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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 70 – juillet 2018  

  ISSN 2264-0363
 

Erwan Ballan – Évoluer pour survivre



Sans titre, 1999

Sans titre, 2000

Dans tous les sens où ça se machine, 2002

Hors champ, 2007

Thanks for all lulu, e.t.c., 2008

Peinture Plastic, e.t.c…, 2009

It takes two to tango, to E.R., 2009

Sans titre (Joseph au Bauhaus), 2014

Sans titre, 2016

La défaite, hommage à Edwin Wildtraurig (1970-?), 2017

Sans titre (Indiens morts), 2015

Sans titre (Indien triste), 2015

Albrecht Dürer, Melencolia I, 1514

Sans titre (Cloé), 2016

Sans titre (AB), 2017

Sans titre (autoportrait et flammes), 2015

Sans titre (serial painter), 2015

Sans titre (le scalp d’Hélion), 2015

Sans titre (Mondrian a la main), 2016


Vous ne pourrez jamais grandir à moins d’essayer d’accomplir
quelque chose au-delà de ce que vous maîtrisez déjà.

Ralph Waldo Emerson[1]

Nous avons découvert Erwan Ballan en 1999, lorsque nous avons programmé sa première exposition personnelle, à la galerie du Haut-Pavé. Il pratiquait alors une abstraction colorée et matiériste, recourant à des matériaux non conventionnels : silicones, verre, matières plastiques, métaux… Dans la descendance des protagonistes de Supports-Surfaces, il poursuivait alors une exploration des éléments constitutifs d’un tableau : subjectile, médium, surface… Mais aussi de ses hiatus et de ses béances… Le verre qui comprimait des amas de peinture sur un fond lacunaire ne jouait pas le rôle protecteur qui lui est habituellement dévolu, mais devenait agent actif dans un processus de matérialisation de la couleur, annihilant, de ce fait, la notion de touche et de main pour ne mettre en évidence que la couleur redevenue matière brute. L’artiste récusait d’ailleurs la notion d’abstraction pour ses travaux, déclarant, en 2002 : « La peinture que j’utilise n’est pas abstraite. Ce serait croire que la peinture est inutilisable. La considérer comme telle serait évacuer toute possibilité à un processus dont cette peinture serait l’objet de signifier le réel. À l’espace du support tableau s’est donc substitué l’écran de verre qui assure l’individuation en même temps que la combinaison des taches colorées et des supports sur lesquels cette matière est disposée dans un premier temps. »[2]

    Il y avait, dans ses œuvres, une évidente sensualité tactile, encore plus évidente dans les quelques rares toiles peintes en 2002, comme Dans tous les sens où ça se machine. C’est donc à juste titre que Bernard Point l’invitait, en 2009, à participer à une exposition intitulée Chair de l’objet. Même si ses productions se déployaient souvent en trois dimensions, Erwan Ballan s’est toujours revendiqué peintre. C’est d’ailleurs en tant que tel qu’il fut lauréat du prix de peinture de Novembre à Vitry, en 2009, dans des œuvres où figuraient, outre le verre et les silicones, des cornières métalliques, des miroirs et des fils colorés en matière plastique. Déjà, en 2004, lors de sa première participation à L’Art dans les chapelles, dans le Morbihan, les fils à scoubidou étaient omniprésents et certains garnements étaient même intervenus nuitamment pour en dérober une partie, probablement pour se livrer à des tressages d’un autre temps… Cette période était aussi celle d’un rapprochement, sans suite durable, avec le groupe Ready-made color / La couleur importée, animé par Claude-Briand-Picard et Antoine Perrot, qui préconisait le recours à des matériaux industriels à l’état brut pour la production de peintures.

    Malgré le succès croissant rencontré par ses productions, Erwan Ballan a commencé à ressentir une forme d’usure qui s’est progressivement muée en une stérilité qui risquait de le pousser à se répéter lui-même. Cet écartèlement entre le succès commercial et la volonté de continuer à évoluer dans une voie autre n’était pas discernable pour la plupart des amateurs qui suivaient son travail. Cependant, dès 2009, lors d’une visite d’atelier, nous constations la coexistence d’œuvres dans la lignée de ses productions précédentes, comme Peinture Plastic, e.t.c…[3], alliant verre et silicone, et les dessins de la série It takes two to tango, to E.R., dans laquelle un personnage – probablement l’artiste – essaie d’échapper à un réseau de fils colorés qui tentent de l’immobiliser. Pas besoin d’être psychanalyste pour comprendre l’état d’esprit de l’artiste… Il nous avait alors fait part de son désir de tout abandonner plutôt que risquer de se plagier lui-même dans des exercices où il ne trouvait plus de plaisir. Ce n’est que fin 2012, lors d’une exposition consacrée à des Carnets d’artistes, chez sa galeriste bretonne, Réjane Louin, à Locquirec, que sa crise existentielle a été rendue publique.

