres de mesure, peut aussi faire penser à une page d’écriture musicale, d’une musique colorée, traduisant d’improbables synesthésies telles qu’auraient pu les concevoir Scriabine ou Messiaen. Mais il y a certainement plus et plus profond… Si la danse est, comme la musique, selon Nelson Goodman,[6] un art allographique, car susceptible d’être noté – mise en partition[7] – et, par conséquent, répété, avec des variations, il n’en est pas de même du dessin, résolument analogique, car échappant à toute tentative de codification, sauf à considérer qu’il constitue sa propre notation, qu’il est autographique et, par conséquent, impropre à toute réplication. Les Partitions de Natalia Jaime-Cortez renversent le point de vue, faisant de la trace du geste créateur de l’œuvre, de sa partition, son objet même. D’ailleurs, les Partitions se développent en séries, comme autant de variations sur un thème qui n’est pas inscrit sur elles, mais est plutôt de nature génésique, traduisant le processus de leur fabrication. En ce sens, elles ne peuvent prétendre au statut de productions allographiques car Goodman stipule : « ce qui est nécessaire [pour qu’elle soit allographique], c’est que l’identification d’une œuvre ou d’une instance d’une œuvre soit indépendante de l’histoire de sa production. »[8]

    Ce que Natalia Jaime-Cortez se propose de faire, n’est rien moins que de nous énumérer diverses Manières de faire des mondes[9] pour reprendre le titre d’un célèbre ouvrage du même Nelson Goodman. Elle nous démontre, preuves à l’appui, que le geste créateur de l’artiste engendre un univers nouveau qui ne répond pas nécessairement aux critères figés du monde unique des scientifiques. Elle clame haut et fort que les arts plastiques peuvent contribuer à accroître notre découverte et notre compréhension d’un réel autre, tout aussi important que celui des sciences dites dures, car « connaître et comprendre s’étendent au-delà de l’acquisition de croyances vraies et vont jusqu’à découvrir et inventer des ajustements de toutes sortes. »[10]

    Revenons donc aux dess(e)ins que sont les pliages-dépliages.

    Pour les réaliser, Natalia Jaime-Cortez utilise de grandes feuilles de papier asiatique normalement destinées à la calligraphie. C’est un support simultanément résistant et absorbant. Elle fabrique, par découpage ou par collage, de grands carrés. Le carré, outre le fait qu’il soit divisible, par pliage, en carrés homothétiques, est une forme neutre, sans haut ni bas, ni droite ni gauche. Il combine la symbolique traditionnellement masculine de la verticale et féminine de l’horizontale… Le paysage et la figure… Les carrés initiaux de Natalia Jaime-Cortez font environ 140 cm de côté, l’envergure de ses bras déployés. Ils constituent donc une sorte de domaine d’intervention, de champ de bataille, à dimensions humaines, celles du corps de l’artiste.

    La grande feuille est alors pliée de façon rigoureuse, avec des phases de repassage afin que les plis soient bien marqués. Au terme du pliage, il ne reste plus qu’un petit carré de 15 à 20 cm de côté et d’une épaisseur de plusieurs centimètres. L’artiste considère le geste de plier le papier comme une performance en soi. Pour elle, le processus est presque aussi important que le résultat. Elle écrit : « Le pli a une épaisseur, il divise le papier en couches ou en strates géologiques où on pourrait chercher une mémoire. […] Quand je plie et déplie mes papiers face au public, j’interroge ce qu’il nous est donné à voir et ce qui nous est caché. » Dans ses travaux les plus récents, comme Mékong, présenté dans la chapelle Sainte-Tréphine de Pontivy pendant l’été 2016, du pigment blanc, de la poudre de marbre et des poussières diverses sont incorporés dans les feuilletages du papier.

    Vient ensuite l’opération de trempage. Le parallélépipède de la feuille pliée est plongé par ses bords dans un bain d’encre colorée, de graphite ou de lavis. La durée du trempage peut varier de quelques minutes à plusieurs heures, permettant une imbibition de la couleur plus ou moins prononcée. L’opération peut être répétée plusieurs fois, avec des bains de natures différentes. Ce processus d’infiltration vitale, d’imprégnation génésique qui a pour objectif que de recréer un monde, n’est autre que celui qu’évoque Anchise quand le héros troyen vient rencontrer son père, au-delà du Styx, dans le livre VI de l’Énéide :

Principio cælum ac terras, camposque liquentes,
Lucentemque globum lunæ, Titaniaque astra
Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.
[11]

On pense aussi à Cendrars, quand il écrivait : « Je ne trempe pas ma plume dans un encrier mais dans la vie. » Ce processus d’immersion n’est pas celui d’un quelconque baptême qui purifierait de fautes supposées, mais une appropriation – une sorte de phagocytage – d’un environnement matériel, la résultante d’un choc entre deux univers, entre le solide et le liquide, entre le compact et le diffus... Mais aussi entre une réalité prégnante et un univers en devenir qui emprunte et détourne certains éléments du réel… Le bain peut être réduit à sa plus simple expression puisque, dans Mékong, 2016, il ne s’agit que des eaux plus ou moins boueuses de six lieux différents du delta du fleuve. Ce bain n’est donc pas rédempteur mais révélateur, au sens photographique de ce terme. On peut y voir aussi, même si l’artiste s’en défend, les traces d’un exercice mémoriel, le désir de conserver une trace d’un éphémère, d’un temps évanescent, à la manière d’un instantané photographique, mais qui n’exclut pas une certaine préméditation. Par exemple, pour la série Quinze partitions, les feuilles sont pliées puis trempées dans l’encre de manière à ce qu’il y ait autant de possibilités différentes en fonction du nombre de côtés encrés : une seule façon de tremper les quatre côtés, quatre pour trois côtés, six pour deux côtés et quatre pour un seul côté.

