Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 60 – septembre 2017  

  ISSN 2264-0363
 

Pratiques picturales – Pratiques écrites









Roland Barthes


Art & Language


Isidore Isou


Joseph Kosuth


Lawrence Weiner


Sol LeWitt


Christian Dotremont


Stéphane Mallarmé


Victor Hugo


Antonin Artaud


Henri Michaux


Jean-Louis Bédouin


Valère Novarina


Jean-Luc Parant


Àltagõr


Hector Leuck


Georges Badin

------------------------------------


Charlotte Puertas


Pascal Pesez


Gaspard Pitiot


Gilles Guias


Olivier Cazenove

------------------------------------


Jean-François Dubreuil


Sandra Heinz


Christel Koerdt


Xavier Ribot


Herbert Zangs


Ouanès Amor


Pascale Baud


Jacques Pourcher


Marc Verrecchia


Christian Gardair


Max Lanci


Jean-Luc Parant


Maëlle Labussière


Natalia Jaime-Cortez


Qui donc a dit que le dessin est l’écriture de la forme ?
La vérité est que l’art doit être l’écriture de la vie.
Édouard Manet[1]

Écriture et expression plastique entretiennent, depuis les origines de l’humanité, des rapports étroits. Les mots et les idées matérialisés furent tout d’abord images. Probablement sur les parois des cavernes préhistoriques, puis, quand advint l’écriture, dans la construction du langage écrit, notamment dans les hiéroglyphes des Égyptiens anciens et les idéogrammes des Chinois qui perdurent jusqu’à nos jours, mais aussi dans notre monde occidental. Faut-il rappeler que nos écritures européennes et leurs alphabets sont, dès leur origine, fondés sur des dessins ? Ainsi, par exemple, la lettre α ou Α des Grecs ou א des Hébreux, figure une tête de taureau avec ses cornes, animal désigné aleph en hébreux. Par un curieux phénomène de retour aux sources, les œuvres plastiques suscitent de plus en plus de faits d’écriture. Ceux-ci sont, en première approximation, de deux types. Ceux, exogènes, de l’écriture par des tiers, au sujet d’œuvres d’art, que ce soient des commentaires ou des critiques, et ceux, endogènes, des plasticiens eux-mêmes qui s’expriment par des mots au sujet de leurs propres productions, de leur processus créatif ou de leur environnement.

    Les choses ne sont peut-être pas aussi simples que cela. Dans la culture chinoise, la différence entre les arts graphiques et l’écriture est ténue. Chez les Grecs anciens, le verbe γράφειν signifiait initialement faire des entailles ou graver, puis, indifféremment écrire ou dessiner. Ce double sens persiste d’ailleurs dans les mots comme photographie, lithographie ou sérigraphie, où l’action du créateur relève plus du dessin ou de la gravure que de l’écriture. Plus globalement, la racine du mot grec vient du radical indo-européen grb ou grv qui signifie entailler, tracer un sillon, mais aussi enterrer, enfouir, sens qui subsistent, par exemple, dans les mots anglais grave ou allemand Grabe.

    La question de savoir si l’art est ou n’est pas un langage reste ouverte et ne trouvera probablement jamais de réponse définitive satisfaisante. Ce qui est indiscutable, en revanche, c’est qu’il est – ou du moins devrait être – porteur de sens, même si ce sens peut s’avérer multiple et être perçu de façon autre par des observateurs différents, voire par le même observateur à des moments distincts. D’une façon imagée, on pourrait dire que le plasticien enfouit du sens dans ses œuvres et que le spectateur ou le critique essaie de l’exhumer. Pour Barthes, « Écrire c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre. La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté. »[2] Ce propos pourrait s’appliquer également au travail du plasticien, lui aussi enfouisseur de sens à déterrer par le regardeur.

    Peut-être faut-il commencer à aborder la question avec des plasticiens pour lesquels l’écrit fait partie inhérente de l’œuvre.

    Chez les Anglais du groupe Art and Language la réflexion débouche sur une conclusion qui les incite à intégrer dans leurs productions plastiques les effets du discours qui les accompagne ou les produit. Pour les membres de ce collectif, c’est à travers le langage que se construisent les idées, les concepts. Ils développeront un système théorique cohérent dans lequel les concepts servant à définir l’art sont confrontés et analysés en fonction de la notion d’art qui prévaut au moment historique où ils s’expriment. Dans ce processus, ces artistes seront amenés à répertorier les mots, leur apparition, leur disparition, leur persistance et leurs mutations…

    En 1947, Isidore Isou définit la première phase du lettrisme en ces termes : « Art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes. »[3] Le lettrisme se développera ultérieurement en métagraphie, hypergraphie, art infinitésimal, art surtemporel, excoordisme… lesquels serviront de terreau fécond pour l’Internationale situationniste, l’émergence du happening, de la Nouvelle Vague et, plus près de nous, de l’Art conceptuel.

