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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 82 – juillet 2019  

  ISSN 2264-0363
 

Antonius Driessens –
Une ascèse de la perspective









Antonius Driessens
Cadre Douglas



Antonius Driessens
Ruban -64



Antonius Driessens
Ensemble



Antonius Driessens
Aimant



Antonius Driessens
Cadre 4-1



Antonius Driessens
Double



Antonius Driessens
Pièce détachée



Antonius Driessens
Trappe



Triangle de Penrose






Marcel Broodthaers
Caisses de fouillse restaniennes



Daniel Dezeuze
Rouleau de bois teinté



Robert Filliou
Boîte optimiste



Robert Filliou
Le principe d’équivalence



Pierre Buraglio
Fenêtre



Gérard Titus-Carmel
The Pocket Size Tlingit Coffin 1



Carl Andre
Blacks creek



Carl Andre
Steel Zinc Plain



Donald Judd
Stack



Dan Flavin
Untitled (to Donna) 5a



Brice Marden
Thira



Ellsworth Kelly
White Curve VII







Antonius Driessens
Stretch



Antonius Driessens
Denim survol



Antonius Driessens
Entrelacés



Recyclage


Deux qualités essentielles de l’artiste, la morale et la perspective. [1]
La perspective approche les parties des corps, ou les fait fuir, par la seule dégradation de leurs grandeurs. [2]
Denis Diderot

Les œuvres murales d’Antonius Driessens sont réalisées avec du bois de récupération qui a vieilli des années, a été dégradé par le temps et par les éléments. Il met en avant les défauts résultant de ce long processus de transformation et souligne les contrastes entre les différents types d’érosion. Les planches brutes, plus ou moins lisses, s’opposent ainsi à celles dont la surface, devenue grumeleuse, a été brûlée. Le choix de planches déjà utilisées pour des travaux de construction s’est rapidement imposé à lui, car il y voyait la possibilité de réorienter ces matériaux abandonnés vers leur fonction première : construire. Une forme de très profane rédemption…

    Avec cette matière première aux caractéristiques physiques contrastées, Antonius Driessens réalise des pièces murales géométriques qui donnent l’illusion du volume. Les perspectives y sont arbitrairement accentuées, les points de vue et de fuite inattendus. La simplicité superficielle du processus masque une profonde réflexion sur l’illusion, sur la relativité de la perception de l’espace et du temps, sur le recyclage et le détournement, sur l’opposition entre matières vivante et inorganique…

Perspectives
Antonius Driessens condense les deux qualités énoncées par Diderot en pratiquant une morale, une éthique de la perspective. Il s’agit bien de ceci, car notre artiste établit, autour d’une pratique de la perspective, un système de normes, de limites et de devoirs – les trois caractéristiques de base d’une éthique – auquel il se conforme en toutes circonstances, n’hésitant pas à qualifier de faute ou d’erreur les quelques œuvres (comme Cadre Douglas) dans lesquelles il enfreint involontairement ces règles, même de façon indiscernable pour le spectateur. Il y a, dans cette ascèse, un relent de la doctrine augustinienne de la corruption totale, centrale dans le calvinisme introduit au Pays-Bas, le pays d’origine de notre artiste, par Guy de Brès.

    Et le salut offert – mais refusé par la massa damnata – est, pour Antonius Driessens, la perspective à trois points de fuite, souvent utilisée en architecture pour représenter des édifices très haut. Dans ce système, les verticales ne sont pas parallèles, mais fuient vers le haut (contre-plongée) ou vers le bas (vue plongeante).

