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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 107 – août 2021  

  ISSN 2264-0363
 

La mort de la peinture ?






Paul Delaroche



Robert Rauschenberg à la Biennale de Venise, 1964



Ad Reinhardt au Musée d’art moderne de New York, 1991



Alexandre Rodtchenko
Pur rouge, 1921




Clement Greenberg



Michel Butor



Nicolas Poussin



Wassily Kandinsky


* * *



Claude Briand-Picard
Albeniz, 2012




Claude Briand-Picard
Autoportrait, 2017




Antoine Perrot
Picture you can live – Peinture à vivre n° 27, 2006




Antoine Perrot
Voisins n° 3, 2017




Élodie Boutry
Archipel, 2019




Élodie Boutry
Sous-Bois – Fragments n° 17 – Upcycling, 2018




Luisa Marajo
L’atelier dynamique – acte 3, été 2016




Luisa Marajo
L’atelier dynamique – acte 5 détail 4, 2016




Natalia Jaime-Cortez
Plump-up, 2015




Natalia Jaime-Cortez
Partition 7, 2014




Steven Parrino
Untitled, 1997




Steven Parrino
13 Shattered Panels (for Joey Ramone), 2001



* * *



Charles Baudelaire



Blaise Pascal



Nicolas Cluzel
L’institution, 2016




Nicolas Cluzel
La folle histoire du burkini (d’après Manet), 2017




Julien Wolf
La foire d’empoigne, 2019




Julien Wolf
Rouge-gorge en résille, 2020




Laura Zimmermann
La violence ordinaire, 9 mai 2012




Laure Zimmermann
Dis seulement une parole et je serai guéri N° 3, 2017




Julia Scalbert
Sans titre, 2010




Julia Scalbert
Sans titre, 2015




Oscar Malessène
Sans titre, 2014




Oscar Malessène
Sans titre, 2016



* * *



Ambrose Bierce



André Malraux



Maurice Merleau-Ponty



Daniel Arasse


À partir d’aujourd’hui la peinture est morte.
Paul Delaroche

C’est en voyant pour la première fois un daguerréotype que Paul Delaroche aurait, selon Gaston Tissandier, prononcé ces mots.[1] Le discours sur la prétendue mort de la peinture est donc plus ancien qu’on ne le croit, quand on veut le faire démarrer avec le sacre de Robert Rauschenberg à la Biennale de Venise en 1964 ou avec les monochromes, à partir de 1950, puis les Black Paintings, dans les années 1960, d’Ad Reinhardt. Ou, peut-être encore plus tôt, en 1921 quand Alexandre Rodtchenko expose trois monochromes aux couleurs primaires…

     Pour Clement Greenberg, ce sont la planéité de son champ (flatness of the surface) et, dans une moindre mesure, les limites de son support puis la couleur qui caractérisent la peinture moderniste.[2] Maurice Denis, soixante-dix ans plus tôt, donnait de la peinture une définition voisine, la qualifiant de surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.[3] Si l’on s’en tient au point de vue de Greenberg, les œuvres évoquées précédemment échapperaient donc à sa définition de la peinture et leur perpétuation pourrait constituer un risque de mort de la peinture telle qu’il la définit.

     Notre temps est paradoxal. Si l’on visite les expositions annuelles des diplômés avec les félicitations du jury de nos écoles des Beaux-Arts, il est quasiment impossible de trouver une peinture dans sa définition greenbergienne. Il en est de même quand on prend connaissance des travaux des finalistes retenus pour le prestigieux Prix Marcel Duchamp. Tout au plus pourrait-on en trouver en tant qu’éléments constitutifs d’installations plus larges. Et encore… En revanche, si l’on fréquente les galeries ou les salles de ventes proposant de l’art contemporain, la quasi-totalité des œuvres montrées sont des peintures, planes, clairement délimitées et colorées, bref, greenbergiennes… On enseigne donc aux futurs plasticiens la mort – ou la ringardisation – de la peinture et, dès que les diplômés fraîchement émoulus ont la liberté de créer sans entraves, ils chuteraient dans le péché impardonnable de s’adonner à la peinture… Ils deviendraient ainsi nécrophiles…