    Chez les tenants de l’art conceptuel, défini par Joseph Kosuth comme « l’art comme idée en tant qu’idée »[4], le projet est de revenir au propos de Léonard de Vinci « La pittura e cosa mentale »[5] en rejetant définitivement la définition kantienne « le beau est ce qui plaît universellement sans concept ».[6] Mais, de façon assez paradoxale, le langage et les mots restent indispensables à la matérialisation de l’œuvre. Que serait One and Three Chairs, 1965, de Joseph Kosuth sans l’extrait du dictionnaire définissant le mot chaise ? Que seraient les œuvres de Lawrence Weiner sans les mots qui leur donnent sens sur les murs ? Que seraient les Wall drawings de Sol LeWitt sans les instructions écrites permettant de les créer et de les recréer en différents lieux ? Chez les artistes conceptuels, la volonté d’éliminer le dessin-écriture et ses affects se solde donc par la mise en avant de l’écriture-dessein[7], des mots, seuls capables de concrétiser l’idée abstraite.

    Chez tous ces plasticiens pour qui le discours est central, la phase d’enfouissement du sens puis celle de son exhumation sont intégrées au processus de genèse de l’œuvre et font corps avec elle, laissant peu de degrés de liberté au spectateur pour y projeter sa propre expérience.

    Les logogrammes d’un plasticien-écrivain comme Christian Dotremont, relèvent d’une catégorie un peu différente. Partant d’un texte préexistant, profond ou superficiel, l’artiste belge le calligraphie à l’encre ou à l’aquarelle, rendant le sens incompréhensible pour qui ne le connaît pas et seulement reconnaissable par bribes quand on en est informé. Chez lui, le sens devient signe dépouillé de sa signification initiale, sauf pour qui en possèderait la clé. Le signifié primitif reste cependant présent, sous-jacent… Un parallèle pourrait être établi avec la pratique des écritures en miroir, comme celle de Léonard de Vinci, par exemple. Au sens étymologique, un logogramme est un graphème notant un mot dans son intégralité et non une partie de ses phonèmes. Un logogramme désignant une notion abstraite est un idéogramme. Celui qui représente, en le figurant, un élément concret est un pictogramme. Les logogrammes de Dotremont sont donc de nature hybride. Ils partent d’un texte alphabétique et le modifient pour en faire une entité unique représentant la totalité d’une phrase – et de son sens – tout en brouillant les pistes de lecture, de reconnaissance du contenu sémantique devenu latent. Ce sont donc à la fois des idéogrammes ayant une portée sémantique très large et des pictogrammes dont la lecture est rendue délibérément difficile, voire impossible. Le processus d’enfouissement est visible mais la clé de relecture, d’exhumation du sens, est simultanément accessible et difficilement opérante.

    Dotremont fait partie de ces nombreux créateurs dont il est malaisé de déterminer s’ils sont plasticiens ou écrivains. On pourrait en dire de même d’Henri Michaux et, plus près de nous, de Jean-Luc Parant, par exemple. De façon symétrique, chez des créateurs spontanément qualifiés d’écrivains, le souci plastique peut être omniprésent. Shakespeare, déjà, insistait sur le parallèle entre dessin et écriture : « La plume du poète dessine le contour des choses, et donne à ce qui n’est qu’un rien un nom. »[8]

    Chez Mallarmé, pour qui « écrire, c’est déjà mettre du noir sur du blanc. »[9], « le monde est fait pour aboutir à un beau livre »[10]. Ce beau livre, il mourra avant d’arriver à le concrétiser de façon pleinement satisfaisante, même si Un coup de dés jamais n’abolira le hasard reste le premier des poèmes typographiques de la langue française, lequel ouvrira la voie aux Calligrammes d’Apollinaire et au lettrisme d’Isou. Il n’est donc pas étonnant que, à l’instar de Marcel Broodthaers, plusieurs artistes plasticiens soient partis des pages typographiées de Mallarmé pour réaliser des œuvres graphiques. Même quand il ne recourt pas à la typographie, l’image reste prégnante chez Mallarmé, imbriquée dans des assemblages de mots résultant de phrases disloquées et démembrées pour les faire se conformer à une vision toujours plastique. Ainsi ce cygne sur un lac glacé est bien plus présent que toute représentation graphique que l’on voudrait en faire :

     Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
     Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
     Ce lac dur oublié que hante sous le givre
     Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

     Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
     Magnifique mais qui sans espoir se délivre
     Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
     Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui

     Tout son col secouera cette blanche agonie
     Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
     Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.

     Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
     Il s’immobilise au songe froid de mépris
     Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.

Ces vers ont inspiré des artistes graphiques mais aussi des musiciens[11]. La boucle est ainsi bouclée : l’image suscite des mots chez le poète qui, à leur tour, suggèrent des images visuelles et sonores… Puis, de nouveau, des mots chez les commentateurs de ces dernières œuvres…

    J’ai, à plusieurs reprises[12], évoqué le double rôle du dessin : intermédiaire (le dessin-dessein) et mémorial (le dessin-relique). Quand il s’agit d’écrits autour de productions plastiques, on peut établir un parallèle entre les textes endogènes, qui contribuent à la fonction d’enfouissement du sens, et sont donc de type intermédiaire, et les écrits exogènes, qui participent à l’exhumation du sens, jouant alors un rôle de type mémorial. Les premiers contribuent au schéma direct de construction de l’œuvre :

dessein /intention ▶ dessin/matrice ▶ projet/réalisation ▶ objet/produit fini

alors que les seconds accompagnent le chemin inverse, celui de sa découverte, de sa réception, de sa compréhension :

objet devenu inaccessible ◀ dessin ◀ image mentale du dessin disparu

On pourrait aussi établir un parallèle avec des notions saussuriennes relatives à la genèse des langues. Le recours aux textes endogènes serait essentiellement diachronique, tandis que la révélation d’une œuvre par des textes exogènes serait fondamentalement synchronique.[13]

* * * * *

Si l’on s’intéresse de plus près aux rapports entre plasticiens et écrivains, plusieurs catégories se dégagent. La première est celle des créateurs qui pratiquent les deux activités, sans qu’elles soient nécessairement fortement corrélées. Michel-Ange était poète, même si la postérité ne le retient pas toujours comme tel. Certains de ses sonnets ont été mis en musique, notamment par Benjamin Britten :

     Sì come nella penna e nell’inchiostro
     È l’alto e ‘l basso e ‘l mediocre stile,
     E ne’ marmi l’immagin ricca e vile,
     Secondo che ‘l sa trar l’ingegno nostro;

     Così, signor mie car, nel petto vostro,
     Quante l’orgoglio, è forse ogni atto umile:
     Ma io sol quel c’a me proprio è e simile
     Ne traggo, come fuor nel viso mostro.

     Chi semina sospir, lacrime e doglie,
      (L’umor dal ciel terreste, schietto e solo,
     A vari semi vario si converte),

     Però pianto e dolor ne miete e coglie;
     Chi mira alta beltà con sì gran duolo,
     Dubbie speranze, e pene acerbe e certe.[14]

Victor Hugo nous a laissé des dessins et des aquarelles, dont certains sont très prisés des collectionneurs. Antonin Artaud a toujours dessiné. Il a produit un grand nombre d’œuvres graphiques autonomes même si celles qui illustrent sa correspondance sont les plus souvent commentées. Tous deux sont, aujourd’hui, plus connus et réputés pour leurs écrits que pour leurs productions graphiques, même si les deux sont, chez eux, souvent très imbriqués. Le cas d’Henri Michaux est assez unique en ce qu’il est également admiré et apprécié pour sa poésie et pour ses dessins. Lui-même a cultivé cette double compétence en publiant des recueils de reproductions de dessins à l’encre de Chine sous la même forme et parfois chez les mêmes éditeurs que ses œuvres écrites. Certains recueils, tel Émergences-résurgences, 1972, mêlent les deux genres dans une sorte de Gesamtkunstwerk que Wagner n’aurait pas renié. « Je peins pour me déconditionner », y écrit-il. Chez les surréalistes, Jean-Louis Bédouin est probablement celui qui se rapproche le plus, dans la fusion des genres, de Michaux. Il écrit : « Pour pourvoir à cette absence d’une écriture sensible intégrale, nous devons chercher à réaliser de nouveaux hiéroglyphes, types de précipités poético-mythiques de l’univers multidimensionnel dans une expression multi-sensorielle. »[15] Et Jacques Baron d’ajouter : « Jean-Louis Bédouin, avec une forme de gaieté qui a des exigences de sévérité, nous présente des objets sans limites dans leurs limites imaginaires. […] Il y a la méditation sur l’envers des objets perdus qui symbolisent l’envers des émotions perdues dans l’inconscient. Perdues et retrouvées. »[16] Valère Novarina, homme de théâtre, dessine, parfois de manière mécanique, des personnages dont les postures évoquent des mises en scène de spectacles imaginaires… Ou en gestation… Chez Jean-Luc Parant, écriture et réalisations plastiques sont intimement liées à la thématique des boules et des yeux. Les connotations sexuelles y sont omniprésentes, renvoyant notamment à Georges Bataille et à son Histoire de l’œil.[17] Àltagõr, inventeur de la métapoésie, dans la descendance des expériences dadaïstes et du lettrisme, livre des dessins insolites, ambigus, inclassables, si ce n’est, peut-être, une parenté avec l’Arte Povera italien. Hector Leuck, artiste insaisissable, a un parcours de même nature. Ses références sont Fluxus et l’Art cloche. Sa poésie recourt souvent à l’autodérision et à des images chères à certains surréalistes. Pour Georges Badin, l’écriture, très descriptive, volubile et minutieusement analytique, sert d’exutoire à une pratique picturale rigoureuse, peu bavarde, presque réservée.

