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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 96 – septembre 2020  

  ISSN 2264-0363
 

Pierre Corthay







Sans titre, 2012


Sans titre, 2013


Sans titre, 2017


Sans titre, 2017


Sans titre, 2019


Sans titre, 2019


Sans titre, 2019


Sans titre, 2019


Sans titre, 2019


Sans titre, 2019


Exposition personnelle, Roubaix, 2019


Exposition personnelle, Roubaix, 2019


Exposition personnelle, Roubaix, 2019


Sans titre, 2020


Il n’a donc nulle idée de la science des souliers
celui qui ne sait pas ce que signifie ce mot, la science…

Socrate[1]

Pierre Corthay, bottier pour hommes de formation et de métier, utilise les emballages les plus divers comme matière première pour ses travaux : cartons, coques thermoformées, matières plastiques, cales… Il les déstructure, les restructure et les peint pour réaliser des volumes, de dimensions modestes, dont l’aspect évoque des matériaux plus nobles : bois, métal, porcelaine, céramique, terre cuite… Il les présente sur des étagères, comme les trophées d’un improbable cabinet de curiosités, ou accrochés au mur.

     Il serait tentant d’établir un rapprochement entre la pratique professionnelle de cet artisan formé chez les Compagnons du Devoir et sa démarche de plasticien. La chaussure n’est-elle pas, après tout, un emballage du pied ? Tout comme une paire de souliers, un empaquetage ne permet-il pas à un objet de se déplacer sans dommage ? Deux formes de mobilités au quotidien ? Certes les processus, s’appuyant sur la transposition en dessin d’une idée précédant la mise en volume du matériau brut, peuvent être similaires… Mais le parallèle s’arrête ici. Quand la chaussure convoque une matière première noble, vivante et durable – le cuir –, les sculptures de Pierre Corthay recourent à des matériaux de récupération, pauvres, rarement organiques, normalement voués à une destruction rapide, à la désuétude. Là où les souliers sont conçus pour être vus de l’extérieur, les volumes de notre artiste se complaisent souvent à révéler leur intérieur, leurs tripes… Plus qu’une similarité entre ses activités artisanales et plastiques, il s’agirait d’une forme de complémentarité, de reflet en miroir de procédés et de démarches éprouvés depuis des décennies…

     Nous sommes ici face à un double processus : recyclage et détournement. Avec pour résultat la promotion de l’insignifiant au statut de production artistique. On pourrait parler d’upcycling, néologisme qui porte en lui les notions de recyclage et de progression dans une hiérarchie des valeurs.[2] On attribue en général à Marcel Duchamp et à ses ready-mades les premières tentatives significatives de détournement et de recyclage d’objets dans des œuvres d’art. C’est aller un peu vite en besogne et oublier des productions de Picasso, Braque, Boccioni, Archipenko… datant d’avant 1912 et qui ont donc toutes précédé la Roue de bicyclette de 1913, le Porte-bouteilles de 1914 ou la très médiatisée Fontaine de 1917.

     Pierre Corthay se place cependant plus dans la descendance des ready-mades de Duchamp que dans celle des travaux de ses prédécesseurs. Il ne procède généralement pas par collage d’éléments préexistants qu’il intégrerait dans une nouvelle composition, mais s’intéresse à un objet banal dont il modifie la fonction et la structure. En ceci, il se conforme à la définition donnée par André Breton dans son Dictionnaire abrégé du surréalisme, sous la rubrique ready-made : « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste. » Il ne se pose donc non pas en collagiste, mais en assemblagiste, sur la base d’éléments dont il identifie les potentialités d’affinités électives pour tenter de les concilier et de faire oublier qu’il y avait, à l’origine, des fragments épars provenant de sources distinctes. À l’instar d’un musicien de jazz qui emprunte des fragments à des standards et les assemble pour réaliser une œuvre unique.

     Pour revenir à la définition établie par Duchamp lui-même, il s’agirait donc ici de ready-mades assistés, l’artiste complétant, modifiant ou altérant le matériau brut pour le transformer… Tel un démiurge doué de dons surnaturels, l’artiste, choisit, élit un objet et, par le seul effet de sa propre décision, en fait une œuvre d’art. La dimension mystique est donc très présente, avec, de façon sous-jacente, les notions de prédestination, d’élection, de rédemption, de transfiguration, de transsubstantiation et de salut… On peut aussi y décerner la critique de l’obsolescence programmée d’objets de grande diffusion.

     Au-delà du propos sur la possible rédemption d’objets normalement voués au rebut, la démarche de Pierre Corthay a pour effet d’inverser les rôles. Ce qui était initialement conçu pour être contenant, creux, devient, par son action, contenu potentiel, convexe. L’accessoire se mue en objet digne d’intérêt… L’échelle des valeurs est subvertie. La chose dénaturée par son usage est, en quelque sorte, renaturée par l’intervention de l’artiste…