    

Prenons, par exemple, pour illustrer l’utilisation qu’Antonius Driessens en fait, les œuvres Ruban 6-4 et Ensemble. Traçons les lignes de fuite des différentes arêtes :


Ruban 6-4
    
Ensemble

Nous découvrons alors un mélange, au sein de la même pièce, de différents modèles de perspective : conique monofocale (vers la gauche et vers le bas dans Ruban 6-4 – vers le haut et vers le bas dans Ensemble), conique bifocale (vers le haut dans Ruban 6-4 – vers la droite dans Ensemble) et axonométrique (vers la droite et vers le bas dans Ruban 6-4 – vers le bas dans Ensemble). Toutes les pièces en bois d’Antonius Driessens mêlent ces trois modèles perspectifs, ce qui leur confère leur caractère paradoxal et tend à déstabiliser le spectateur, au point de le faire hésiter pour déterminer ce qui est devant et ce qui est derrière, ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. Les différences de textures et d’intensité des colorations du bois accentuent ce trouble perceptif.

    Nous ne sommes pas loin, dans l’esprit, des anomalies spatiales des Carceri d’invenzione de Piranèse ou de la tripoutre, ou triangle de Penrose, si fréquente dans les travaux de Maurits Cornelis Escher, lui aussi Néerlandais. À y regarder de plus près, ce sont les perspectives axonométriques (dites aussi cavalières) en opposition avec la tendance générale qui sont les plus déstabilisantes, car elles contredisent, de façon flagrante, la volonté de réalisme perspectif de l’artiste. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer deux œuvres réalisées par Philippe Seux, dans le même esprit que celui d’Antonius Driessens, en zinc plié et soudé, Sans titre, 1991 :

    

Ici, la perspective est strictement axonométrique (les parallèles restent parallèles et ne convergent pas), mais avec deux axes de fuite, à angle droit : un qui semble aller vers l’avant et l’autre vers l’arrière. Dans les deux cas, la perspective est improbable dans la mesure où on ne peut reconstruire, mentalement, un volume correspondant à ces projections. C’est donc cette dose de perspective cavalière – sorte de diabolus in pictura – à contre-courant de visions coniques plus réalistes qui confère aux constructions d’Antonius Driessens leur caractère paradoxal, les fait échapper à une certaine banalité, leur donne du sens. On ne peut s’empêcher de penser à ce que Charles Régismanset écrivait en son temps : « Le paradoxe est à la pensée ce que la perspective est au dessin : il lui donne relief et profondeur. »[3]

    Il ne faut, cependant, pas s’arrêter à ce point dans la réflexion sur la perspective dans les œuvres murales d’Antonius Driessens. Les considérations qui précèdent s’appliquent à une observation frontale de ses constructions. Or, par nécessité ou par choix, le spectateur est amené à appliquer le propos du moraliste Joseph Joubert : « Il faut se faire un lointain, se créer une perspective, se choisir un point de vue, quand on veut juger d’un ouvrage, même d’un ouvrage d’esprit, d’un mot, d’un livre, d’un discours. »[4] L’artiste le souligne lui-même, ses œuvres ont un effet qui dépasse celui de la surface murale qui leur est allouée. Leurs lignes débordent et vont à l’encontre de celles du volume clos dans lequel elles sont placées, générant une interactivité architecturale qui requiert de l’espace autour d’elles pour s’exprimer pleinement.

    Si le spectateur quitte sa position frontale et se déplace latéralement, un second niveau de perspective s’ajoute au premier, l’accentuant ou l’atténuant selon l’angle de vision. Les lignes de fuite parallèle convergeront peut-être un peu, rendant l’ensemble moins paradoxal… À moins que ce ne soit le contraire… On peut donc distinguer, chez Antonius Driessens, une perspective intrinsèque, totalement maîtrisée et imposée par le créateur, et une perspective extrinsèque, laissée au libre arbitre du regardeur. Si je remplace le mot perspective par morale, ce qui est légitime quand on a admis le caractère éthique de la perspective chez notre artiste, on arrive aux notions de morale intrinsèque et extrinsèque, centrale dans la casuistique calviniste et illustrée notamment par Hugo Grotius,[5] autre Hollandais célèbre… Mais ceci est une autre histoire…[6]

Parentés et filiations
Comme la plupart des compositions murales d’Antonius Driessens figurent des caissons en bois plats ouverts, une analyse superficielle pousserait à leur trouver des parentés avec les Caisses de fouilles restaniennes de Marcel Broodthaers, avec les Rouleaux de bois teinté de Daniel Dezeuze, avec les Boîtes optimistes ou avec Le Principe d’équivalence de Robert Filliou ou bien encore avec les Fenêtres de Pierre Buraglio. On pourrait aussi évoquer un bon nombre d’artistes qui ont développé des œuvres murales en trompe-l’œil, en bois ou en d’autres matériaux.