     Si l’on regarde le passé des institutions formant des plasticiens, on constate que celles-ci ont toujours professé un conformisme dont les meilleurs élèves se débarrassaient dès qu’ils le pouvaient. Tout ceci pousse donc à penser que la notion de mort de la peinture est le fruit d’une forme d’académisme perpétué sous les couleurs des critères d’un avant-gardisme démodé. Plus généralement, nous serions en face d’un cas particulier de ce processus de banalisation de la transgression, devenue, elle aussi, un académisme. Tout le monde ne peut pas être Marcel Duchamp… Stendhal écrivait, en 1817 : « La peinture n’est que de la morale construite.[4] » Les écoles des Beaux-Arts ne font, en l’occurrence, que répandre et défendre, à contre-courant et dans une obstination passéiste, une certaine forme de morale plastique défendue par les institutions.

     Certains défendront la position selon laquelle les installations ou autres œuvres en volume ne se vendent pas et que les plasticiens, pour pouvoir vivre de leur travail, se replient sur des productions plus commercialisables, plus conformes à l’idée que le grand public, ou du moins celui des collectionneurs, se fait de la peinture. Il y a probablement un peu de vrai dans ce point de vue, mais quand on sait la très faible part qu’ont les revenus de ventes dans les ressources des plasticiens, ce phénomène ne peut expliquer que marginalement le rejet de ce qui leur a été enseigné…

     Pourquoi donc cet acharnement à continuer à vouloir faire de la peinture malgré les oiseaux de mauvais augures qui la proclament morte ou agonisante ? Michel Butor donne une réponse pertinente : « Faire de la peinture […] ce serait donc bien apprendre à mourir, trouver le moyen de ne pas mourir dans la sottise de cette mort que les autres avaient en réserve pour nous et qui ne nous convient nullement.[5] » Une forme de réaction, donc, contre un conformisme mortifère… Kandinsky, dans une veine plus lyrique et presque mystique, donne une explication universaliste à laquelle un bon nombre d’artistes de ma connaissance adhèrent avec ferveur : « La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objets qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l’évolution et à l’affinement de l’âme humaine.[6] » Volonté d’enrichir l’Humanité et de la faire progresser… Bien avant, Nicolas Poussin récusait le caractère figuratif de la peinture et en faisait un outil de manifestation de notions immatérielles : « La peinture n’est autre qu’une idée des choses incorporelles.[7] » Souhait de donner une forme visible à des faits normalement imperceptibles ? Peut-être un peu de tout cela ? À moins que toutes ces hypothèses soient vaines et de se ranger au point de vue de Toulouse-Lautrec : « La peinture, c’est comme la merde ; ça se sent, ça ne s’explique pas.[8] »

     De mon point de vue, la remise en cause de la peinture – et partant sa perpétuation – se fait aujourd’hui par un travail de sape qui prend deux dimensions : 1. la destruction de sa configuration et 2. la relecture et la réactualisation de son contenu. Je me propose d’illustrer chacun de ces deux axes par quelques exemples.

* * *

La destruction de la configuration de la peinture conventionnelle.
Les plasticiens que nous allons évoquer ici, qui se définissent tous comme des peintres, remettent en cause le primat greenbergien de la planéité de la peinture et aussi, assez souvent, ceux, certes secondaires dans l’esprit du théoricien polémiste, de la couleur et de la délimitation. Ces artistes récusent le naturalisme prôné par Léonard de Vinci : « Qui blâme la peinture blâme la nature.[9] » Ils se positionnent plutôt en héritiers de Matisse quand il déclarait : « Il faut que la peinture serve à autre chose qu’à la peinture.[10] »

