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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 79 – avril 2019  

  ISSN 2264-0363
 

Emmanuel Pajot –
street-art ou pop-art ?



R. Mutt


R. Mutt (Marcel Duchamp), Fountain


Lits et ratures


Francis Picabia, Lits et ratures


Hello Picsou


Krash Pop


La bonne poire


Tricot


Now


Véto ou tard


Spin


Fan de…


Les profs


Roer


Yek


Il faut être nomade, traverser les idées comme on traverse les villes et les rues.
Francis Picabia[1]

Artiste peintre depuis plus de 20 ans, implanté à Saint-Brieuc, dans les Côtes-d’Armor, en Bretagne, de formation journalistique, Emmanuel Pajot a, dès l’enfance, toujours trouvé du temps pour peindre. Depuis 2012, il se consacre entièrement à cette activité. Ses toiles, apparemment ludiques et joviales, figurent une profusion de personnages fictifs ou réels, d’inscriptions, de formes géométriques, dans des couleurs souvent criardes. Formellement, elles semblent devoir simultanément au pop-art, au street-art et à la bande dessinée, mais elles s’en démarquent cependant pour trouver une voie originale, comme à égale distance de ces trois tendances.

    Qu’est-ce qui différencie, aujourd’hui, l’art urbain – le street-art – de l’art plus officiel et longtemps réputé plus noble ? Ce ne sont pas les techniques ni les sujets abordés. Plusieurs des artistes revendiquant cette étiquette nous en apportent un démenti patent, dans la mesure où, chez beaucoup d’entre eux, l’inscription dans la descendance d’un mouvement historique est évidente. Les techniques autrefois propres aux graffeurs et aux street-artists sont désormais couramment utilisées par des peintres et sculpteurs présentés dans les galeries et les musées… Ce n’est pas non plus la reconnaissance par le marché de l’art qui les distingue, puisque les œuvres de JonOne ou de Banksy, pour ne citer que deux des plus célèbres street-artists, sont l’objet d’enchères qui n’ont rien à envier à celles de plasticiens plus classiques… Les premières œuvres d’art urbain étaient sauvages ou vandales, apposées sur des surfaces sans l’accord de leur propriétaire mais beaucoup de celles qui fleurissent aujourd’hui résultent de commandes explicites ou implicites, comme le faisaient autrefois des mécènes auprès des artistes pour embellir leurs murs. Ce n’est donc pas son caractère clandestin qui caractérise l’art urbain en 2018. Il faut donc chercher la différence ailleurs. À mes yeux, elle réside essentiellement dans l’acte d’appropriation du support – du subjectile – de l’œuvre par le plasticien. Dans les pratiques conventionnelles, le support est choisi par le créateur qui en est (ou devient) le propriétaire et peut le céder à une galerie, un musée ou un collectionneur. Dans l’art urbain, les subjectiles appartiennent à l’espace public et le restent après l’intervention de l’artiste. Les œuvres résultantes sont incessibles, même si des personnes, en toute illégalité, les détachent de leur substrat pour les mettre sur le marché. Les œuvres d’art urbain s’imposent au regard du passant, alors que, pour les premières, il faut une action volontaire du regardeur – pousser la porte d’une galerie, d’un atelier, d’un musée… – pour qu’il les découvre. De ce point de vue, l’art urbain se rapproche de l’architecture, en ce qu’il impose sa présence et ne demande pas le consentement ou une démarche volontaire préalable du public. Il est intrusif et ne cherche en rien à être consensuel. De ce point de vue, Emmanuel Pajot ne serait pas un street-artist

    Le pop-art, lui, est enfant d’une époque – les années 1960 – où l’on croyait aux mirages de la croissance économique et aux vertus d’une société de consommation qui mettrait le confort et le bonheur à la portée du plus grand nombre. Les pop-artists désacralisaient l’art classique et louaient les bienfaits des productions industrielles de leur temps pour en faire les icônes d’une modernité compréhensible par tous et accessible à des populations habituellement laissées pour compte par la culture officielle. Les temps ont bien changé et l’utopie s’est muée en cauchemar, même si, dès le milieu des années 1960, des penseurs, comme Guy Debord, avaient mis en garde contre les méfaits de la société qui se construisait alors.[2]