    L’association Cynorrhodon – FALDAC, que j’ai créée avec mon épouse, promeut et publie, entre autres activités, des ouvrages de plasticiens qui sont aussi écrivains.

    Le dernier volume de la collection dessin-poésie est consacré à Charlotte Puertas. Ses œuvres sont peuplées de fantômes. Ceux de son enfance. Ceux de ses questionnements de créatrice. Ceux de son angoisse de participer à un monde dont elle a du mal à partager les non-valeurs. Artiste polymorphe, également à l’aise dans l’écriture, le dessin, la peinture, la céramique et la vidéo, elle fonde son travail sur des superpositions et des métamorphoses d’images, pratique qui s’enracine dans son expérience vidéographique. Son Journal de la Shéhé,[18] rédigé comme un journal intime et illustré de ses visions du moment, est largement autobiographique. On peut y voir un moyen d’exorciser des visions qui la hantent, mais, tout ceci, sans narcissisme ni égotisme. Ce qu’elle écrit et dessine présente un caractère universel dans lequel tout lecteur attentif, comme dans un miroir aux reflets incertains, trouvera de quoi se remettre lui-même en question.

    Pascal Pesez est, depuis ses débuts artistiques, poète, peintre et acteur de ses propres performances. Le volume face à,[19] construit autour d’un long poème, se fait l’écho des interrogations de l’artiste face à la vacuité du rectangle blanc de la toile ou de la feuille de papier, mais aussi face aux incertitudes et déséquilibres profonds qui menacent notre époque. Par où commencer ? Telle est la question lancinante à laquelle il tente d’apporter des réponses qui constituent autant de points de départ d’une démarche structurée en rhizomes.

    Poète, peintre, dessinateur, créateur de fanzines et de bandes dessinées, Gaspard Pitiot s’attache simultanément aux aspects sordides de notre société et à ses futilités. Ses dessins donnent une vision douloureuse et cruelle du corps humain, non sans un attendrissement parfois teinté de nostalgie. Ses bandes dessinées proposent des constats au réalisme sans appel, à l’objectivité presque clinique. Ses poèmes adoptent les règles rigoureuses d’une prosodie d’un autre temps, au service d’un langage harmonieux et hypnotique. Pragmatisme critique et lyrisme s’entrechoquent donc dans une écriture qui déstabilise le lecteur et le place dans une situation de porte-à-faux proche du déséquilibre. Dans son Florilège d’octobre,[20] il nous livre vingt-six de ses poèmes, entrecoupés d’images déjantées, décalées, dures, féroces… mais toujours empreintes d’une immense affection pour l’espèce humaine.

    Dans La moustache inattendue,[21] après neuf mois passés à mettre en abîme des mythes antiques, modernes et contemporains, Gilles Guias, plasticien, se libère dans une déclaration d’amour à Paris, à ses monuments, à ses habitants, à ses atmosphères, à ses ombres et à ses lumières. Il se lance aussi dans l’écriture et nous livre, dans cet ouvrage, ses premiers textes publiés. Ils tiennent tout à la fois de l’aphorisme, du commentaire, de l’allusion, du haïku et de diverses formes brèves sans jamais se laisser réduire à l’un ou l’autre de ces modèles. Ce qui frappe dans les quelques lignes qui accompagnent chaque image, c’est leur pertinence chaleureuse, leur capacité à prolonger l’atmosphère du dessin, à en faire résonner l’écho dans un mode d’expression et une dimension autres.