     Claude Briand-Picard et Antoine Perrot sont les fondateurs du mouvement Ready-made color / La couleur importée. Leur principe est celui d’une peinture dans laquelle la couleur, les pigments traditionnellement extraits de tubes, sont remplacés par des matériaux colorés préexistants. Il s’agit, chez eux, d’un processus d’appropriation et de déplacement d’objets industriels qui contribuent à notre environnement quotidien. Leur présentation dans un lieu d’exposition remet en cause les normes et les codes de la peinture abstraite et pose la question de l’existence d’un art dans un monde entièrement formaté par une esthétique industrielle et la production de masse qui rendent difficile une certaine indépendance ou autonomie de la perception. Il ne s’agit donc pas de manifestations d’exercices futiles ou ironiques de rapins en panne d’inspiration, mais d’actes profondément libérateurs, libertaires, iconoclastes. Antoine Perrot le résume de façon explicite : « Des couleurs artificielles qui visent au commun, voilà sans doute leur vulgarité. Perçues comme une matière artificielle, elles sont généralement aliénées aux matériaux qu’elles colorent, ou aux usages auxquels elles sont destinées. Et c’est dans cette fusion qu’elles participent, au même titre que les matériaux, à l’invention même des formes. Fortement ancrées et reconnaissables dans toute une gamme de matériaux et de produits de consommation, elles jouent le rôle d’une adresse au regard qui déclenche le processus de création. Elles imposent leur présence, ainsi que les contraintes liées aux matériaux auxquels elles sont associées, avant même que l’œuvre soit conçue.[11] ». Si Antoine Perrot se limite à des opérations d’assemblage d’objets industriels ou de produits de grande consommation, sans intervention picturale manuelle sur le résultat du montage, Claude Briand-Picard, lui, ne s’interdit pas d’apporter des retouches à ses compositions. Il pratique donc, si l’on se reporte à la terminologie duchampienne, le ready-made color assisté.

     Élodie Boutry appréhende la peinture comme vecteur de stimulation et de plaisir rétinien. La débarrassant de ses supports traditionnels, elle la projette dans l’espace, avec des couleurs franches, des lignes brisées aux angles aigus. Tels des rochers venus d’ailleurs, surfaces lisses et rugueuses alternent pour former un motif. L’artiste interroge ainsi la frontière mince entre peinture et sculpture. La traditionnelle et greenbergienne planéité du support n’est plus opérante. Élodie Boutry en fait sortir formes et couleurs, ce qui a pour effet de semer le doute sur la nature de son travail : peinture ou sculpture ? Finalement, peu importe : son approche ludique s’affranchit facétieusement des catégories. La plupart de ses œuvres en volume étant éphémères, elle en recycle des chutes découpées et assemblées, telles les pièces d’un puzzle, pour produire ses Fragments. De ce processus d’Upcycling résultent des tableaux qui s’inscrivent dans la lignée de l’art abstrait dit construit. De la sculpture à la peinture, aller et retour…

     Louisa Marajo se revendique dans la descendance de Kurt Schwitters et de son Merzbau. Elle se plaît à citer son aîné quand il déclare : « On peut, avec un but, détruire un monde et, par la connaissance des possibilités, construire un monde avec des débris…[12] » Elle a fait de son atelier le sujet et l’objet de ses œuvres. Ce sont des installations évolutives, qu’elle qualifie d’Atelier dynamique, qui présentent et mettent en relation des éléments apparemment hétéroclites, peintures, dessins, photographies, tous confinés dans des camaïeux de gris. Ni diorama ni chantier ni même mise en scène ou tableau vivant mais peut-être un peu tout cela à la fois, ces espaces chaotiques mettent en abyme la peinture, l’acte de peindre. Certains des éléments assemblés sont des toiles qui figurent les outils du peintre : palette, toile, tréteau, marteau, châssis… D’autres sont ces mêmes objets couverts de peinture. Il en résulte un propos à caractère narratif qui met en avant le geste pictural et sa fragile émergence. La peinture interroge ici sa propre histoire… La dimension temporelle n’est pas absente, historique mais aussi comme témoignage de l’éclatement d’un monde qui a atteint ses limites. Chacun des fragments éparpillés devient alors un nouveau monde en soi, dans lequel le regard peut se plonger, en un processus d’immersion qui peut être irréversible. Le temps est aussi très présent dans le processus d’accumulation, d’envahissement progressif d’un espace avec des objets appartenant à différents registres mémoriels, à diverses temporalités ou phases du mouvement créatif. Il en résulte un flux continu d’informations et d’images, que le spectateur peut suivre du regard ou remonter à contre-courant ou en zigzaguant, en faisant fi de tout écoulement temporel. Cette volonté de désorientation visuelle constitue aussi une belle métaphore de la confusion sociale de notre époque. La peinture éclatée et recomposée…

