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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 88 – janvier 2020  

  ISSN 2264-0363
 

Sebastien Dartout – Plier et recouvrir





Sebastien Dartout


Sans titre, 2015



Sans titre, 2017



Sans titre, 2017



Sans titre, 2018



Sans titre, 2018


_______________________



Kasimir Malevitch
Carré blanc sur fond blanc, 1918




Piero Manzoni
Achrome, 1959-1960




Robert Ryman
Untitled, 1965




Robert Ryman
Classico 5, 1968




Bernard Aubertin
Monochrome blanc à la petite-cuillére, 2013




Gottfried Honegger
Tableau-Relief P107 – Weiss-Gold, années 1960




Jean-Pierre Raynaud
Carrelage, 1974




Hanne Darboven
Eine Überschrift, 1968




Hanne Darboven
Wunschkonzert, 1984




Simon Hantaï
Mariale, vers 1960



Le pliage est, vis-à-vis de la feuille imprimée grande, un indice, quasi religieux ;
qui ne frappe pas autant que son tassement, en épaisseur,
offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme.

Stéphane Mallarmé[1]

Il y a moins de deux ans, je commentais les travaux récents de Sebastien Dartout et terminais mon propos en évoquant ses toutes dernières productions, à base de bristols pliés, dépliés et peints.[2] Je concluais en citant les mots de Mallarmé qui figurent en exergue du présent texte.

    Pour ces œuvres, l’artiste part de fiches de bristol quadrillées, de format A5, A6 ou A7. Plus récemment, il a aussi expérimenté de forts papiers ayant tous la propriété d’être résilients au processus de pliage. Dans un cas comme dans l’autre, il leur applique une couche de couleur en apprêt, de façon à rendre le blanc, qui la recouvrira ultérieurement, plus dense. Viennent ensuite des opérations de pliage puis de dépliage, horizontalement et verticalement, ces manipulations étant répétées à espacement constant, sur toute la surface de la feuille. Il en résulte des petites surfaces rectangulaires, comme des alvéoles ou des traces de gaufrage, circonscrites par un léger liseré en relief à l’endroit des pliures. Sebastien Dartout peint alors uniformément en blanc les support remis à plat, masquant ainsi la couleur d’apprêt et faisant ressortir les ourlets qui délimitent chacune des cellules. Dans un deuxième temps, il repeint minutieusement et parcimonieusement, en vert ou en rouge, quelques-uns des rectangles élémentaires pour produire des motifs géométriques qui affectent la forme de lettres majuscules, entières ou tronquées, droites, couchées ou renversées. Pour conclure, il juxtapose plusieurs de ces fiches, dont une majorité sans intervention colorée, pour constituer de longs polyptiques, majestueux dans leur architecture, mais modestes dans leurs dimensions, à la mesure de l’atelier de l’artiste qui se réduit aux deux mètres carrés de sa table de travail.

    Ce souci d’animer un fond blanc n’est pas nouveau dans l’art. On le suit à travers les XXe et XXIe siècles, depuis le Carré blanc sur fond blanc, 1918, de Kasimir Malevitch, en passant par les Achromes de Piero Manzoni, les peintures blanches de Robert Ryman – notamment le quadrillage de Classico 5, 1968 –, ou, plus récemment, le Monochrome blanc à la petite cuillère, 2013, de Bernard Aubertin.[3] Mais c’est probablement avec les Tableaux-Reliefs[4] de Gottfried Honegger que la proximité formelle est la plus forte. Surtout quand, dans les premières pièces de cette série, comme Tableau-Relief P107, Weiss-Gold, des années 1960, un aplat de couleur se superpose à une portion du dallage blanc.