    Olivier Cazenove est un artiste à la production polymorphe, en recherche permanente de nouveaux modes d’expression. Le dessin a, cependant, toujours tenu une place importante dans sa production. Il y saisit des personnages dans des situations apparemment banales de la vie quotidienne mais son trait souple, insidieux, leur donne une dimension truculente, rabelaisienne et jubilatoire, presque universelle. At Home in the Night[22] est un carnet de thèmes et variations sur un sujet aussi vieux que l’histoire humaine. Olivier Cazenove le revisite à son tour, non sans un mélange d’humour, de tendresse et de dérision. De brefs aphorismes, déroutants, décalés et décapants, accompagnent les images. On y retrouvera, pêle-mêle, des fragments de Sade, de Taine et d’autres encore que le lecteur est invité à découvrir…

    Une deuxième catégorie pourrait être constituée de plasticiens qui utilisent le texte écrit comme un matériau ou comme un point de départ pour leurs œuvres plastiques. Dans le processus qu’ils mettent en œuvre, le rapport au texte, au mot, peut être direct ou indirect, soucieux du sens ou destructeur de celui-ci… Les modalités diffèrent radicalement d’un artiste à l’autre. Jean-François Dubreuil s’inspire du contenu de quotidiens, notamment du journal Le Monde, et le transcrit en codes colorés prédéfinis. Il part de la structure du journal au moment de sa fabrication, reprend la grille constituée par les surfaces occupées par les rubriques puis transpose le contenu par le biais d’un choix immuable de couleurs : le rouge pour la publicité, le noir pour les photos, le gris ou le blanc pour les espaces laissés par l’intervention des autres couleurs dont la distribution est arrêtée par tirage au sort. Il s’agit d’une sorte de grammaire plastique, avec ses règles intangibles, potentiellement applicable à tout périodique. Mais, pour qui ignore le processus de construction, rien, dans la qualité plastique de l’œuvre résultante, ne laisse présager du caractère algorithmique du processus. Dans ses Ausgesparte Zeilen (lignes sauvegardées), Sandra Heinz colle des pages de texte sur des blocs de bois puis, à l’aide de gouache blanche, masque la plupart des lignes, n’en laissant que quelques-unes apparentes, en réserve. Les phrases sont disloquées. Le sens original fait défaut, mais les juxtapositions de fragments peuvent susciter des lectures nouvelles et – qui sait ? – révéler une signification cachée, latente, à un texte qui n’en avait peut-être pas beaucoup. On peut établir un parallèle avec les œuvres d’Héraclite qui ne nous sont parvenues que par des bribes de citations mais dont la pensée n’en est pas moins fulgurante. Christel Koerdt part d’une citation – par exemple d’un des aphorismes de Ludwig Wittgenstein – imprimée dans une police de caractères toute en rondeurs. Elle sélectionne certaines lettres aux formes épanouies et, à l’aide d’un calque, relève le contour de l’intérieur fermé de ces caractères, qu’elle noircit ensuite. Il en résulte des signes d’un nouvel alphabet, directement tributaire du texte de départ, mais qui s’en est affranchi par l’omission de toutes les lettres jugées inintéressantes par l’artiste. Le sens s’est évanoui, mais le spectateur est incité à en reconstruire un à partir d’informations volontairement lacunaires. Xavier Ribot, dans un geste de provocation, biblioclaste, arrache des feuillets à un manuel de littérature, assemble les pages par quatre, puis les macule de taches d’encre ou de lignes baveuses. Le texte est dénaturé mais reste lisible, par pavés ou par bribes. Au lecteur d’en reconstituer le sens originel…

