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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 77 – février 2019  

  ISSN 2264-0363
 

Relire Schiller







Friedrich von Schiller



Michael Fried



Anri Sala



Emmanuel Kant



Edmund Burke



Ferdinand de Saussure



Wassily Kandinsky



Arthur C. Danto



Bernard Réquichot



Georges Mathieu



Pierre Soulages



Piet Mondrian



Auguste Herbin



Platon



Jean-Paul Sartre


Comme tout ce qui existe dans le temps est successif,
une réalité exclut, par cela seul qu’elle est, toute autre existence.
[1]

Dans une des dernières livraisons des Cahiers du Musée national d’art moderne[2], Michael Fried applique à une vidéo d’Anri Sala, Mixed Behaviour, 2003, la distinction que Schiller a posée entre instinct sensible et instinct formel.[3] Il développe sa contribution en puisant plus profondément dans les Lettres sur l’éducation esthétique[4] du poète et penseur allemand afin d’étayer et renforcer son propos. Ce brillant exercice d’analyse, même s’il semble parfois quelque peu poussé dans les derniers retranchements de la pensée comparative, m’a incité à relire, dans leur version allemande et dans la traduction française qu’en fit Robert Leroux[5], les 27 lettres que Schiller écrivit en 1793 au duc Friedrich von Holstein-Augustenburg, qu’il édita[6] l’année suivante et publia en feuilleton, en 1795-1796, dans la revue Die Horen.

    La première (lettres I à IX) et la troisième parties (lettres XVII à XXVII) s’inscrivent dans la lignée de la pensée esthétique de Kant, à la lumière de la Révolution française et des travaux de Burke. Schiller, ne disposant pas de l’outillage de l’analyse saussurienne, reste englué dans des variations autour du beau de Kant et du sublime de Burke, ce qui le positionne, dans ces lettres, plus en héritier des Lumières qu’en homme du XIXe siècle naissant, plus en classique qu’en romantique… Pour autant, la deuxième partie, notamment les lettres XII et XIII, met en avant des principes qui demeurent tout à fait pertinents pour analyser la création plastique moderne ou contemporaine.

    Dès les premières lignes de la lettre XII, Schiller pose le double rôle de l’artiste : rendre réel ce qui en nous est nécessaire (das Notwendige in uns zur Wirklichkeit zu bringen) et soumettre à la loi de la nécessité ce qui existe hors de nous (das Wirkliche außer uns dem Gesetz der Notwendigkeit zu unterwerfen). Cette double allégeance définit pleinement le rôle du créateur, plasticien ou non : exprimer en termes intelligibles les pulsions vitales de sa personnalité et ré-enchanter un monde qui en a bien besoin. La tension entre ces deux forces reste centrale dans le rôle du plasticien du XXIe siècle. D’un côté, non seulement avoir quelque chose d’important, d’urgent, à dire mais être aussi capable d’incarner cette nécessité intérieure, selon le propos de Kandinsky[7], dans une œuvre : to embody its meaning, selon Danto.[8] De l’autre, être perméable au monde et le pousser jusqu’à ses limites, comme le disait Bernard Réquichot : « Il faut peindre, non pas pour faire une œuvre, mais pour savoir jusqu’où une œuvre peut aller. »[9]

    Ce propos liminaire de Schiller reste d’une actualité brûlante dans le débat sur la création contemporaine, tiraillée qu’elle est entre des prétendus artistes qu’aucune nécessité intérieure ne presse à exprimer quoi que ce soit de pertinent, d’autres qui ont probablement quelque chose à dire mais n’arrivent pas à matérialiser leur propos de façon compréhensible et d’autres, encore, pour qui le monde reste une abstraction sans la moindre nécessité, tout au plus un réservoir de banalités ou de tautologies ressassées ad nauseam.

    Quelques lignes plus loin, dans cette même lettre, Schiller entreprend de définir deux formes d’instinct chez l’homme, celui qui le pousse à rendre actuel ce qui en lui est nécessaire, qu’il désigne sous le nom d’instinct sensible, et celui qui le presse de soumettre à la loi de la nécessité ce qui existe hors de lui, l’instinct formel. Le premier a pour objectif d’insérer l’homme dans les limites du temps et de le transformer en matière. Le second vise à rendre l’homme libre en introduisant de l’harmonie dans la diversité de ses manifestations, à affirmer sa personne, en dépit de tous les changements de ses états. C’est de la conjonction de ces deux instincts que naîtrait l’œuvre parfaite.