    Cependant, la comparaison avec ces grands aînés ne peut être que superficielle, car les travaux récents de Sebastien Dartout en diffèrent radicalement par plusieurs points cruciaux. Tout d’abord par l’échelle. Alors que certaines des pièces de Gottfried Honegger peuvent atteindre des dimensions monumentales, les alvéoles des œuvres de notre artiste ne dépassent pas un centimètre de côté et ses plus grands polyptiques, résultant de la juxtaposition de plusieurs feuilles, atteignent rarement un mètre de longueur sur une vingtaine de centimètres de hauteur. Nous sommes ici dans le domaine de la miniature, de la méticuleuse précision de l’orfèvre ou de l’enlumineur de manuscrits médiévaux. Autre différence essentielle, les artistes cités précédemment procèdent par collage (Manzoni, Honegger) ou par travail de la pâte picturale (Malevitch, Ryman, Aubertin) et non par pliage et assemblage. Enfin, si l’on se réfère à Tableau-Relief P107, Weiss-Gold de Honegger, la zone colorée ignore les frontières des carrés, alors que, chez Sebastien Dartout, les plages rouges ou vertes occupent toute la surface de cellules voisines.

    S’il fallait pousser les comparaisons, on pourrait aussi évoquer, de façon apparemment paradoxale, les Carrelages de Jean-Pierre Raynaud, non pas pour une recherche de similitudes mais pour la mise en évidence d’oppositions presque systématiques. Chez celui-ci, les carreaux de faïence sont nets, brillants, industriels, presque réfléchissants, jointoyés, en creux, de façon impeccable, dans des ensembles qui peuvent devenir monumentaux. Chez notre artiste, les carrés sont mats, absorbent la lumière, laissent voir la trace du pinceau, la présence d’une intervention manuelle, d’un artisanat. Les joints ne sont pas en creux mais en relief et les assemblages restent toujours dans le domaine de la miniature. Sebastien Dartout serait-il alors une sorte d’anti-Raynaud, ou de Raynaud en négatif ? Ceci étant dit, la mise en rapport de ces deux créateurs n’est pas tout à fait fortuite. Tous deux affectionnent le rouge et le vert, posent des couleurs sur un fond préalablement carroyé qu’ils ne recouvrent que très partiellement… Tous deux, à l’instar de Robert Ryman, refusent d’être considérés comme minimalistes ou abstraits mais revendiquent la qualification de réalistes. Ils récusent en effet toute volonté d’illusionnisme et se déclarent uniquement intéressés par les matériaux qu’ils utilisent dans leurs compositions… Réaliste ne veut cependant pas dire figuratif. Plutôt qu’imiter la réalité extérieure d’un monde complexe et trop souvent insaisissable, les deux plasticiens préfèrent, dans une forme d’ascèse, n’en conserver que des détails insignifiants, des fragments de motifs, pour ressusciter, sur ces bases, des rythmes primordiaux, sous-jacents, pour en révéler et exacerber une essence qui ne procède que de la seule nécessité intérieure de l’artiste. Nous sommes ici très proches de la démarche d’un Kandinsky, telle qu’il l’a formalisée dans ses écrits : la recherche d’une spiritualité.[5] Par le chemin de la banalité, chez Jean-Pierre Raynaud ; par celui de la simplicité, chez Sebastien Dartout.

    On pourrait aussi hasarder un parallèle avec les premiers travaux de Hanne Darboven, lorsque, dans ses Überschrifte, elle utilisait du papier millimétré qu’elle recouvrait quotidiennement d’annotations de dates et de chiffres. En les juxtaposant, elle réalisait d’immenses installations qui accaparaient le spectateur, engouffrant son attention visuelle dans des abîmes insondables. Si le monumental est absent des œuvres de Sebastien Dartout, on y trouve la même préoccupation de rendre la dimension d’un temps élargi qui transcende la quotidienneté pour s’inscrire dans une Histoire, fût-elle personnelle. Le processus de couverture d’un quadrillage préexistant, la minutie et la lenteur réfléchie d’un labeur quotidien, la volonté d’entraîner le regardeur dans le vertige de sortes de pièges à regard sont aussi des points de rapprochement entre les deux artistes.