    Une troisième catégorie pourrait inclure des artistes plasticiens qui créent leurs propres (méta-)écritures, des alphabets inventés, des notations imaginaires, pour s’exprimer. Herbert Zangs est devenu célèbre par ses Verweißungen – blanchiments – consistant à recouvrir d’un léger voile de peinture blanche des objets de récupération. Aviateur pendant la Seconde guerre mondiale, son avion tomba suite à un incident technique. Il survivra, dans la neige, enroulé dans la toile de son parachute, pendant trois jours. La vue, depuis son lit d’hôpital, d’un champ labouré couvert d’une fine couche de neige sera déterminante pour ses premiers travaux. Ses créations ultérieures recourront aux techniques les plus variées, dont des essuie-glaces de voitures – Scheibenwischerarbeit – ou les roues de son fauteuil roulant, après son amputation des deux jambes. Plusieurs de ses œuvres utilisent des signes comme base d’un alphabet imaginaire, avec une prédilection pour les symboles mathématiques. On peut aussi parfois y lire une forme d’écriture braille pour des lecteurs… bien-voyants… Ouanès Amor, né en Tunisie et professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, vient d’une culture où l’image est bannie. Son travail s’inscrit dans la descendance de la calligraphie arabe et se situe à la frontière étroite entre l’écriture et la figuration. Dans ses peintures, les images deviennent pages abstraites ou les lettres s’émancipent et deviennent images. De sa démarche, Claude Guibert écrit : « S’il est parti du signe, le peintre nous offre, au fil de ses séries, un réel que le travail coloré sur la surface révèle. »[23] Pascale Baud est hantée par l’écriture. Elle produit des livres improbables, illisibles, recourant à des écritures cryptiques et à des alphabets imaginaires. Elle s’exprime en ces termes : « Mes écritures sont des refuges. Celles volontairement linéaires et presque indéchiffrables des Carnets et des Torsades, celles qui s’oublient sur un coin de page, celles des mots barbouillés à coups de tube rageur, mots photographiés puis agrandis minutieusement, celles des Hyperbleues, celles encore... Écrire comme accumulation. J’accumule des pattes de mouche, comme j’accumule des petits riens. C’est ainsi que je suis passée des Carnets aux K7, puis à nouveau aux Carnets, aux déchirures et enfin aux Géologies. C’est avec elles que j’ai commencé à montrer au jour le jour leurs stratifications par le biais de la photo. »[24] Le travail de Jacques Pourcher est intimement lié à l’écriture musicale, même si les signes qu’il utilise n’ont rien à voir avec ceux que l’on peut trouver sur une partition. Jean-Yves Bosseur, compositeur et musicologue, écrit à son sujet : « Les œuvres de Jacques Pourcher demandent à être approchées de très près, réclament une observation aiguisée, un peu comme le Grand verre de Marcel Duchamp, à regarder d’un œil de près pendant presque une heure. À la manière de partitions mobiles, elles invitent à des parcours renouvelables à l’infini, territoires dont les déchiffrements successifs permettent d’entrer toujours plus en profondeur dans le réseau des éléments disposés par l’artiste avec une exceptionnelle minutie et dans les rapports qu’ils entretiennent, jusqu’à découvrir des détails toujours plus infimes. Le qualificatif de Microtonalité, adopté par Jacques Pourcher pour une autre suite d’œuvres me paraît particulièrement adapté à cet égard, car c’est bien à une concentration sur les intervalles les plus finement gradués entre des nuances de gris que nous sommes conviés, tout comme plusieurs compositeurs de ce siècle, tels Ivan Wyschnegradsky, Alois Haba ou Juan Carrillo se sont efforcés de faire percevoir, en deçà des normes du chromatisme qui ont longtemps régné sur la musique occidentale, les plus subtiles variations entre les sons, en explorant l’univers des tiers, quarts, huitièmes voire seizièmes de ton. »[25] Et Ulrike Kasper, peintre, historienne d’art et chercheuse de poésie en art : « En observant les tableaux de Jacques Pourcher, on a l’impression de pouvoir les lire comme un poème ; lire non pas une anecdote ni une émotion mais le calme, la concentration du peintre pendant qu’il parcourt ce paysage du silence :

L’œil attentif suit les lignes
Jusqu’à se heurter à la pierre blanche,
Émergeant du sable, émergeant du silence
Soudain, le son d’un tambour
Retient l’instant dans l’éternel présent
Le jardin est pur, son vent te souffle à l’oreille :

Assieds-toi et médite
La résonance immédiate est frappante
À chaque tentative, l’esprit trop bavard s’arrête et se calme
La pierre blanche éteint et rallume le regard
L’ouïe s’assourdit par la force immédiate du son
Les perceptions sensorielles se confondent,
Celui qui regarde ne perçoit plus rien,
Ni jardin, ni musique ni tableau :

je suis la pierre, le nuage[26]

Chez Marc Verrecchia, l’écriture devient proliférante, envahit la surface et passe de la linéarité à la bi-dimensionnalité. La ligne sature la surface. Le mot devient envahissant et finit par investir tout l’espace de la page blanche.

    On pourrait aussi imaginer une catégorie pour les plasticiens dont l’activité consiste essentiellement à donner corps à des textes ou à des poèmes de tiers. Une démarche de création plastique exogène, une sorte d’image miroir du travail du critique. Christian Gardair en est l’un des plus notables représentants, avec des dessins ou des peintures inspirés par des textes de Jean-Michel Maulpoix, Eugène Guillevic, Yves Charnet, Gilles Mentré… Chaque fois, le texte de référence est minutieusement recopié au dos de la toile ou du dessin.

