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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 91 – avril 2020  

  ISSN 2264-0363
 

De la terre à la pierre
Préface pour le livre Chairs de pierre d’Alain Rivière-Lecœur
































Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit,
qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections

Stendhal [1]

Les 5 et 6 janvier 1810[2], Stendhal découvre, à Hallein, près de Salzbourg, les eaux pétrifiantes qui serviront de point de départ à sa théorie de la cristallisation amoureuse. Après ses Chairs de terre, Alain Rivière-Lecœur en vient à des Chairs de pierre. Le processus de pétrification, à l’œuvre dans ces photographies, n’a apparemment rien à voir avec celui des mines de sel autrichiennes, puisque le résultat, à l’opposé de la brindille de Stendhal, ne brille pas de tous ses feux, telle une broche sertie de diamants. Il existe d’autres eaux et fontaines pétrifiantes, un peu partout en France et dans le monde, notamment à Saint-Nectaire. Leurs effets sont semblables à ceux qui créent les stalactites et les stalagmites dans les grottes souterraines. Formellement, c’est plutôt à celles-ci que les nouvelles photographies d’Alain Rivière-Lecœur feraient penser. Cependant, dans leur esprit, mettant de côté tout le clinquant spectaculaire des rameaux scintillants de Salzbourg, elles s’apparentent bien à la cristallisation stendhalienne, en ce qu’elles se comportent comme des outils de découverte d’un objet aimé.

    Le principe des Chairs de pierre reste le même que celui des Chairs de terre : couvrir la peau de modèles nus de matière minérale et les assembler pour réaliser de véritables sculptures vivantes qui sont alors photographiées. Cependant, la comparaison s’arrête ici, tant les nouvelles œuvres diffèrent des précédentes. Dans les premières, les corps étaient multipliés, d’une exubérance extravertie et d’une couleur chaude. Dans les secondes, ils sont isolés ou en couple, contraints à une forme de repli sur eux-mêmes et colorés dans des camaïeux de gris. On peut y voir la manifestation d’un processus de régression.

    Tout d’abord, on peut imaginer une forme de régression psychanalytique vers un état de conscience que l’artiste n’hésite pas à qualifier de primal. Il s’agirait donc, ici, de la reviviscence corporelle et psychologique d’un traumatisme ancien. Et ce traumatisme ne peut être que celui de la naissance. Les cavités minérales où les corps nus sont recroquevillés ne seraient donc que des poches amniotiques dans lesquelles les personnages sont prostrés en position fœtale. On y détecte même des cas de gémellité, anatomiquement inexacts, mais plastiquement convaincants, touchants... Dans les compositions où les corps se détendent, on les imagine chercher, les yeux clos, une issue, dans un processus qui n’est autre que celui d’une improbable parturition. La pierre enfanterait des humains, comme dans l’antique mythe de Deucalion et Pyrrha. Prométhée n’est pas loin, non plus, non pas le voleur de feu, mais le Titan enchaîné à son rocher des montagnes du Caucase, avec lequel il finit par se confondre.

    Il y a aussi une forme de régression historique en ce que l’artiste nous renvoie désormais vers des temps préhistoriques quand les humains s’abritaient dans des cavernes ou dans des anfractuosités rupestres. Les marques sur les corps évoquent alors les ocelles qui ornent les silhouettes d’animaux figurant sur certaines fresques pariétales. On peut également y voir un mécanisme mimétique qui, à l’instar de celui du caméléon, fusionne les corps avec leur environnement pour les rendre indiscernables pour les prédateurs. Car, de toute évidence, ces corps ne sont pas conquérants. Ils sont faibles, fragiles, malgré leur aspect minéral, et éprouvent le besoin de se protéger. Dans certaines compositions, les sujets se muent en spéléologues coincés dans des cheminées sans issue et sans possibilité de retour en arrière. Ils sont immobilisés pour l’éternité et commencent à montrer des signes de fossilisation.

    Les choses ne sont probablement pas aussi simples ni statiques. Alain Rivière-Lecœur se plaît à citer un des premiers naturalistes et militants de la protection de la nature, l’Étasunien d’origine écossaise John Muir : « Lorsqu’on tire sur un fil de la nature, on découvre qu’il est attaché au reste du monde. »[3] Il veut ainsi, dans une démarche spirituelle d’inspiration néo-écologiste, nous rappeler que nous sommes tous liés à notre Terre, pourvoyeuse et inspiratrice de tout ce que nous sommes ou devrions être : des créateurs, des artistes, des inventeurs… Il s’agit, ainsi, pour notre artiste, de chercher à retrouver ses propres racines, nos racines communes, de prendre conscience de la fragilité de notre Maison Terre.