     Natalia Jaime-Cortez est artiste plasticienne, mais aussi danseuse et performeuse. Sa personne physique constitue le matériau de base pour ses réalisations, sa matière première. Quand elle pratique la peinture ou le dessin, elle conçoit cette activité comme un prolongement de son corps. Pour réaliser ses pliages, elle utilise de grandes feuilles de papier asiatique normalement destinées à la calligraphie. C’est un support simultanément résistant et absorbant. Elle fabrique, par découpage ou par collage, de grands carrés qui font environ 140 cm de côté, l’envergure de ses bras déployés. Ils constituent donc une sorte de domaine d’intervention, de champ de bataille, à dimensions humaines, celles du corps de l’artiste. La grande feuille est alors pliée de façon rigoureuse, avec des phases de repassage afin que les plis soient bien marqués. Au terme du pliage, il ne reste plus qu’un petit carré de 15 à 20 cm de côté et d’une épaisseur de plusieurs centimètres. Vient ensuite l’opération de trempage. Le parallélépipède de la feuille pliée est plongé dans un bain d’encre colorée, de graphite ou de lavis. La durée de l’immersion peut varier de quelques minutes à plusieurs heures, permettant une imbibition de la couleur plus ou moins prononcée. L’opération peut être répétée plusieurs fois, avec des bains de natures différentes. Suit l’opération de séchage, longue de plusieurs semaines, en fonction de la quantité de liquide absorbé et de différents paramètres environnementaux. Cette phase est, elle aussi, génératrice d’imprévus. Pour certaines pièces, le processus s’arrête ici. L’artiste peut décider de présenter les blocs teintés comme des œuvres abouties, sans les déplier : de la peinture sous forme solide... La présentation suscite la curiosité. Le spectateur se trouve dans la position de l’enfant qui meurt d’envie d’ouvrir le paquet contenant son cadeau mais qui ne le peut pas… Frustration et excitation laissant libre cours à l’imagination… Pour les autres pièces vient alors l’opération de dépliage, elle aussi vécue comme une performance. Natalia Jaime-Cortez ne cherche pas à créer des figures colorées, mais des traits, des traces, des marques d’accidents. La peinture matière pure, à la fois objet et sujet de la peinture, mais surtout trace d’un processus dûment codifié…

     À l’étranger, on pourrait évoquer le cas de Steven Parrino à qui Antoine Perrot a consacré une importante étude.[13] L’artiste étasunien qui prétendait continuer à peindre après la mort de la peinture déclarait : « Quand j’ai commencé à travailler à la fin des années 1970, le propos qui avait cours au sujet de la peinture était qu’elle était morte. Animé par un intérêt nécrophile, je me suis saisi de la forme pure de la peinture – le monochrome – et j’en ai bouleversé la surface.[14] » Par des gestes et des processus violents, iconoclastes, Parrino traduit alors sa révolte contre une forme de fétichisation de la toile en s’attaquant à son support. Il ouvre cependant la porte à une forme de réhabilitation de la peinture par l’affirmation de sa persistante présence matérielle.

* * *

La relecture et la réactualisation du contenu de la peinture.
Nous avons évoqué la réaction désespérée de Paul Delaroche quand il découvrit la photographie. Il avait raison car c’est une partie du gagne-pain des peintres qui risquait de disparaître. Le portrait peint, essentiellement des commandes de la bourgeoisie aisée ou fortunée, risquant d’être remplacé par le portrait photographique, plus accessible, ne nécessitant pas de longues séances de pose et moins coûteux. En 1876, Baudelaire ironisait sur cette évolution inéluctable : « Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie[15] »

     Bien avant lui, Blaise Pascal dénonçait l’inanité de la peinture : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux ![16] » Les peintres que nous allons évoquer minent de l’intérieur la peinture traditionnelle tout en préservant son apparence greenbergienne : planéité, couleur et délimitation. Ils s’inscrivent dans la descendance d’une Histoire de la peinture qu’ils s’appliquent à saper pour la remettre en cause, sans pour autant la renier…