    Ce serait faire fausse route.

    À mes yeux, le premier lien de parenté, probablement insoupçonné par l’artiste, est à chercher chez un dessinateur, en l’occurrence chez Gérard Titus-Carmel et sa série de 127 dessins The Pocket Size Tlingit Coffin, 1975-1976. Il s’agit d’un développement graphique autour d’un modèle, une petite boîte en acajou, petit cercueil de poche, doté de quelques accessoires, notamment de cordelettes. De ce travail à caractère obsessionnel présentant le même objet sous des angles et dans des perspectives les plus divers, l’artiste écrit : « c’est la nature même de l’activité qui s’exerce sur et dans cet objet : un travail de harcèlement et d’usure… Le crayon déambule en creusant son sillon, et ce sillon devient la trace d’un certain modèle mental. […] Le dessin est au modèle mental ce que celui-ci est au modèle réel : ça se reproduit, ça se copie et recopie, cependant que le travail marque le papier comme un fer rouge marque la peau. »[7] Mutatis mutandi, ce propos s’applique parfaitement à la démarche d’Antonius Driessens.

    De façon plus consciente, la filiation des productions de notre artiste néerlandais est à rechercher chez les minimalistes de l’autre côté de l’Atlantique. Le plus évident est Carl Andre, tant dans ses sculptures en bois, comme Blacks creek, 1978, que dans ses installations au sol, comme Steel Zinc Plain, 1969. Dans les premières, le volume abolit la perspective et se fait frontal. Dans les secondes, la perspective transforme la planéité en illusion de volume. Vient ensuite Donald Judd, dont les Stacks jouent sur le déplacement du spectateur et les ombres portées par les caissons empilés, puis Dan Flavin dont les lignes de néon créent des volumes paradoxaux.

    Du côté des peintres, on ne peut manquer d’évoquer Brice Marden dont Thira, 1979-1980, peut s’interpréter comme une projection plane et colorée des agencements de poutres de Carl Andre. Et puis surtout Ellsworth Kelly, non pas tant dans ses variations sur les Fenêtres du Palais de Tokyo que dans ses peintures résultant dans ce qu’il appelait des incidents de perception, comme l’ombre projetée des marches d’un escalier ou la courbure de la chaussée d’une autoroute fixée sur une photographie en noir et blanc… Antonius Driessens pourrait faire siens les propos de son aîné étasunien : « La sculpture existe dans l’espace littéral. […] Mes dessins sont plutôt des idées d’espaces. »[8]

    On le voit, il faut aller au-delà des apparences superficielles pour saisir la richesse de la démarche de notre artiste et son ancrage dans une tradition féconde dont il renouvelle radicalement l’expression.

Matière et temps
Les idées d’espaces d’Antonius Driessens se sont longtemps exprimées par le biais de planches en bois de récupération, parfois carbonisées. Plus récemment, depuis 2018, il a également commencé à créer des œuvres en trompe-l’œil en tissu, toujours avec des matériaux usagés, en l’occurrence la toile de vieux jeans : Stretch, Denim survol, Entrelacés… Il justifie ce choix en ces termes : « Comme je travaille avec la perspective je trouvais ça intéressant de prendre des jeans puisque les formes sont comme des poutres et en plus dans la coupe il y a déjà un point de fuite vers le bas des jambes. »

    Que ce soit du bois ou de la toile de jean, nous sommes toujours dans le domaine de la perspective et donc, si l’on en croit Jean Cocteau, du temps : « Le temps est un phénomène de perspectives. »[9]