    Dans une première lecture, on pourrait conclure que l’instinct sensible est celui qui guidait un Mathieu ou un Soulages et que l’instinct formel a donné naissance aux œuvres de Mondrian, Herbin et, plus généralement, à l’abstraction géométrique. Ou, pour revenir à une terminologie fort en vogue dans les années 1950, l’instinct sensible serait chaud ou lyrique et le formel froid[10]

    Le propos est cependant plus subtil et profond que cette première analyse superficielle pourrait le faire croire. Tout d’abord, Schiller traite de l’homme en général, ne distinguant pas le créateur de l’observateur de ses productions. On peut facilement imaginer que, devant un artefact qui relèverait du seul instinct sensible d’un créateur, son regardeur mettra en œuvre son esprit formel pour tenter de l’intégrer au monde, l’incarner. En revanche, l’œuvre résultant d’un pur esprit formel requerrait un esprit sensible chez son lecteur pour qu’il se l’approprie et la fasse entrer en résonance avec sa propre sensibilité, la désincarne pour la réincarner dans son univers personnel. Cette complémentarité entre un créateur et son spectateur renvoie au mythe de l’androgyne tel que le développe Aristophane dans Le Banquet de Platon. Il y aurait donc, dans la confrontation de l’œuvre et de son spectateur, conjonction de deux instincts visant à la reconstitution d’une unité originelle perdue, d’une sorte de perfection idéale.

    Mais cette recherche d’unité est aussi à rechercher du côté du créateur chez qui les deux instincts coexistent. En effet, Schiller affirme que l’instinct sensible, qui fait de l’humain une unité numérique, un moment rempli de contenu, en l’asservissant aux limites du temps, tend à abolir sa personnalité, tandis que l’instinct formel, en affranchissant l’homme du temps, l’élève de la situation d’unité numérique à laquelle le réduisait l’indigence de ses sens, à une unité idéale qui embrasse tout le royaume des apparences. Autrement dit, la sensation n’est que du temps rempli de contenu, alors que l’instinct formel supprime le temps et le changement.

    Dans son article susmentionné, Fried développe cette idée en l’appliquant à la vidéo de Sala. Mais cette constatation s’applique aussi pleinement aux œuvres qui ne font pas appel à la quatrième dimension temporelle, comme le film ou la vidéo. Une œuvre gestuelle, toute dictée par l’instinct sensible, fige un instant et le rend immuable. Une peinture constructiviste, inspirée par l’instinct formel, est comme une semence qui appelle des changements et des évolutions à venir. A contrario, le spectateur de la première sera amené mentalement à recréer le mouvement figé qui lui a donné naissance, tandis que celui de la seconde se forcera à figer une des potentialités de l’œuvre riche de toutes ses variations et à solliciter son immutabilité. Schiller l’exprime fort bien dès la première phrase de la lettre XIII : « À première vue nulle opposition ne paraît plus absolue que celle qui existe entre les tendances de ces deux instincts, puisque l’un exige le changement et l’autre l’immutabilité. »[11] Encore une façon de mettre en miroir les deux parties initialement séparées de l’androgyne que sont le créateur et le regardeur de ses artefacts…

    Dans la suite de sa treizième lettre, Schiller introduit la notion de contrainte librement acceptée. Il commence par assigner à la culture le rôle de contrôleur des frontières entre les deux instincts : « La tâche de la culture est […] d’assurer à chacun des deux instincts ses frontières. Elle doit donc à tous les deux une égale équité et son rôle est d’affirmer non seulement l’instinct sensible contre l’instinct raisonnable, mais encore celui-ci contre celui-là. » Dans une note en bas de page, Schiller reconnaît sa dette envers son contemporain Fichte et son concept de réciprocité : sans forme pas de matière, sans matière pas de forme[12]

    Traduisant en termes saussuriens ce que Schiller veut exprimer dans la suite de cette lettre, on pourrait dire que l’artiste mû par l’instinct sensible devra faire des concessions à l’instinct formel pour que le signifiant ne soit pas simplement une image mais soit porteur de sens, dénote un signifié. Et, a contrario, que l’artiste habité par l’instinct formel devra donner un peu de place à son instinct sensible pour que le signifié émerge de ses productions. Ou, pour revenir à Danto, il ne suffit pas que l’œuvre soit about something (au sujet de quelque chose) mais il faut qu’elle embody its meaning (incarne sa signification, son contenu).[13] Tout ceci débouchant sur la vision idéaliste que Schiller se fait, un peu plus loin dans cette même treizième lettre, de l’homme créateur dont le rôle : « consistera donc : premièrement à procurer à la faculté réceptive les contacts les plus multiples avec le monde et à pousser au plus haut point la passivité de la sensation ; deuxièmement, à assurer à la faculté de se déterminer l’indépendance la plus haute à l’égard de la faculté réceptive, et à pousser au plus haut point l’activité de la Raison. Lorsque l’homme réunira ces deux aptitudes, il associera à la suprême plénitude d’existence l’autonomie et la liberté suprêmes, et au lieu de se perdre en prenant contact avec le monde, il l’absorbera bien plutôt en lui avec tout l’infini de ses phénomènes et il le soumettra à l’unité de sa raison. »