     Nicolas Cluzel s’intéresse aux chefs-d’œuvre des siècles passés. Il en propose une relecture grotesque, granguignolesque et déjantée dans une tradition qui est celle de la farce et de la fête populaire débridée, dans une filiation directe avec les œuvres de la tradition flamande de Bosch, Bruegel ou Ensor. Bien que privilégiant la vitesse d’exécution, il a longuement observé les maîtres du passé pour en tirer des leçons et y puiser des caractéristiques qui irriguent ses œuvres. On y trouvera, notamment, des traces de l’expressionnisme matiériste de Rebeyrolle, des éclaboussures gestuelles à la Pollock, la technique de badigeonnage de certains street-artists, le grouillement narratif d’un Erró, la truculence jubilatoire des Flamands de la Renaissance, le souci de l’actualité de certains dessinateurs de presse, les rencontres ou confrontations improbables chères aux surréalistes, la prégnance libératoire de la couleur des Nabis, les mises en page inspirées des écoles orientales… Sa longue pratique de la bande dessinée, de 1996 à 2006, est aussi perceptible dans la dislocation de ses personnages et dans l’exagération des physionomies expressives. Ce mélange détonant et détonnant, cette expression d’un flagrant délire, d’une gourmandise goulue et jouissive pour l’acte de peindre, constituent d’évidents hommages, de claires déclarations d’amour à la peinture et à son histoire. S’ils prennent parfois la forme de la dérision, ce n’est que pour exorciser les tragiques convulsions et les douloureuses grimaces de l’acte créateur. Rupture radicale et continuité revisitée…

     La pratique picturale de Julien Wolf s’inscrit dans la descendance d’un expressionnisme matiériste, peuplé de personnages tour à tour burlesques et inquiétants. On peut penser notamment à Karel Appel, à Asger Jorn, à Corneille et aux autres protagonistes du mouvement CoBrA. Sa gamme chromatique reste globalement sourde, avec des éclats de rouges ou de jaunes qui focalisent le regard, concentrent l’attention du spectateur et la déstabilisent. Ce sont des sortes d’exutoires à une violence latente qui ne demande qu’à s’exprimer, à sauter à la gorge du regardeur pour l’engloutir dans le tourbillon de la farce grotesque et démesurée qui se déroule sur le plan de la toile, parfois laissée libre pour faciliter ce rapt visuel, cette prise d’otage sans espoir de libération. Il y a une évidente générosité, un plaisir féroce et communicatif dans l’acte de peindre des figures bien incarnées, avec certains éléments anatomiques exacerbés : dents, yeux, bouches, bras, nez… Julien Wolf est féru de littérature et de théâtre qui lui inspirent ses sujets et leurs titres, souvent loufoques. Un examen superficiel pourrait faire penser aux travaux de certains art-brutistes. Cette tentation d’assimilation ne résiste cependant pas à une observation plus poussée. La composition parfaitement équilibrée, le trait faussement maladroit et les choix chromatiques révèlent une pleine connaissance de l’histoire de la peinture. C’est pour échapper au piège de la facilité et du bel mestiere que l’artiste déconstruit et reconstruit, consciemment et consciencieusement, ses formes pour laisser ses personnages turbulents sortir de la surface de la toile et nous convier à prendre part à leur folie ravageuse. Délires et fantasmes…

     Laura Zimmermann pratique une peinture sans concession. Ses tableaux exploitent les éléments de l’iconographie populaire de notre temps, qu’elle dévoie en leur conférant une dimension universelle, génératrice, selon les séries, d’angoisse et de malaise ou de tendresse et d’empathie. Sa série La violence ordinaire représente des enfants jouant avec des armes de guerre. La brutale sauvagerie de leur exécution révèle ou accentue la violence latente, sous-jacente, mêlée de fragilité, des sujets peints. Les personnages nous interpellent, nous prennent à partie, nous provoquent en nous fixant d’un regard apostrophant, parfois souligné par un geste tout aussi suggestif. Les scènes les plus anodines peuvent tourner au drame et l’on cherche, désespérément le détail rassurant qui permettrait de dissiper l’incertitude, de faire taire l’angoisse, qu’elle se résolve en catastrophe ou en bonheur. En vain… Sa série Dis seulement une parole et je serai guéri est composée de huit toiles dont la succession donne à voir un corps – masculin, à rebours de la longue tradition du nu exclusivement féminin – qui se retourne, s’écrase, se convulse et se replie, au point de perdre ses caractéristiques humaines et rejoindre l’abstraction. Le titre, tiré du rituel de la messe catholique, fait référence à un propos de Gilles Deleuze: « Tout homme qui souffre est de la viande. […] Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie comme dans une église, avec la viande pour Crucifié.[17] » À sa manière, Laura Zimmermann transpose, dans le domaine des arts plastiques, l’injonction d’André Chénier : « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.[18] » Tradition et ouverture aux malheurs et bonheurs de notre temps…