    Suit l’opération de séchage, longue de plusieurs semaines, en fonction de la quantité de liquide absorbé et de différents paramètres environnementaux. Cette phase est, elle aussi, génératrice d’imprévus. L’artiste écrit : « J’aime le contraste entre le temps fulgurant du trempage et la longue attente aveugle du séchage. Il fait si humide dans mon atelier que je dois les exposer au soleil ou les accrocher au-dessus de mon radiateur ! La prise en compte des éléments et des processus naturels sont très importants pour moi ; j’aime beaucoup les traces bizarres dues à l’érosion. »

    Pour certaines pièces, le processus s’arrête ici. L’artiste peut décider de présenter les blocs teintés comme des œuvres abouties, sans les déplier. Il en est ainsi, par exemple, de la pièce Plump-up, 2015, accrochée en saillie sur le mur, avec un léger déhanchement accidentel. La présentation suscite la curiosité. Le spectateur se trouve dans la position de l’enfant qui meurt d’envie d’ouvrir le paquet contenant son cadeau mais qui ne le peut pas… Frustration et excitation laissant libre cours à l’imagination…

    Pour la plupart des autres pièces vient alors l’opération de dépliage, elle aussi vécue comme une performance. Le parallèle avec les œuvres de Hantaï, notamment avec ses toiles de la série des Tabulas pourrait s’imposer. Les deux démarches sont cependant radicalement opposées. L’aîné se déclare peintre et vise à produire des plans colorés, bornés par des espaces blancs en réserve. La cadette se veut dessinatrice. Elle ne cherche pas à créer des figures colorées, mais des traits, des traces, des marques d’accidents. La couleur, quand elle est présente, est toujours à la limite de l’évanescence ou, dans une pièce comme Il y a une grande quantité de bleu pour dire le bleu, 2016, matière pure, à la fois objet et sujet de la peinture, dans la descendance des préoccupations d’Yves Klein ou des premiers travaux d’Anish Kapoor, ceux mettant en scène des pigments purs.

    Les Partitions, 2014, sont présentées au mur, parfois encadrées, à la manière de dessins conventionnels. Mais, avec les Pans, 2014, les papiers dépliés se déploient dans l’espace, suspendus comme des dépouilles ou présentés à la manière d’écrans ou de parois de demeures japonaises. Plus récemment, avec Il y a une grande quantité de bleu pour dire le bleu, 2016, Trilogie de la couleur, 2016, ou Mékong, 2016, par exemple, le dessin se mue en sculpture,[12] en voile ou en suaire.[13]Le papier, parfois maltraité ou maculé, est à la limite de la déchirure, ses bords sur le point de se déliter. Et si, comme elle l’affirme, le dessin est un « espace de retour à soi », quand elle transforme un papier en surface fragile et vulnérable, ce ne peut être qu’un substitut, une métaphore limpide, de sa propre peau, avec ses défauts, ses usures et ses griffures… Mais aussi d’une grande sensualité…

    Qu’on le veuille ou non, avec Natalia Jaime-Cortez, on en revient toujours au corps, à son positionnement dans l’espace, à ses mouvements et à ses limites…

Louis Doucet, août 2016



[1] In Remémoration d’amis belges.
[2] Selon le titre du roman de Georges Rodenbach, mis en musique par Erich Wolfgang Korngold sous le titre Die tote Stadt.
[3] Voir L. Doucet, Petits papiers, In Subjectiles III.
[4] Auquel Natalia Jaime-Cortez s’est formée.
[5] Site Internet de l’artiste, 2012.
[6] In Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols.
[7] Par exemple, pour la danse, selon la méthode mise au point par Rudolf Laban.
[8] Ibidem.
[9] Ways of Worldmaking.
[10] Ibidem.
[11] Vers 724-727 : Dès le principe des choses, un esprit de vie alimente intérieurement le ciel et les terres, et les plaines liquides, et le globe lumineux de la lune, et l’astre titanien, et cette âme infiltrée à travers les membres agite toute la masse et se mêle au grand corps de l’univers.
[12] Encore une différence essentielle avec la démarche de Simon Hantaï.
[13] La présentation de Mékong dans une chapelle appelle, bien évidemment, une comparaison avec le suaire de Turin.


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COSMOS BM Frédéric
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Articulation

du 4 février au 2 avril 2017
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du 5 mars au 4 juin 2017
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