    Ce point de vue reste d’une cuisante actualité en ce début de XXIe siècle. Combien, parmi la multitude de productions médiocres qui s’offrent à nos yeux, pèchent justement par ce manque de contrepoids d’une pulsion par une autre. D’un côté, des productions de prétendus artistes qui confondent informel et informe, nous livrant des éjaculations gestuelles sans le moindre propos sous-jacent. De l’autre, de froids agencements de formes et de couleurs qui ne suscitent ni empathie ni intérêt chez le spectateur. Peut-être pire, encore, la dépersonnalisation consommée, chez certains artistes qui ne sont mus par aucune des deux pulsions. Ceux-ci se contentent d’exprimer ce qui relève du lieu commun ou du consensus universel, dans une forme, un langage plastique, qui copie des modèles éculés. Cette apathie des pulsions est ce que l’on nomme académisme. Et l’académisme du XXIe siècle se pare parfois des plumes d’une prétendue transgression… Mais à trop vouloir transgresser, on ne transgresse plus… Cette tyrannie de la pensée unique drapée dans un langage plastique qui a perdu tout signifié nous incite à méditer la belle parole de Condorcet, contemporain de Schiller : « Nous ne désirons pas que les hommes pensent comme nous mais qu’ils apprennent à penser d’après eux-mêmes. »[14] Et cela semble si difficile aujourd’hui…

    Le cœur de la lettre XIII est consacré au difficile équilibre des deux instincts et aux contraintes qu’ils s’imposent mutuellement. Schiller pose le problème : « L’influence pernicieuse qu’une prépondérance des sens peut avoir sur notre pensée et notre action est évidente pour tous les yeux ; mais on aperçoit moins facilement, bien qu’elle se manifeste aussi fréquemment et qu’elle soit d’aussi grande conséquence, l’influence néfaste qu’une prépondérance de la raison exerce sur notre connaissance et notre conduite. » Dans les deux cas, la conséquence pour l’homme est cruelle : « Dans le premier cas il ne sera jamais lui-même, dans le second il ne sera jamais autre chose que lui-même ; en conséquence, pour ces raisons mêmes, il ne sera dans les deux cas ni l’un ni l’autre ; il sera par suite un néant. » En allemand, la formule est sans appel : null sein… Rien à voir, ici, avec le c’est nul proféré à tout bout de champ par nos adolescents…

    Le risque est en effet celui d’un néant ontologique. On peut voir, dans cette lettre de Schiller, les prémices d’une pensée que Sartre développera 150 ans plus tard[15] : l’être pour soi, conscient de son existence et de sa liberté, s’opposant à l’être pour autrui, se définissant par rapport au regard des autres. Pour utiliser une terminologie sartrienne, beaucoup de nos pseudo-artistes contemporains feraient montre de mauvaise foi[16] en se cachant (ou en refusant d’exercer) leur propre liberté, en refusant d’admettre que « l’homme est une passion inutile »[17] car « l’homme est condamné à être libre. »[18]

    Le véritable créateur reste au cœur, au centre névralgique, de ces antagonismes. Ce n’est qu’en rejetant toutes les entraves à sa liberté, autres que celles qu’il s’est lui-même librement imposées, qu’il parviendra à ranimer, chez le regardeur, la volonté de manifester, lui aussi, l’infini de sa propre liberté. Et les régimes – totalitaires ou non – l’ont bien compris. C’est pour cette seule raison qu’ils mettent sous tutelle leurs artistes en les enfermant dans un académisme de la bien-pensance…

    On le voit, Schiller n’est pas un classique, ni un romantique, mais un esprit de tous les temps… Et bien du nôtre…

Louis Doucet, novembre 2018



[1] Da alles, was in der Zeit ist, nacheinander ist, so wird dadurch, dass etwas ist, alles andere ausgeschlossen.
[2] Numéro 145, automne 2018, consacré à la philosophe et logicienne Claude Imbert.
[3] Schiller utilise le mot Triebe, qui désigne la pulsion chez l’humain, l’instinct chez l’animal et la pousse chez les végétaux. Il serait plus opportun de parler de pulsion sensible et de pulsion formelle, mais l’usage a imposé les termes instinct sensible et instinct formel auxquels nous nous tiendrons, à regret, ici.
[4] Über die ästhetische Erziehung des Menschen, in einer Reihe von Briefen, 1795-1796.
[5] Les citations de Schiller dans le présent texte sont données dans cette traduction.
[6] Les originaux ayant été détruits dans un incendie.
[7] In Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, 1911.
[8] In The Transfiguration of the Commonplace, 1981.
[9] Cité par Roland Barthes, in Réquichot et son corps, 1973.
[10] En calquant les termes d’abstraction chaude ou lyrique, promue par Pierre Guéguen, Charles Estienne et Michel Tapié, et abstraction froide, théorisée par Michel Seuphor et exposée chez Denise René, qui s’opposaient dans la France des années 1950.
[11] Beim ersten Anblick scheint nichts einander mehr entgegen gesetzt zu sein, als die Tendenzen dieser beiden Triebe, indem der eine auf Veränderung, der andre auf Unveränderlichkeit dringt.
[12] Développé, notamment, dans Fondement de la Doctrine de la science, 1794.
[13] Ibidem.
[14] In Cinq Mémoires sur l’instruction publique, 1791-1792.
[15] Notamment dans L’Être et le Néant, 1943.
[16] Ibidem.
[17] Ibidem.
[18] In L’existentialisme est un humanisme, 1946.

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