    Au-delà de ces considérations universalistes, les photographies d’Alain Rivière-Lecœur révèlent une forme d’intimité charnelle avec le minéral, ce dernier étant considéré comme un être, fût-il de pierre. On y discerne une volonté d’établir un dialogue ininterrompu et personnalisé avec l’inanimé. L’artiste n’hésite pas à clamer son intime conviction : « L’avenir de l’Homme dépendra de l’intimité qu’il va réussir à établir avec cette pierre qui lui sert tantôt d’abri tantôt de matériau… Je veux me rapprocher du centre de la Terre… » On bien encore, citant Robert Schultheis : « Je veux me fondre dans l’intimité rassurante de la roche… »[4]

    La pierre, devenue guérisseuse des maux de notre temps, évoque alors la fusion des êtres, la lave du sang humain, l’épicentre de nos sensibilités, notre statut d’éternel fœtus, les fossiles de nos mémoires, la perpétuelle métamorphose et le recommencement de toute vie…

    En matière d’ancrage plastique, les références baroques et rococos qui caractérisaient la construction des Chairs de terre font désormais place à des modèles de la Renaissance italienne. On ne peut s’empêcher d’établir un parallèle avec la Création d’Adam de la fresque de Michel-Ange dans la partie centrale de la voûte de la chapelle Sixtine du Vatican. Même s’il n’est pas tatoué, comme chez Alain Rivière-Lecœur, le personnage d’Adam repose sur un lit en pierre, dont il semble émerger et dont la texture, la couleur et la structure sont semblables à celle des masses rocheuses de notre artiste.

    Les Chairs de pierre, comme les Chairs de terre, sont donc des hymnes à l’humain, à la terre, à la fragilité de la vie et à l’incertitude quant à la pérennité de notre présence sur notre planète, tout en mettant en avant un désir – pour ne pas dire une pulsion – d’éternité. On pourrait parler d’une mise en abîme ou des abysses du temps, dont la roche matérialise le caractère abstrait en un matériau tangible, palpable…

    Dans ses Chairs de terre, Alain Rivière-Lecœur menait une réflexion en forme de vanité sur les fins dernières, sur le retour du corps à sa poussière originelle. Dans ses Chairs de pierre, c’est vers la genèse humaine, vers l’émergence du corps depuis la cendre, qu’il nous projette, dans un mouvement inverse du précédent. Mais, il faut le comprendre, il ne s’agit que de deux points d’un cycle éternel, celui de la résurrection, de la renaissance, que Klopstock a si bien exprimé dans son ode Auferstehung,[5] sublimement mise en musique par Mahler dans le dernier mouvement de sa IIe Symphonie[6] :

Auferstehen, ja auferstehen wirst du,mein Staub, nach kurzer Ruh![7]

Et ce bref repos, cette pause, ce calme, cette retraite – cette kurze Ruhe[8] aux multiples sens – est justement ce que l’artiste nous invite à méditer entre ses deux séries, entre la terre et la pierre, de la terre à la pierre...

    Loin de ces observations à caractère peut-être un peu trop mystique, cette renaissance, que l’artiste appelle de ses vœux, ne serait-elle pas seulement celle de nos trop matérielles cendres mais, plus profondément et plus intimement, celle de notre raison, de notre conscience et de notre sensibilité, lesquelles nous poussent à revenir vers des rapports plus directs et immédiats avec notre environnement, avec cette nature que nous détruisons chaque jour un peu plus ? De façon métaphorique, Alain Rivière-Lecœur nous parlerait donc de cette empreinte que l’Homme impose sauvagement et irréversiblement à la nature, notre bien commun et celui des générations à venir. Il nous inviterait à une forme de modestie, à nous fondre dans l’Univers, sans y laisser de ces traces matérielles indélébiles qui l’aliènent. Bien que percevant le monde comme un tout,[9] il ne veut se poser ni en intercesseur entre les êtres humains et les esprits de la nature ni en nouveau chaman. Tout au plus veut-il attirer notre attention sur le fait que la pierre peut jouer ce rôle de médiation entre humains et esprits, nous entraînant vers un univers chamanique qui réveille – et/ou révèle – en nous notre perception de l’éternité et alimente notre réflexion sur nos propres origines…

Louis Doucet, décembre 2019



[1] In De l’amour, 1822.
[2] Sa présence est attestée dans les registres à cette date, mais c’est de 1818 qu’il date, dans une note non publiée et annexée aux éditions modernes de De l’amour, une visite, réelle ou fictive, en compagnie de Madame Gherardi et la révélation du phénomène de la cristallisation amoureuse.
[3] Traduction de l’anglais When one tugs at a single thing in nature, he finds it attached to the rest of the world, version dévoyée et largement citée du texte original, plus général dans son esprit : When we try to pick out anything by itself, we find it hitched to everything else in the Universe, in My First Summer in the Sierra, 1911.
[4] In Bone games: Extreme Sports, Shamanism, Zen, and the Search for Transcendence, 1996.
[5] Résurrection, in Geistlichen Lieder, 1758.
[6] 1888-1894.
[7] Renaître, oui, tu ressusciteras, / ma poussière, après un court repos.
[8] Court repos.
[9] De façon holistique dirait-on dans le jargon contemporain à la mode.