     La peinture de Julia Scalbert nous semble d’une flagrante évidence, d’une candeur patente, presque désarmante. Cette évidence, cette candeur sont, cependant, bien trompeuses car l’artiste n’a pas choisi le chemin de la facilité pour arriver à ses fins. Telle une équilibriste en perpétuel risque de chute mortelle, elle cultive une attirance, une sorte de tropisme pour les situations d’instabilité. D’instabilités, devrait-on dire, parce qu’elles sont multiples. Ni abstraites ni figuratives, ses représentations suscitent – successivement ou simultanément – une multitude de perceptions dont la certitude s’effondre dès que l’on croit en avoir cerné une. Les lectures se superposent ou s’enchaînent mais s’annihilent avant même que l’on ait pu pleinement les concevoir. Chez Julia Scalbert, la forme représentée peut se laisser reconnaître mais perd de son habituelle évidence au profit d’une réflexion sur la matérialité et l’organisation structurelle de la toile. Pour autant, ces objets insaisissables et non identifiables n’ont rien d’insignifiant. Ils ont une présence forte et dérangeante, déstabilisante. On y décèle une sensualité exacerbée, un véritable plaisir de peindre, un corps-à-corps du créateur avec la matière pour tenter de donner forme à ce qui est d’essence fuyante, de rendre visible ce qui, par nature, ne peut pas être visualisé, de dire l’indicible, de peindre l’impeignable. Prégnance de l’invisible, de l’inconcevable, pourrait-on dire si l’on voulait risquer cet oxymore. Il s’agit, en effet, plus de signifier – dans le sens saussurien de ce terme – que de montrer, plus de suggérer que d’affirmer ou expliciter. Équilibre périlleux entre abstraction et figuration…

     Les peintures d’Oscar Malessène s’inscrivent dans la grande tradition de l’abstraction géométrique. Elles prennent cependant leurs distances avec les canons posés par les fondateurs de ce mouvement mais aussi avec les productions de ses contemporains. En effet, en opposition frontale avec les préceptes édictés par Mondrian, Oscar Malessène se complaît dans les structures obliques, pas plus qu’il ne bannit la couleur verte. Ce n’est pas non plus chez van Doesburg qu’il faut rechercher ses sources car son répertoire chromatique est nourri de demi-teintes claires, tendres, pastellisées coexistant avec les couleurs primaires. Quant à ses diagonales elles ne structurent pas le plan mais s’appuient, tout en les dévoyant, sur les leçons de la perspective albertienne. C’est donc ailleurs qu’il faut diriger la recherche en paternité. Ses compositions aux couleurs inexorablement délimitées, en aplats, se développent en séries dans lesquelles chaque tableau paraît proposer une réponse plastique à la question du rapport de la ligne au plan. Les écrits théoriques de Kandinsky, notamment Punkt und Linie zu Fläche[19], semblent donc avoir inspiré sa démarche mais Oscar Malessène en tire des conclusions plus radicales que celles du maître du Bauhaus. Il ouvre notamment les portes vers la troisième dimension, l’espace (Raum), en mettant en scène des volumes assemblés dans des combinaisons perspectives paradoxales. Tel ensemble de plans colorés suggérera une forme qui sera alternativement perçue comme devant et derrière sa voisine, laquelle générera, à son tour, cette indécision, entraînant le spectateur dans un tourbillon qui prélude au vertige. Pourtant, les surfaces clairement démarquées, les couleurs méticuleusement appliquées relèvent plus des pratiques d’un bureau d’architecture que de celles d’un peintre. Mais il s’agit ici de l’œuvre d’un architecte qui privilégierait le rythme. Du monumental à l’intime…