    Erwan Ballan a alors eu le courage de franchir le pas et de déplaire à ses marchands et collectionneurs en changeant radicalement de voie pour s’engager dans une démarche volontairement narrative, largement inspirée par le constat de la lente dégradation de sa pratique abstraite, de son inspiration matiériste et informelle. Cette évolution, que certains qualifiaient d’à rebours, n’avait rien de nouveau. Bien avant lui, Jean Hélion, par exemple, puis les principaux protagonistes de Supports-Surfaces avaient essuyé critiques et sarcasmes lors de leur revirement – vécu comme une trahison par la plupart de leurs admirateurs – vers une pratique figurative. Chez Erwan Ballan, ce pas décisif résulte de la combinaison d’un dégoût pour l’abstraction, comparable à celui ressenti par Philip Guston en des circonstances semblables[4], et la volonté de régler ses comptes avec une pratique qu’il considérait désormais comme despotique. Le tout, non sans un combat avec lui-même, de la nature de celui évoqué par Hegel : « L’évolution n’est pas une simple éclosion sans peine et sans lutte, comme celle de la vie organique, mais le travail dur et forcé sur soi-même. »[5]

    Pour Erwan Ballan, si le Réalisme socialiste fut le produit du totalitarisme communiste, l’abstraction matérialisait un totalitarisme libéral, incarné par Clement Greenberg qui devint sa bête noire. Ses œuvres vont désormais se comporter comme autant de pièces à conviction dans un procès à charge contre cette dictature. Et comme l’artiste, de par sa fréquentation quasi quotidienne des collections du Musée national d’art moderne, est imprégné de l’histoire de la peinture contemporaine, il le fait en plongeant ses racines dans le terreau fécond des réflexions sur la création artistique aux XXe et XXIe siècles.

    Dans sa grande peinture acrylique sur papier de 2014, Sans titre (Joseph au Bauhaus), Erwan Ballan représente son fils dans un univers et une technique qui sont ceux de la peinture coloniale brésilienne du XIXe siècle. La référence au Bauhaus, prétendument symbole d’une modernité libératrice, devient dérisoire et se mue en symbole d’une forme d’impérialisme culturel. Et pour qui ne connaît pas le prénom du fils de l’artiste, ce Joseph peut être assimilé au personnage biblique du même nom, le fils de Jacob, vendu par ses frères, devenu vice-roi auprès du pharaon, mais un pharaon qui aurait quitté les rives du Nil pour celles de l’Amazone et ses pyramides pour l’architecture baroque de l’Aleijadinho imposée par le Portugal. La même année, un petit dessin sans titre à l’encre de Chine, encarté dans un important cadre en carton peint, montre une victime allongée, transpercée de flèches. L’image de l’artiste, nouveau saint Sébastien stigmatisé par la critique des tenants de l’abstraction qui l’exécutent comme traitre à leur cause…

    Pour son installation La défaite, hommage à Edwin Wildtraurig (1970-?), présentée lors de sa deuxième participation à L’Art dans les chapelles en 2017, Erwan Ballan fait référence à un artiste prétendument découvert dans la collection de l’Art brut de Lausanne[6] et resté injustement inconnu car en dehors de la pratique dominante de son temps. Pour ce faire, il convoque des images et des objets pauvres et recourt à la métaphore, amère, parfois tragique, souvent comique. Brouillant délibérément les références historiques, il nous livre sa relecture de l’opposition manichéenne entre les gentils et les méchants de l’univers de l’abstraction. Les premiers sont figurés comme les Yankees et les seconds comme les Indiens, à la manière des westerns de série B. Selon lui, « les soldats bleus sont les ordonnateurs d’un monde géométrique, chantres de la Raison raisonnante, du positivisme et de l’analyse du langage. Les Peaux-Rouges sont les victimes et les ouvriers forcés de cette entreprise. »[7] Et de poursuivre « Je me souviens ainsi que des Indiens participèrent à la construction de gratte-ciels américains, que Gropius pensa au Bauhaus en même temps qu’il proposait ses services au IIIe Reich. Je me souviens que Schlemmer, Kandinsky ou Le Corbusier firent de même et que l’utopie moderniste cache dans son ombre cette confusion entre les gentils et les méchants. »[8] Plusieurs grands dessins sur cette thématique des Indiens persécutés ont anticipé cette œuvre, comme Sans titre (Indiens morts), 2015, ou Sans titre (Indien triste), de la même année.