    Comme nous l’avons dit, superficiellement, la peinture d’Emmanuel Pajot emprunte au pop-art et au <>street-art. Elle en diffère cependant par de nombreux aspects techniques. Le recours à la peinture à l’huile constitue un de ses principaux facteurs discriminant, avec ses conséquences en matière de lenteur du processus de réalisation et d’obligation de laisser la toile en repos pour le séchage. Paradoxalement, Emmanuel Pajot ne l’utilise cependant pas de façon traditionnelle : pas de glacis ni de transparence ou de modulation, juste des aplats comme s’il s’agissait de peinture acrylique. D’ailleurs, même un observateur averti pourrait s’y méprendre… Il s’agit donc d’une contrainte librement imposée, comme pour faire contrepoids à une exubérance qu’il conviendrait de canaliser, pour apporter lenteur et pondération, pour combattre une spontanéité dont l’artiste voudrait contenir les élans.

    Autre aspect important, le recours systématique à des esquisses dessinées, préalables à toute composition, y compris à celles qui paraissent les plus débridées. Et ceci même quand l’artiste est amené à intégrer des fragments d’affiches ou de papiers déchirés dans ses peintures. On est aux antipodes des procédés des affichistes des années 1960, du Nouveau réalisme, avatar français du pop-art… Rien à voir, donc, avec l’attitude désinvolte de flâneur, collecteur de lacéré anonyme, d’un Villeglé, lui aussi Costarmoricain. S’il y a imprégnation urbaine chez Emmanuel Pajot, c’est dans le sens que lui donne l’anthropologue, philosophe et sociologue Pierre Sansot : « Le véritable lieu urbain est celui qui nous modifie, nous ne serons plus, en le quittant, celui que nous étions en y pénétrant. »[3] Et tel est bien l’expérience que vit l’observateur attentif des toiles de notre artiste. Il devient ce nomade auquel Picabia fait référence.[4] Dans la rue d’Emmanuel Pajot, il n’y a guère de place pour l’improvisation. Elle fait écho à la définition qu’en donne Le Clézio : « Dans la rue, tout me semble écrit. La ville est une architecture d’écriture. »[5] Les tableaux d’Emmanuel Pajot sont, eux aussi, des architectures d’écriture plastique

    Autre caractéristique que l’on ne retrouve systématiquement ni dans le pop-art ni dans le street-art, la volonté, presque obsessionnelle, de saturation de l’espace, de multiplication des signes sur un même subjectile. Pour ce faire, Emmanuel Pajot procède par juxtapositions, sans souci de cohérence d’échelle, mais aussi par superpositions et collages d’éléments exogènes. Il en résulte une forme de profondeur – physique et conceptuelle – qui ne doit rien aux ficelles de la perspective traditionnelle. L’artiste explique : « Chaque espace est souvent occupé à la limite de la saturation. Je joue avec l’abstrait, je veux que le regard se perde et divague. Dans mes toiles, la profondeur peut aller au-delà de la rétine. » Cet au-delà de la rétine entraîne le spectateur dans des souvenirs anciens : personnages de dessins animés d’autrefois, revues enfantines désuètes, images publicitaires démodées, inscriptions ou tags ayant perdu tout sens… Au-delà d’un aspect que l’on pourrait trop rapidement qualifier de superficiel, il s’agit donc bien d’un travail en profondeur sur la mémoire et ses reliques, les siennes et celles du spectateur. Emmanuel Pajot veut en effet donner un rôle essentiel au regardeur de ses œuvres qu’il érige en résonateur – agissant comme les cordes sympathiques de certains instruments de musique – de ses propres préoccupations. Il aime d’ailleurs à citer le propos de Duchamp : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre. »[6] Sa peinture R. Mutt fait d’ailleurs une référence à ce dernier, puisque c’est le nom qu’utilisa Duchamp pour signer sa célèbre Fountain – un urinoir renversé – à l’Armory Show de New York de 1917.

