Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 65 – février 2018  

  ISSN 2264-0363
 

Marjorie Brunet






















Marjorie Brunet

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Daniel Buren




Donald Judd




Claude Rutault




Anish Kapoor




Ettore Spaltti




Richard Artschwager


Un centimètre carré de bleu n’est pas aussi bleu qu’un mètre carré du même bleu.
Henri Matisse[1]

Dans le cas de Marjorie Brunet, il faudrait paraphraser le propos de Matisse en déclarant : un centimètre cube de bleu n’est pas aussi bleu qu’un décimètre cube du même bleu. Le travail de cette jeune artiste s’inscrit dans la descendance de l’abstraction géométrique et du constructivisme mais elle y introduit, au-delà de la simplicité radicale des formes qu’elle développe, une volupté tactile et sensuelle de la couleur, peu habituelle chez les tenants de ces pratiques. Il y a, chez elle, bien autre chose que cette abstraction distanciée qu’Oscar Wilde stigmatisait : « L’art est toujours plus abstrait que nous ne l’imaginons. La forme et la couleur nous parlent de forme et de couleur, voilà tout. Il me semble souvent que l’œuvre cache l’artiste bien plus qu’elle ne le révèle. »[2] Les œuvres de Marjorie Brunet ne nous cachent pas l’artiste et nous parlent de bien d’autres choses que de forme et de couleur. Et, tout d’abord, de matière.

    Les philosophes antiques opposaient traditionnellement la forme, εἶδος, et la matière, ὒλη. La première, qui définissait initialement les caractéristiques géométriques d’un objet, est devenue chez Platon, la base de la notion de forme intelligible, laquelle décrit un certain nombre de réalités immuables dont le monde réel n’est qu’un reflet changeant. Aristote en fera la deuxième des quatre causes[3] qui expliquent l’existence – l’essence – d’un objet. La matière, elle, désignait la réalité constitutive du monde physique, celle des corps et des objets, que Descartes identifiera à l’étendue[4] et que Newton[5] et Locke qualifieront d’impénétrable.[6]

    Pour ce qui est de la couleur, Roger de Piles, théoricien de la peinture au début du XVIIIe siècle, distingue la couleur-matière « qui rend les objets sensibles à la vue »[7] de la couleur-forme ou coloris, « une des parties essentielles de la peinture, par laquelle le peintre fait imiter l’apparence des couleurs de tous les objets naturels, et distribuer aux objets artificiels la couleur qui leur est la plus avantageuse pour tromper la vue. »[8]

    Les productions de Marjorie Brunet incarnent la triple rencontre – incarnation, pourrait-on dire – de la forme, de la matière et de la couleur, dans une surprenante synthèse qui donne une importance égale à ces trois composantes, les faisant s’interpénétrer en un seul objet.

    Chez elle, contrairement aux acquis de la philosophe la plus antique et de la science des couleurs exposée par de Piles, la couleur est matière. Et comme la forme est, dans ses œuvres, également matière, elle est donc aussi couleur. Et, tout ceci, avec une créativité et une inventivité toujours renouvelées qui la dispensent de tomber sous le coup de la boutade d’Andy Warhol quand il écrivait : « Tous les tableaux devraient être de la même taille et de la même couleur de sorte qu’ils seraient interchangeables et que personne n’aurait le sentiment d’en avoir un bon ou un mauvais »[9]

    Regardons-y de plus près. Tout d’abord sous l’angle de la couleur. Les blocs colorés de Marjorie Brunet sont perçus comme des masses de pigment, de couleur pure, même si l’on réalise, après en avoir fait le tour, que ce n’est qu’illusion et qu’une ossature en bois leur sert de support. Sa couleur répond donc simultanément aux deux caractéristiques antinomiques posées par de Piles. Elle rend sensible à la vue mais elle la trompe également. Elle est donc à la fois couleur-matière et couleur-forme.

    Dans certaines de ses pièces, Marjorie Brunet donne une place aux non-couleurs, à la toile brute, écrue, ou tout juste enduite d’un apprêt. Dans tous les cas, elle nous invite à prendre conscience du fait couleur en tant que phénomène matériel qui peut s’appréhender aussi bien par le toucher que par les yeux, par l’intelligence aussi bien que par l’expérience sensorielle. Ses premiers travaux faisaient d’ailleurs appel à des assemblages de pollens et de farines végétales colorés, matériaux dont la fluidité est très tactile.

    Sous l’angle de l’εἶδος et de l’ὒλη, maintenant. Les formes mises en scène par Marjorie Brunet sont des parallélépipèdes, plus ou moins oblongs, placés verticalement ou horizontalement, empilés ou juxtaposés. On peut y deviner l’idée – au sens platonicien de ce mot – de constructions architecturales, réelles ou virtuelles, réduites à leur plus simple expression, plus encore que dans les Architectones de Malévitch. Tout accident – le συμβεβηκός d’Aristote – en est éliminé, ne laissant que la substance, laquelle épouse alors étroitement l’idée, désormais réduite au seul concept de parallélépipède. Elles ont cependant une évidente étendue, en trois dimensions, même si la frontalité reste dominante, et, bien que chacun de leurs éléments demeure physiquement impénétrable, leur agencement dans l’espace laisse des intervalles vides, des brèches dans lesquelles l’esprit, le regard et le corps peuvent s’insinuer, pénétrer.