     Si la chaussure est essentiellement fonctionnelle, les volumes de Pierre Corthay ne le sont pas. Et, cependant, ils miment des dispositifs qui semblent répondre à une nécessité dans un monde autre dont on ne sait rien et dont la logique échappe à la nôtre. Ici, on reconnaîtra le carter, en modèle réduit, d’une machine-outil improbable, là un stéthoscope dénaturé, ailleurs une pièce de plomberie exubérante ou un miroir qui ne renverra jamais d’image, ou bien encore un paysage… Matérialisations très concrètes d’un univers abstrait… Tout le contraire de la plupart des démarches artistiques conventionnelles… Pour Pierre Corthay, qui aime à citer Matisse – « Ne devrait-on pas faire accomplir un grand voyage en avion aux jeunes gens ayant terminé leurs études ? »[3] –, la frontière entre une certaine figuration classique et l’abstraction est toujours mouvante et dépend, assez souvent, de la distance à laquelle l’observateur se situe pour regarder l’œuvre. Le microcosme observé avec une lentille peut prendre l’aspect d’un paysage et un paysage, vu de loin, comme le suggère Matisse, devient une composition abstraite. Cette approche, volontairement non muséale, même si elle a des dettes envers des modèles classiques comme Jean Arp, Corneille, John Chamberlain ou Shirley Jaffe, ouvre une fenêtre sur un avenir qu’il nous faut inventer de toutes pièces ou, tout du moins, imaginer sinon fantasmer. On pense inévitablement au propos d’Adorno : « Les musées préservent notre passé. Le recyclage préserve notre avenir. »[4]

     Le travail de recyclage prend, chez Pierre Corthay, une dimension qui dépasse celle de la réutilisation immédiate d’objets préexistants. Ce qui l’intéresse, au-delà de la matérialité de l’objet, c’est la forme, ou plutôt les sous-formes qu’il pourrait extraire, isoler de son matériau de départ, pour les associer à d’autres, tout en les maintenant à une certaine distance qui ménage des vides conceptuels, des zones de passage comme on en trouve, notamment, dans les papiers découpés de Matisse. Transposés dans le monde de la musique, ce pourraient être ces silences entre deux notes qui donnent à l’auditeur le temps et la capacité de voir la musique.

     La forme est donc ici première. Pierre Corthay en dit : « Elle devient signe, fragment de… »[5] Plus encore, elle vise à donner une présence tactile à des considérations essentiellement visuelles. Les couleurs, chaleureuses, gourmandes comme celles de confiseries, contribuent, non sans malice, à brouiller encore un peu plus les pistes et à mener le spectateur là où il n’irait pas de lui-même. Pierre Corthay évoque même de potentielles synesthésies : « Puis la couleur, peut être un son. Elle cherche les coins, les recoins, se pose avec attention et douceur sans crier et devient la voix de sa forme. »[6] Son ami Pierre Mabille souligne son caractère volontairement agressif : « Elle est offensive face aux volumes et aux surfaces, s’envole vers des gammes souvent saturées, fluo, il arrive qu’une couleur artificielle recouvre le matériau jusqu’à un effet de dématérialisation. Parfois elle s’associe avec la non-couleur des matériaux bruts, bois ou carton, qui se révèle dans une configuration modifiée. »[7]

     Plus récemment, les œuvres de Pierre Corthay ont pris une dimension plus frontale. Le sculpteur se fait aussi peintre. Le geste de coupe – dans le sens que les biologistes donnent à de ce mot – se fait plus incisif et tend à masquer le processus d’emprunt qui reste cependant le mouvement initial. Il s’agit, selon lui, de « placer deux signes déterminés dans un espace plan tout en intégrant les notions de relief et de profondeur des éléments les uns par rapport aux autres. »[8] Sculpteur à plat ou peintre en volume ? Peu importe la distinction. Nous sommes ici dans une démarche proche de celle d’un Claude Briand-Picard qui se revendique peintre, même quand ses œuvres ont toutes les caractéristiques apparentes de sculptures.

     L’apparente simplicité des procédés mis en œuvre par Pierre Corthay ne doit pas masquer une réelle réflexion sur l’illusion, sur le caractère relatif de la perception de l’espace et du temps, sur l’opposition entre matières vivantes et inorganiques, sur l’économie du recyclage. Il emprunte, en effet, plus qu’il s’approprie, des objets dérisoires qui seraient autrement voués à la destruction. Il les exploite, en recourant à des techniques dérivées de celles de son métier pour mettre en évidence leurs singularités accidentelles. Cette seconde vie, prolongée par la seule volonté de l’artiste, leur donne un statut révélant une nouvelle nature, initialement latente, cachée. C’est, en quelque sorte, une réponse au propos d’Héraclite : « La nature aime à se cacher. »[9]

     Et, pour ce qui est de la dimension économique de sa démarche, en notre époque de mobilisation préludant à une guerre écologique, peut-être peut-on rappeler le propos du prix Goncourt 2000, Jean-Jacques Schuhl : « La récupération, le recyclage, c’est l’apanage des guerres, leur poésie en somme, cette façon qu’ont les choses de servir deux fois et à des buts distincts : les balles du front, en 14, deviennent pendentifs, ornements de bracelets, à l’arrière »[10] À méditer…

Louis Doucet, mars 2020



[1] In Platon, Théétète, vers -370/-345.
[2] À l’instar du mot upgrading qui signifie revalorisation ou remise à niveau.
[3] In Jazz, Tériade, 1947.
[4] Museen bewahren die Vergangenheit. Recycling bewahrt die Zukunft, source non identifiée, mais cité en de multiples endroits, sans mention d’origine.
[5] Tokyo, avril 2019.
[6] Ibidem.
[7] Montreuil 26 février 2019.
[8] Échange avec l’artiste, le 28 mars 2020.
[9] Fragment 123, cité notamment par Philon – φύσις κρύπτεσθαι φιλεΐ –, fin du VIe siècle av. J.-C.
[10] In Ingrid Caven, 2000.

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