    On le voit, les derniers travaux de Sebastien Dartout plongent leurs racines dans le passé récent et se nourrissent de l’histoire de l’art moderne et contemporain. Cependant, les comparaisons avec ses grands prédécesseurs échouent à cerner et à caractériser ses singularités qui demeurent non réductibles à des modèles connus. Ce qui le distingue, à mes yeux, c’est la combinaison de deux pratiques, résumées par deux verbes : plier et recouvrir. Ces deux verbes – to fold et to cover – appartiennent à la fameuse Verb list (1967-1968) de Richard Serra mais notre artiste en fait un tout autre usage que son illustre aîné.

    Gilles Deleuze, caractérise le baroque par le pli.[6] C’est indiscutable quand on observe, par exemple, les œuvres de Simon Hantaï et, en particulier, sa série des Mariales. En revanche, il n’en est rien si l’on considère les travaux de Sebastien Dartout qui relèveraient plutôt d’un rigorisme tout cistercien. C’est que notre artiste n’utilise pas le pli à des fins de représentation de quoi que ce soit ni pour des effets plastiques, mais comme substitut au crayon du dessinateur ou à la gouge du graveur pour tracer des lignes, définir et structurer, mettre au carreau un espace. Cet espace évoque celui des salines avec leurs œillets, leurs cobiers et leurs fares, ces bassins de décantation délimités par des bourrelets sur lequel le sel s’accumule. Jean Richepin en donne une image percutante qui résume, en quelques vers, l’immensité de ces étendues plates et blanches, structurées par des rectangles réguliers :

     Et ces riches tapis aux brillantes bordures
     Ne sont que les côbiers, les fares, les œillets,
     Où l’évaporement laisse de gras feuillets
     Métalliques, moirés, flottant, d’or et de soie
.[7]

Ne serait-ce pas la description d’une des œuvres récentes de Sebastien Dartout, démesurément agrandie à l’échelle d’un paysage ?

    Si l’on conteste la conclusion de Deleuze, on peut cependant donner raison à Leibniz, objet de son traité sur le Pli, lequel écrivait, en français : « On pourrait connaître la beauté de l’univers dans chaque âme si l’on pouvait déplier tous ses replis, qui ne se développent sensiblement qu’avec le temps. »[8] C’est ce à quoi Sebastien Dartout nous invite… Le résultat est saisissant, opposant, dans une approche presque dialectique, les sentiments de fragilité et d’immensité, de planéité et de profondeur, de finitude et d’incomplétude…

    Observant en détail le quadrillage des pliures de certaines des compositions récentes de Sebastien Dartout, on découvre, çà et là, des plis, discrets mais indubitablement voulus par l’artiste, qui ne répondent pas à l’ordonnancement orthogonal de l’ensemble. Obliques, ils jouent le rôle des jambes de force, contrefiches et arbalétrier d’une très improbable charpente. On ne peut imaginer que ce soient des faux plis, tant le travail de l’artiste est méticuleux et raisonné. Et, cependant, je ne peux m’empêcher de penser à ceux que Louis Viardot attribue au cerveau du héros de sa version du Don Quichotte de Cervantès, pure invention de traducteur car le texte espagnol ne dit, très prosaïquement, que de no era muy cuerdo.[9] Sebastien Dartout est assurément sain d’esprit, mais il partage l’idéalisme du compagnon de Sancho Panza et pourrait se faire pourfendeur de certains des moulins à vent qui encombrent la scène plastique contemporaine.

    Quand il s’agit de recouvrir, le geste de Sebastien Dartout est en deux phases successives : d’abord du blanc sur toute la surface, puis des plages vertes ou rouges en certains endroits. Dans les deux cas, il est paradoxal car il recouvre, incontestablement, mais révèle simultanément.