    Derrière leur nonchalance de surface, les peintures d’Emmanuel Pajot sont souvent porteuses de messages sociaux et politiques forts. Analysons, par exemple, la petite peinture Hello Picsou, de 2017, apparemment anodine et gratuite. Le personnage de Balthazar Picsou a été créé par les studios Disney en 1947. Son nom est, en anglais, Scrooge McDuck, qui n’a pas la connotation de pique-sous de la version française de son nom. McDuck fait référence à des origines écossaises, les Écossais ayant, dans le monde anglo-saxon, une injuste réputation d’avarice. Quant à Scrooge, c’est le nom d’un personnage d’un conte de Dickens[7], Ebenezer Scrooge, avaricieux dont l’équivalent français serait Harpagon de L’Avare de Molière. D’ailleurs, le substantif scrooge se traduit, en français, par grippe-sous ou harpagon… C’est en effet sous le nom d’Oncle-Harpagon que ce personnage fit sa première apparition en français, en 1949. Cet oncle maternel de Donald Duck est un modèle du self-made man – ou, devrait-on dire, self-made duck – étasunien, parti de peu et arrivé, par son travail et son ingéniosité, à une fortune colossale. Ses aventures, chez Disney, mettent en avant son savoir-faire pour accumuler des richesses, sans qu’il soit pour autant foncièrement antipathique. Son attitude, dans la toile d’Emmanuel Pajot, peut se lire comme une mimique d’incompréhension par rapport à une culture française qui a tendance à associer richesse et biens mal acquis : pourquoi donc suis-je un incompris ? Mais Emmanuel Pajot ne s’arrête pas en si bon chemin et enfonce le clou. Le fond de sa toile est composé d’un motif bleu librement inspiré des nombreuses variantes du LOVE de Robert Indiana… Si ce n’est que l’orthographe en a été changée pour devenir VOLE, ce qu’un canard est censé savoir faire (dans les airs) et que Picsou est accusé de faire (voler les gens)… La bulle, au lieu de porter un texte de réplique ou de dialogue, ne fait apparaître que le mot HELLO, d’une rare banalité, au milieu de stickers minutieusement figurés, faisant habituellement l’objet d’un exercice d’affichage sauvage et socialement revendicatif… On revient donc, ici, fort indirectement, à une forme d’expression urbaine… Il y a aussi, en perspective fuyante, la mention 60, de couleur jaune, qui peut évoquer le numéro d’un demeure dans une rue, un prix sur l’étiquette d’un article en promotion dans une grande surface, l’identifiant numérique du département de l’Oise (dont les habitants ne sont pas des Oiseaux mais des Oisiens ou Isariens), le logo clinquant d’une 60th Century Fox, l’âge de la retraite revendiqué par un certain nombre de personnes, le plus petit nombre qui soit divisible par tous les entiers de 1 à 6… et tout ce que le spectateur voudra bien projeter de sa propre expérience… On le voit, l’image glamoureuse de l’American Dream est, ici, singulièrement écornée, sans avoir l’air d’y toucher, sans recourir à de grands discours ni à des gestes emphatiques… Un observateur (trop) rapide pourrait même ne rien voir de tout ceci et se contenter de se remémorer ses lectures anciennes d’albums illustrés qui le faisaient rire ou sourire…

    La plupart des peintures d’Emmanuel Pajot se prêtent à ce type d’analyse et de lecture, si ce n’est qu’elles sont généralement beaucoup plus denses que cette petite toile et requerraient de nombreuses pages de commentaires pour tenter d’en épuiser les sens qui y foisonnent… Nous ne le ferons donc pas… Mais s’il y est question de rue, nous affirmons c’est de celle dont Claudel écrit : « Une rue, c’est ce qui va quelque part. Ça marche de chaque côté de nous comme une procession. »[8] Une troménie, pourrait-on dire, dans le cas de notre Breton…

Louis Doucet, décembre 2018



[1] In Écrits II, publiés en volume en 1978.
[2] La société du spectacle, publié en 1967.
[3] In Poétique de la ville, 1973.
[4] L’hommage d’Emmanuel Pajot à Picabia se retrouve aussi dans sa peinture Lits et ratures, qui reprend le titre d’un dessin de celui-ci pour une couverture de la revue Littératures, seconde série, n° 7, 1er décembre 1922, de Breton, Soupault et Aragon.
[5] In La Guerre, 1970.
[6] In conférence autour de l’œuvre Fontaine, 1965.
[7] A Christmas Carol, 1843.
[8] In Conversations dans le Loir-et-Cher, 1935.

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