    L’utilisation du bois d’Antonius Driessens contraste avec celle de Constantin Brancusi qui en fait des socles pour des pièces réalisées en pierre, marbre, plâtre ou bronze, de Toni Grand qui le fige pour l’éternité dans de la résine, de Gloria Friedmann qui le sanctuarise… Pour ne citer que quelques exemples…

    Selon la logique de notre artiste, les planches en bois étant un matériau de construction, il était normal de les réutiliser, après leur rejet, pour reconstruire un espace. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » aime-t-il dire, en citant Lavoisier.[10] Mais bien plus encore, c’est la notion de passage du temps que l’artiste veut mettre en avant dans le bois, ce matériau vivant, vieilli, abîmé par l’érosion naturelle ou par l’action humaine au fil des années. On y voit ses cicatrices, ses imperfections, les brûlures qui lui ont été infligées, l’opposition de rainures, de veines, de nœuds avec une structure qui demeure essentiellement cellulaire. Il va même jusqu’à dire : « Les compositions géométriques avec cette matière organique restent dans l’abstrait pour accentuer justement la matière et non pas une représentation de quelque chose d’autre. C’est donc le bois qui est le sujet même de mes œuvres. » Le bois et le temps qui passe…

    Le recours récent à la toile de jean s’inscrit, lui, dans une démarche de valorisation d’un patrimoine local, naturel et culturel. Antonius Driessens et son épouse Sandrine se sont installés dans le Gard, non loin de la ville de Nîmes dont la toile de Nîmes est devenue denim, puis, exportée dans les pays anglo-saxons par le port italien de Gênes est devenu jean quand on le prononce à l’anglaise.

    Comme pour le bois, Antonius Driessens utilise la toile de jean après obtention d’une patine résultant de son utilisation ou de procédés industriels de délavage. Il s’agit, cependant, comme pour le bois, d’une source végétale et renouvelable. Les coutures sont conservées. Elles matérialisent les lignes d’une perspective préalablement dessinée sur le patron. On y trouve aussi des tracés non parallèles, dans la coupe des jambes qui sont le plus souvent plus larges en haut qu’en bas... Bases d’une perspective à développer ou à contrarier…

    La notion de recyclage, de réutilisation, de rédemption des matériaux reste donc centrale dans l’œuvre d’Antonius Driessens. Il n’est d’ailleurs peut-être pas neutre de constater que le pictogramme utilisé pour signaler les lieux de recyclage de déchets soit une variation de la perspective paradoxale du ruban de Möbius. Plutôt que se livrer à de longs développements sur le caractère cyclique de la vie de ses matériaux de prédilection, il est plus simple de laisser la parole à l’artiste lui-même, qui, dans un épanchement poétique, s’adresse à sa matière première :
     toi, rejeté par la société, je te donne une nouvelle chance
     toi, abimé par le temps, je te trouve beau
     toi, sous ton apparence simple, tu as tellement de choses à dire
     toi, à la fin de tes fonctions, voici une nouvelle vie
     toi, malgré tes défauts et ton âge, je t’aime comme tu es
Que dire de plus ?

Louis Doucet, avril 2019



[1] Pensées détachées, in Essai sur la peinture, 1765.
[2] In Essai sur la peinture, 1765.
[3] In Contradictions, 1906-1911.
[4] In Pensées, 1774-1824.
[5] Notamment dans son De iure belli ac pacis, 1625.
[6] Et si on remplace morale par liberté, droit imprescriptible du créateur et du regardeur, on entre dans le domaine de la mystique bouddhiste, ce qui nous éloigne encore plus du sujet…
[7] Cité par Sophie Duplaix, in Collection art contemporain – La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, 2007.
[8] Entretien avec Élisabeth Lebovici, in Libération, 17 janvier 2002.
[9] In Journal d’un inconnu, 1952-1953.
[10] Attribution d’ailleurs douteuse, inspirée d’Anaxagore : « Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau », lui-même cité par Aristote in Métaphysique I, 3.

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