Subjectiles IX
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Pourquoi continuer à pratiquer la critique d’art ?

    C’est peut-être Walter Benjamin qui en donne, dès 1915, la raison la plus impérative : « au moyen de la connaissance, libérer l’avenir de ce qui aujourd’hui le défigure. C’est là le seul but de la critique. »[1] Par la connaissance, libérer le présent de ce qui le défigure pour un avenir meilleur… Belle utopie… Mais ce sont les utopies et les causes désespérées, voire perdues, qui sont les seules dignes d’intérêt de la part d’un gentleman, si l’on en croit Jorge Luis Borges.[2]

    Ce neuvième volume de textes critiques poursuit dans cette voie, sans grand espoir de voir les choses changer. Il faut donc lire ces contributions comme étant l’expression d’un refus de se faire le complice, fût-il passif, de la démarche de déshumanisation de la personne, de dénigrement de toute pensée ou de tout comportement qui n’adhère pas étroitement aux canons de la bien-pensance et du conformisme intellectuel. Ceux-ci sont devenus affaire d’État, outils de contrôle des individus, instruments d’un totalitarisme mou d’autant plus pernicieux qu’il prend les aspect d’un consensus, mou, lui aussi, par défaut de sensibilisation de la plupart de nos contemporains aux humanités et à l’esprit critique. La culture – générale ou non – est désormais traitée sur le mode du fait divers, entretenant et/ou exploitant l’ignorance générale sagement maintenue par le pouvoir. Walter Benjamin, lui encore, attirait l’attention dès 1931, sur le rôle décérébrant de toute approche journalistique de la culture : « le rôle de l’opinion publique fabriquée par la presse est précisément de rendre le public inapte à juger, de lui suggérer une attitude d’irresponsable et d’ignorant. »[3] Et on sait ce qu’il en est advenu, quelques années plus tard, dans son propre pays… Sans parler de la télévision…

* * *

    L’approche de l’auteur, dans ces textes comme dans ceux qui les ont précédés, est aux antipodes de celle prônée par Henri Cartier-Bresson quand il déclarait « Critiquer, c’est se mettre dans la peau de l’autre et essayer de comprendre ce qu’il a voulu faire. »[4] En aucune circonstance il n’est ici question de se mettre à la place du plasticien créateur, de se substituer à lui pour expliquer sa démarche et/ou l’œuvre qui en résulte. Roland Barthes l’exprime fort bien : « Le critique ne peut prétendre traduire l’œuvre, notamment en plus clair, car il n’y a rien de plus clair que l’œuvre. »[5]

    C’est donc du point de vue subjectif d’un regardeur de l’œuvre que l’auteur de ces textes se positionne. Il n’est ici question que de travaux pour lesquels il éprouve de l’intérêt, qu’il apprécie. Ceci ne simplifie pas sa tâche, puisque, comme l’écrivait Pierre Reverdy : « Un critique ne se trahit presque jamais tant qu’il se borne à attaquer ce qu’il déteste. C’est quand il avoue et veut défendre ce qu’il aime qu’il dévoile sa propre médiocrité. »[6] Tant pis, donc, si cette médiocrité est parfois patente. Il n’est pas question de se taire, de rester dans un silence hautain car, comme le remarquait encore Reverdy : « Le silence est la forme la plus haineuse ou la plus modeste de la critique. »[7] Il faut donc parler… Ou écrire… Sans vouloir imposer son point de vue à quiconque, mais en suscitant chez le lecteur l’envie d’en savoir plus, de se faire sa propre opinion, même si – ou surtout si –elle diffère de celles exposées dans ce volume…

    Quant à la démarche, elle n’a rien de scientifique ni de linéaire. Elle procède d’une forme de vagabondage, un peu à la façon d’un Roger Gilbert-Lecomte : « au lieu d’exprimer ma pensée selon la coutume rationnelle de développement linéaire, je l’exprimerai, si je puis dire, par développement cyclique. Au lieu de commencer à l’origine et de terminer à la conclusion, je ne quitterai jamais le centre que pour opérer des développements concentriques ou excentriques. »[8]

Louis Doucet, Hillion, février 2020



[1] In La vie des étudiants, 1915.
[2] « Un gentleman ne peut s’intéresser qu’à des causes perdues » in Ficciones, 1944.
[3] In Karl Kraus, 1931.
[4] Entretien avec Pierre Assouline, juillet-août 1994.
[5] In Critique et vérité, 1966.
[6] In Notes, 1945-1946.
[7] In Le Livre de mon bord, 1930-1936.
[8] Le Devenir de l’Esprit Humain in Éternité ton nom est non, fragments d’un ouvrage inachevé en 1943.

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