    Ces considérations profondes, quasi ontologiques, n’excluent d’ailleurs pas, chez Marjorie Brunet, la subtilité, le clin d’œil, la dérision, la poésie, le calembour visuel ni une certaine forme de culture de l’incohérence parfois érigée au rang de vertu cardinale. À la fameuse question-piège un kilo de plomb est-il plus lourd qu’un kilo de plumes ?, notre artiste répond avec sa propre interrogation : un kilo de bleu est-il plus lourd qu’un kilo de jaune ? Un écho direct au constat de Matisse…

    Rigueur extrême de la forme et sensualité de la couleur, se confondant toutes deux dans la matière. C’est dans ce mariage surprenant que se déploie la production de l’artiste. Il faut cependant y ajouter une autre dimension, celle de la lumière et des ombres qui soulignent le caractère monumental – même s’il n’est qu’en modèle réduit – de ses compositions. En ceci, son travail se rapproche de celui d’Ellsworth Kelly dans sa capacité à révéler des formes et des volumes improbables à partir des ombres projetées de détails architecturaux réels.

    Le décalage est aussi patent entre la radicale simplicité géométrique des formes et la complexité de l’environnement dans lequel elles s’inscrivent. Leur équilibre se veut monstratif, privilégiant une vision panoramique, tout en incitant le spectateur à en sonder la profondeur, à découvrir l’envers, encouragé en cela par une incitation à toucher, à braver l’interdit muséal de lire avec les mains.

    S’agit-il de tableaux qui auraient acquis une troisième dimension ou de sculptures écrasées sur le mur ? La question reste ouverte… À moins qu’il ne s’agisse d’architectures purement conceptuelles, de demeures à investir mentalement…

    Les travaux de Marjorie Brunet s’inscrivent résolument dans le courant de la création contemporaine. On trouvera d’évidentes parentés avec un certain nombre de plasticiens de notre temps mais elle s’en distingue cependant par de nombreux aspects, affirmant ainsi son individualité, sa singularité. Par exemple, sa capacité à développer des propositions in situ en s’appropriant les spécificités du lieu qu’elle occupe la rapprocherait de Daniel Buren mais, contrairement à son aîné, elle le fait sans esprit de système immuable, recréant, pour chaque espace, un nouveau jeu de règles qu’elle applique alors méthodiquement. Avec Donald Judd, elle partage les formes parallélépipédiques colorées de façon uniforme mais, à l’opposé des Stacks de l’Étasunien, elle revendique une vision frontale, se pose en peintre et non en sculpteur. Avec Claude Rutault elle cultive l’ancrage dans la peinture, une peinture qui s’installe et prend du volume, mais refuse sa stricte monochromie. Aux travaux d’Anish Kapoor mettant en scène des tas de pigments colorés elle emprunte la sensualité tactile et le rayonnement auratique de la couleur mais la confine dans des formes plus rigoureusement géométriques. Ses réalisations ont en commun avec les productions en volume d’Ettore Spaletti le recours à des formes élémentaires simples et la volupté de la couleur uniforme mais elle n’adhère en rien à la rhétorique du silence de l’Italien. Ses constructions pourraient évoquer le mobilier dysfonctionnel de Richard Artschwager mais elles sont infiniment plus simples, plus frontales et donnent plus de place à la couleur qu’à l’expression d’un usage potentiel, aussi improbable fût-il…

    On pourrait multiplier les comparaisons, mais, chaque fois, les dissemblances l’emportent sur les parentés. C’est que Marjorie Brunet reste, en dépit des apparences, peintre… Peintre coloriste, même… Ceci ne fait aucun doute quand on observe la nature des surfaces de ses œuvres, tour à tour et selon les circonstances, grumeleuses ou lustrées, brillantes ou mates, craquelées ou lisses, homogènes ou dégradées, douces ou rêches… Le geste du peintre, de la brosse ou du rouleau, est toujours visible, témoignant d’une présence humaine. On devine, en aval, toute une alchimie gourmande et charnelle dans la préparation de la matière picturale, avec ses mélanges d’eau, de pigments, de farines… Jean-Max Colard ne s’y trompait pas quand, dès 2010, il qualifiait le travail de Marjorie Brunet d’extension du domaine de la peinture[10]. Car, au-delà des apparences volontairement trompeuses, c’est bien de cela qu’il s’agit… Redéfinir le tableau et ses limites… Repenser la peinture et l’acte de peindre… Rien de moins…

Louis Doucet, octobre 2017



[1] Propos tenu à Louis Aragon, dans les années 1940, repris dans Dominique Fourcade, Henri Matisse – Écrits et propos sur l’Art, 1972.
[2] In Le Portrait de Dorian Gray.
[3] Les trois autres étant les causes matérielle, efficiente (ou motrice) et finale.
[4] « Il n’y a donc qu’une même matière en tout l’univers, et nous la connaissons par cela seul qu’elle est étendue : pour ce que toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle se rapportent à ce qu’elle peut être divisée et mue selon ses parties, et qu’elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties. », in Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica, II-23, 1687.
[5] « Dieu forma, au commencement, la matière de particules solides, pesantes, dures, impénétrables, mobiles… » in Opticks, 1704.
[6] Mais pensante, chez ce dernier, idée développée, notamment, dans ses Adversaria, 1661, et dans son Essai sur l’entendement humain, 1689.
[7] In Cours de peinture par principes, 1708.
[8] Ibidem.
[9] In Ma philosophie de A à B, 1975.
[10] In notice du Salon de Montrouge, 2010.


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