    Mais, au-delà de mettre en accusation une abstraction totalitaire et totalisante qui s’est manifestée pendant la plus grande partie du XXe siècle, Erwan Ballan instruit aussi son propre procès, placé sur une sorte de bûcher des vanités, écueil de tout humanisme. Sa référence apocalyptique[9] à la Melencolia de Dürer se lit en filigrane de plusieurs de ses dessins récents. Ainsi, les figures prismatiques qui sortent du corps du modèle dans Sans titre (Cloé), 2016, ou les rayons lumineux autour de la flamme de la bougie dans le portrait de son père, Sans titre (AB), 2017, sont des citations directes de la gravure du maître de la Renaissance allemande.

    Et toujours, chez Erwan Ballan, cette pointe d’ironie corrosive dans des œuvres comme Sans titre (autoportrait et flammes), Sans titre (serial painter) ou Sans titre (le scalp d’Hélion), toutes de 2015. Le comble de la dérision se situe peut-être dans Sans titre (Mondrian a la main), 2016, reliquaire en carton de guingois, noir et blanc, contenant le dessin réaliste d’une main : contre-hommage à un peintre qui ne voulait pas laisser de trace de sa main et ne recourait qu’à des lignes orthogonales et à des couleurs primaires. Probablement une façon d’exorciser le lourd héritage de quelques millénaires de peinture mais aussi d’exprimer son dégoût pour les habitus de l’artiste contemporain. Erwan Ballan se confie : « Je ne voulais plus être artiste, me définir ainsi sur la base du nombre de projets, de mon habilité à occuper l’espace, tous les espaces, symboliques comme réels. Je n’en pouvais plus de la politesse que cela nécessite. Et j’entends par politesse non pas le jeu social qui existe entre l’artiste, les exposeurs et les collectionneurs (sans compter les autres artistes) mais cette obligation de croire et faire croire que ce que je fais a une quelconque importance. Je suis sincère, c’est mon malheur, et sans doute orgueilleux, mais devant ce que produisent ou ont produit tant de gens je suis obligé de ne pas croire en ce que l’époque et moi faisons. À cet égard, ce que je fabrique est la tentative d’ajuster mon geste à ma pensée. C’est une sorte de projet inconscient, autant existentiel que conceptuel. Faire quelque chose qui regarde vers les passés les plus glorieux, mais d’une manière qui avoue son incompétence à réitérer cette gloire, l’inutilité de la tentative et malgré cela, la nécessité d’essayer de le faire par esprit de dérision, comique, mais aussi par ingénuité, pour être franc, avec moi et les autres, sans politesse faite à l’époque. Pour être vivant, comme tout individu qui ne veut pas se divertir. Les cadres en cartons sont à cet égard le signe de ma mélancolie congénitale, de mon agnosticisme profond… »[10] Il faudra donc nous attendre à d’autres évolutions tout aussi radicales et indispensables à la survie de l’artiste. Car, il faut le reconnaître, c’est ce doute méthodique[11], ce questionnement incessant sur son rôle, qui distingue les véritables créateurs des simples faiseurs exploitant ad nauseam une recette éculée.

Louis Doucet, avril 2018



[1] Unless you try to do something beyond what you have already mastered, you will never grow, cité par Blago Kirov, in Ralph Waldo Emerson – Quotes & Facts.
[2] In notice de l’exposition La Galerie du Haut-Pavé reçoit la Galerie Lente, Galerie du Haut-Pavé, septembre 2002.
[3] Les e.t.c. qui suivent les titres de plusieurs œuvres de cette époque ne sont pas l’abréviation de l’expression latine et cætera mais d’enfer-terre-ciel, une référence à Walter Benjamin, souvent cité par Erwan Ballan, et à un de ses textes dans lequel il oppose la verticalité de la peinture à l’horizontalité du dessin.
[4] I got sick and tired of all that purity. I wanted to tell stories, cité par April Kingsley in Philip Guston’s Endgame.
[5] In Introduction à la philosophie de l’histoire.
[6] La consultation de l’inventaire de la collection de l’Art brut de Lausanne ne fait apparaître aucun artiste nommé Wildtraurig. Il s’agit donc, très probablement, d’une mystification d’Erwan Ballan. Se rappeler que le mot traurig, en allemand, signifie triste et que wild se traduit en sauvageTriste sauvage, image spéculaire d’Erwan Ballan ?
[7] In dossier de présentation, 2018.
[8] Ibidem.
[9] Voir Louis Barmont, L’ésotérisme d’Albert Dürer La Melencolia, 1947.
[10] Correspondance avec l’artiste, 27 mars 2018.
[11] Selon Descartes, la première étape vers l’accession au cogito, à savoir l’existence en tant que chose qui pense. Et Erwan Ballan est, de toute évidence, une chose qui pense… Et plutôt bien…

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