    Le blanc, étalé lors de la première phase, masque le quadrillage imprimé sur les fiches et la couleur d’apprêt mais, dans un effet de substitution, fait apparaître, en relief, les petits bourrelets des pliures. Il s’agit d’un processus de révélation, au sens photographique de ce terme, qui évoque directement l’apparition de la pierre veuve de Bruges chez Mallarmé :

     À des heures et sans que tel souffle l’émeuve
     Toute la vétusté presque couleur encens
     Comme furtive d’elle et visible je sens
     Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve
[10]

Combiné au pliage, la couverture par une couche de peinture uniformément blanche n’élimine pas mais transmute la structure sous-jacente, lui donne une troisième dimension, une présence, certes plus fragile, mais ô combien attachante dans ses irrégularités de texture, de largeur, de profondeur… Nous sommes en face d’un palimpseste, une métaphore de l’oubli, telle que Victor Hugo l’exprimait : « L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. »[11] Ou, peut-être plus encore, une étape vers la construction de quelque chose à venir, comme l’écrit Chateaubriand : « Les événements effacent les événements ; inscriptions gravées sur d’autres inscriptions, ils font des pages de l’histoire des palimpsestes. »[12] Chez Sebastien Dartout, la couverture, l’élimination se font adjonction… Le mot recouvrement, dans ses deux sens – action de recouvrir mais aussi de recouvrer – s’impose avec évidence.

    La seconde phase de couverture, celle qui amène le rouge ou le vert sur certaines portions restreintes de la surface, est, elle aussi, à sa façon, une opération qui masque et révèle simultanément. Chaque plage colorée occupe un nombre entier de cellules voisines. La couleur, vive, tend à estomper la présence des bourrelets des pliures au profit d’une vision plus globale de la forme. On pense au travail de mosaïstes ou de carreleurs qui placent des tesselles ou des carreaux colorés sur des murs uniformément blancs pour les animer, leur donner une dynamique. Rien que de très banal et, cependant, comme l’écrit Jean Rostand : « Nous sommes une mosaïque originale d’éléments banaux. »[13] C’est bien de ceci qu’il s’agit ici…

    Les zones peintes en couleur dessinent des symboles dans lesquels on reconnaît rapidement des lettres capitales, droites, inversées ou retournées… comme pour créer un nouvel alphabet. Le signifiant est d’une indéniable présence, mais le signifié nous échappe. Et pourtant on comprend bien qu’il ne s’agit pas d’un exercice gratuit, qu’il doit y avoir quelque chose à discerner, à percevoir… Que couvrir doit permettre de découvrir

    Chez Sebastien Dartout, la combinaison des verbes plier et recouvrir résulte en des œuvres dont la préciosité n’est jamais ostentatoire. L’artiste cultive une forme de modestie, celle de l’artisan, caché en lui, qui cherche plus à développer une impeccable maîtrise technique qu’à épater le chaland avec des esbroufes ou des artifices purement formels. Mais, si la forme est irréprochable, elle met en marche un processus de révélation et de (re)construction d’un univers qui va bien au-delà des contingences matérielles. Il pousse le regardeur à creuser le fond, à essayer de percevoir ce que naturellement il n’apercevrait pas. Et de revenir à Bergson, que je citais déjà, il y a un peu moins de deux ans : « Il y a en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est précisément de voir et de nous faire voir ce que, naturellement, nous n’apercevrions pas. Ce sont les artistes. »[14] Et Sebastien Dartout est, sans doute possible, de ceux-ci.

Louis Doucet, août 2019



[1] In Le livre, instrument spirituel, in La Revue blanche, 1895-1896.
[2] In Subjectiles VIII, éditions Cynorrhodon – FALDAC, 2018.
[3] Sans oublier l’ancêtre : Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige, 1883, d’Alphonse Allais.
[4] Œuvres auxquelles Honegger revient périodiquement, des années 1950 aux années 1990.
[5] Notamment dans Über die Geistige in der Kunst, inbesondere in der Malerei, 1912.
[6] In Le Pli Leibniz et le Baroque, 1988.
[7] In La Mer, 1894.
[8] In Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714.
[9] Il n’était pas très sain d’esprit.
[10] Remémoration d’amis belges, 1893.
[11] In L’Homme qui rit, 1869.
[12] In Mémoires d’outre-tombe, partie I, livre 1er, 1809.
[13] In Pensées d’un biologiste, 1967.
[14] In conférence donnée à Oxford en 1911, repris dans La perception du changement.

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