    Vient enfin la catégorie des livres d’artiste, terme qui couvre des réalités très différentes. Il y a, par exemple, le catalogue illustré avec des tirages de tête limités comportant une œuvre originale de l’artiste. Le livre détourné sert de matériau de base à l’artiste pour produire une autre œuvre, sans rapport nécessaire avec le texte originel. Tel est le cas des albums découpés de Max Lanci qui, partant d’un volume de bandes dessinées des Aventures de Tintin par Hergé, en évide toutes les vignettes des pages impaires pour ne laisser que les bordures et, au verso, des bribes d’images à reconstruire. Le livre en coopération rassemble deux ou plusieurs créateurs autour d’un projet commun. C’est le cas de Dominique De Beir et Charles Pennequin dans Troutype, de Guy Le Meaux et Antoine Graziani dans Gisement ou de Gilles Guias, Florence Lannuzel et Louis Doucet dans Une œuvre, un portrait. Le livre œuvre d’un seul artiste constitue une forme d’expression pour certains plasticiens, comme Michel Raba, Christèle Veaux ou Jean-Philippe Aubanel. Dans ce cas, le livre ne constitue qu’une prolongation des subjectiles utilisés par l’artiste, avec, cependant, le sentiment, délibéré ou subi, d’une certaine forme de transgression, d’investissement d’un champ normalement réservé aux non-plasticiens. Dans le livre illisible, l’œuvre d’art prend l’apparence d’un livre, mais n’en a pas la fonction car il n’a pas de contenu textuel cohérent. Jean Luc Parant, dans ses livres en cire propose des reliures pour des ouvrages qui ne s’ouvrent pas. Sur le plat de la couverture, un fragment de texte manuscrit banal, raturé, évoque un possible contenu pour ces volumes condamnés à faire de la figuration sur les rayons d’une bibliothèque muette. Maëlle Labussière prend une approche opposée. Ses livres peuvent être feuilletés, les pages, translucides, laissant même deviner le contenu des suivantes. Mais pas de texte, juste des lignes horizontales pour une illusion de texte réduit à son apparence formelle, dénuée de fond. Peut-être faut-il voir, chez ces artistes, une critique amère du paraître de certains de nos contemporains pour qui la possession de livres n’est qu’un symbole social.

    Tout ceci pour les approches endogènes, initiées par le plasticien et contribuant à la genèse de leur production plastique.

    Les approches exogènes sont, le plus souvent, le fait de tiers qui se prêtent, avec plus ou moins de pertinence à l’exhumation du sens des œuvres qu’ils analysent ou commentent. Ce sujet dépasse le cadre de cette analyse, car il n’est pas à l’initiative des plasticiens et se fait, parfois, contre leur gré.

    Une exception peut être faite, cependant, pour Natalia Jaime-Cortez qui publia, en 2016, un catalogue de ses performances. De par leur nature éphémère, les performances ne laissent pas de trace matérielle en dehors de photographies, nécessairement fragmentaires et souvent partiales dans leur souci de rendre compte plutôt que signifier. Pour tenter de contourner cet écueil, la jeune performeuse a demandé à quelques dizaines de personnes, plasticiens ou non, d’écrire de brefs contributions au sujet de ses performances, présentant leur texte en vis-à-vis des images. Dans cet exercice, l’artiste cherche à pérenniser les traces laissées par ses actions non pas dans le monde des réalités physiques mais dans celui, mental, de leur perception par des tiers. L’objet résultant se présente comme une belle production plastique, réalisant la fusion paradoxale d’une double démarche – endogène et exogène – sur un travail fugace de par sa nature-même.

* * * * *

Le sujet des rapports entre pratiques picturales et pratiques écrites est, fort heureusement, intarissable, tout comme celui de l’écriture hors de tout contexte plastique, avec ses contradiction inhérentes et irréconciliables, comme en témoignent ces points de vue divergents :

      « Écrire enchaîne. Garde ta liberté. » Paul Valéry[27]
      « Écrire est une façon de veiller. » Georges Henein[28]
      « Écrire c’est lever toutes les censures. » Jean Genet[29]
      « Écrire, ce n’est pas vivre. C’est peut-être survivre. » Blaise Cendrars[30]