* * *

Qu’ils subvertissent la peinture de l’extérieur ou de l’intérieur, les peintres, malgré la persistance des avis de décès, font plus que la maintenir en vie. Ils la recréent, la réinventent, la régénèrent, lui donnent une nouvelle jeunesse dans chacune de leurs productions. Cette forme d’expression artistique vaut donc bien plus que ce à quoi l’humoriste Ambrose Bierce voulait la réduire : « Peinture. Art de protéger les surfaces plates des intempéries et de les exposer à la critique.[20] »

     Encore faut-il que les plasticiens aient quelque chose à dire, à exprimer, car le plus grand danger auquel la peinture – comme toutes les autres formes d’expression artistique – est exposée, c’est la vacuité du propos, le babillage et le ressassement interminable de formules éculées… Cette peinture-là, on aimerait bien qu’elle meure mais, elle aussi, à notre grand désarroi, résiste et continue à propager ses métastases létales…

     Car il y a de la mauvaise peinture, même si on a du mal à l’entendre en notre époque de recherche de consensus mou, quand avoir une opinion en dehors de la doxa est devenu un crime, quand le jugement esthétique est dévalorisé, conspué, traité d’élitisme, crime de lèse-conformisme-de-rigueur... André Malraux écrivait, en 1950 : « Il est singulier que même la mauvaise peinture, la mauvaise architecture, la mauvaise musique, ne puissent être exprimées en commun que par le mot arts. Peinture désigne à la fois la voûte de la Sixtine et le modèle du plus bas chromo. Or, ce qui pour nous fait de la peinture un art n’est pas une disposition de couleurs sur une surface, mais la qualité de cette disposition. Peut-être possédons-nous un seul mot parce que l’existence de la mauvaise peinture n’est pas très ancienne. Il n’y a pas de mauvaise peinture gothique. Non que toute peinture gothique soit bonne : mais ce qui sépare Giotto du plus médiocre de ses imitateurs n’est pas de même nature que ce qui sépare Renoir des dessinateurs de la Vie Parisienne d’une part, des académiques d’autre part.[21] » Et la situation n’a fait qu’empirer depuis. Aujourd’hui, un grand nombre de personnes – souvent des retraités, mais pas exclusivement – se mettent à barbouiller sans avoir quoi que ce soit à exprimer, sans maîtrise technique et sans connaissance de l’histoire de l’art. Beaucoup d’entre eux ne comprennent pas que les portes des lieux d’expositions ne s’ouvrent pas grand pour leurs piètres productions et, ce, d’autant moins qu’ils arrivent à en vendre quelques-unes à un public totalement déculturé. Nous recevons plusieurs centaines de dossiers de ce type, chaque année, et les réactions devant notre refus sont parfois véhémentes. Nous sommes taxés d’élitisme, voire de ne nous intéresser qu’à l’art contemporain, une insulte dans leur bouche…

     Qu’est-ce qui différencie donc ces mauvais peintres des bons ? Qui assure l’utilité ou l’inutilité[22] et, partant, la pérennité et la survivance de la peinture ? La première condition est, pour le peintre, d’être au monde, de s’en sentir partie intégrante et acteur. Maurice Merleau-Ponty le dit fort bien : « C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture.[23] » La seconde, c’est l’envie, moteur de tout progrès. Daniel Arasse l’exprime ainsi : « […] on devrait toujours se demander pourquoi un peintre a envie de devenir peintre, de quoi il a envie quand il peint, comment on voit cette envie dans ses peintures. Non, je vous dis, c’est toute l’histoire de la peinture qu’il faudrait refaire.[24] »