Louis Doucet, juin 2017



[1] Cité par James Rubin, in Manet, Flammarion, 2010.
[2] In Sur Racine, 1963.
[3] In Bilan lettriste.
[4] Art as Idea as Idea.
[5] In Trattato della pittura di Lionardo da Vinci, Paris, Giacomo Langlois, 1651.
[6] In Kritik der Urteilskraft.
[7] On sait que, très longtemps, en français, les mots dessin et dessein ont été confondus. Cette confusion sémantique perdure dans le mot anglais design, qui en est directement issu.
[8] In Le Songe d’une nuit d’été. La citation exacte est : And as imagination bodies forth the forms of things / Unknown; the Poets pen turns them to shapes, / And gives to air nothing, a local habitation / And a name. Différence entre form, immatérielle, et shape, matérialisée.
[9] Cité par Alain Peyrefitte dans son discours de réception à l’Académie française, en octobre 1977.
[10] In Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire « Symbolistes et Décadents », éd. Charpentier, 1891.
[11] Pierre Boulez, dans son Pli selon pli, 1962, étant, probablement, le plus pertinent de tous dans la dislocation et la reconstruction du matériau du langage.
[12] Notamment dans Petits papiers, in Subjectiles III, éditions Le Manuscrit, 2012.
[13] In Cours de linguistique générale.
[14] Sonetto XVI :
    Tout comme dans la plume et l’encre
    Il existe un style élevé, bas et médiocre,
    Le marbre peut révéler des images riches et viles,
    Selon l’art avec lequel nous l’avons façonné ;

    Ainsi, mon cher seigneur, dans votre cœur
    Il peut y avoir autant d’orgueil que de pensées humbles :
    Mais je dessine donc seulement ce qui est propre pour moi,
    En accord avec ce que mes traits montrent.

    Celui qui verse des soupirs, des larmes et des lamentations,
    (La rosée du ciel sur la terre, pure et simple,
    Se transforme elle-même en des graines variées),

    Moissonnera et récoltera pleurs et tristesse.
    Celui qui regarde la beauté élevée avec une grande douleur,
    Aura des espoirs pleins de doute et des chagrins certains et amers.
                                                                                Traduction de Guy Lafaille

[15] In La Gemme philosophale cristallogramme du mythe, catalogue Comme, 1948.
[16] In catalogue de l’exposition Les Objets désorientés, Galerie Poisson d’or, Paris, 1978.
[17] Illustré, du vivant de Bataille, par André Masson, puis par Hans Bellmer, et, après son décès, par Gastone Novelli, Kuniyoshi Kaneko, Guido Crepax…
[18] Éditions Cynorrhodon – FALDAC, 2017.
[19] Éditions Cynorrhodon – FALDAC, 2015.
[20] Éditions Cynorrhodon – FALDAC, 2014.
[21] Éditions Cynorrhodon – FALDAC, 2014.
[22] Éditions Cynorrhodon – FALDAC, 2013.
[23] In Encyclopédie Audiovisuelle de l’Art Contemporain.
[24] Site de l’artiste.
[25] Commentaire de la composition De proche en proche (Portrait de Jacques Pourcher), pour piano en seizième de ton par le compositeur, Jean-Yves Bosseur.
[26] In dossier de presse de l’exposition Jacques Pourcher : Ryôanji / Cage, Galerie Olivier Nouvellet, 30 novembre au 11 décembre 1999.
[27] In Mauvaises pensées et autres.
[28] In Œuvres. Poésies, récits, essais et articles, Denoël, 2006.
[29] In Le Condamné à mort.
[30] In L’homme foudroyé.


Quelques acquisitions récentes




Sébastien
DARTOUT
Claude
BELLEGARDE
Yvon
TAILLANDIER
Pascal
GAUDEFROY
François
JAUVION
Dikran
DADÉRIAN
CROMAN Michel
CARRADE


À ne pas rater...




Maëlle Labussière
du 23 septembre au 12 novembre 2017
Galerie Réjane Louin – 19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC


L’art dans les chapelles
Dove Allouche • Polly Apfelbaum • Erwan Ballan • Elisabeth Ballet • Florence Chevallier • Claire Colin-Collin • Thierry De Mey • Armanda Duarte • Alain Fleischer • Fabienne Gaston-Dreyfus • Henri Jacobs • Bernard Pagès • Bertrand Rigaux
du 7 juillet au 17 septembre 2017
Pays de Pontivy – Vallée du Blavet


Bernard Pagès / Jocelyne Alloucherie / Yang Jung-Uk
du 25 juin au 5 novembre 2017
Domaine de Kerguéhennec – 59500 BIGNAN


Claude Cattelain
Step by step

du 15 septembre au 25 novembre 2017
L’H du Siège – 15 rue de l’Hôpital du siège – 59300 VALENCIENNES


macparis automne 2017
du 14 au 19 novembre 2017
Bastille Design Center – 75011 PARIS


Les anciens numéros sont disponibles ICI

© Cynorrhodon – FALDAC, 2017
Association sans but lucratif (loi de 1901) – RNA W751216529 – SIRET 78866740000014
33 rue de Turin – 75008 PARIS – webmaster@cynorrhodon.orgwww.cynorrhodon.org

Recevoir la lettreNe plus recevoir la lettre