     Refaisons-la chaque jour…

Louis Doucet, novembre 2020



[1] Attribution contestée par Stephen Bann in Photography, printmaking, and the visual economy in nineteenth-century France, 2013.
[2] Modernist Painting, in Voice of America, 1960 : “It was the stressing of the ineluctable flatness of the surface that remained, however, more fundamental than anything else to the processes by which pictorial art criticized and defined itself under Modernism. For flatness alone was unique and exclusive to pictorial art. The enclosing shape of the picture was a limiting condition, or norm, that was shared with the art of the theater; color was a norm and a means shared not only with the theater, but also with sculpture. Because flatness was the only condition painting shared with no other art, Modernist painting oriented itself to flatness as it did to nothing else.“
[3] « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. », in revue Art et Critique, 30 août 1890.
[4] Note de bas de page dans son Histoire de la peinture en Italie, 1817.
[5] In Répertoire V, 1982.
[6] In Über die Geistige in der Kunst, inbesondere in der Malerei, écrit en 1910 et publié en 1912.
[7] In Observations sur la peinture, publication posthume en 1672.
[8] Propos rapporté par Maurice Joyant in Henri de Toulouse-Lautrec 1864-1901. Peintre, 1926.
[9] In Carnets, 1487-1519.
[10] Propos tenu à Louis Aragon, dans les années 1940, repris dans Dominique Fourcade, Henri Matisse – Écrits et propos sur l’Art, 1972.
[11] Contribution au colloque Couleur de la morale, morale de la couleur, Université de Franche-Comté, septembre 2005.
[12] 1930, publié dans Kurt Schwitters – Das literarische Werk, volume 5 : Manifeste und kritische Prosa, 1981
[13] Peindre après la mort de la peinture, Violence et reprise dans les œuvres de Steven Parrino, in Pratiques picturales : La peinture hors de ses gonds, numéro 01, juin 2014.
[14] In catalogue de l’exposition Altered States, Forum for contemporary art, St Louis, Missouri, 1995.
[15] Le public moderne et la photographie, in Curiosités esthétiques, 1859.
[16] In Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets, publication posthume 1669.
[17] In Logique de la sensation, 1981.
[18] In L’Invention, 1787.
[19] Point Ligne Plan, le numéro 9 des Bauhausbücher, 1926.
[20] In Le Dictionnaire du diable, 1881-1906.
[21] In Les Voix du silence – La Création artistique, 1950.
[22] Hannah Arendt, dans La Crise de la culture, 1961, caractérise les œuvres d’art comme des objets fabriqués, permanents, potentiellement immortels et inutiles.
[23] In L’Œil et l’Esprit, 1960.
[24] La toison de Madeleine, in On n’y voit rien – Descriptions, 2000.

Quelques acquisitions récentes



Laurence
PAPOUIN
Roland
GUILLEMIN
CROMAN LE MOTEURISME









Espace d’art Chaillioux Fresnes 94
7 rue Louise Bourgeois – 94260 FRESNES
www.art-fresnes94.fr




du 11 septembre au 30 octobre 2021
Leçon de choses
• Danièle Gibrat
• Manon Gignoux
• Laurence Papouin
• Jeanne Rimbert
   • Emmanuel Rivière
• Benjamin Sabatier
• Pascale Védère d’Auria



du 13 novembre au 18 décembre 2021
L’être hybride
• Ariane Kühl
• Michel Monteaux
• JP Racca-Vammerisse
• Emmanuelle Renard
   • Parmis Sayous
• Arnaud Schmeltz
• Wil Green


Cynorrhodon –
FALDAC
recommande



L’Art dans les chapelles
Léa Barbazanges, Jesús Alberto Benitez, Charlie Boisson, Marina Gadonneix, Laurence de Leersnyder, Anaïs Lelièvre, Dominique Petitgand, Aurélie Pétrel, Pascale Piron, Jonathan Pornin, Armelle de Sainte Marie, Stéphane Thidet, Gabrielle Wambaugh et Édouard Wolton

2 juillet au 19 septembre 2021
Pays de Pontivy


Pénélope à la pêche
avec Dominique De Beir, Michèle Cirès-Brigand, Natalia Jaime-Cortez, Catherine Larré, Dominique Liquois, Émilie Moutard-Martin et Patrice Pantin
du 3 juillet au 29 août 2021
Galerie Réjane Louin – 19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC


Guillaume Lebelle
du 10 septembre au 20 novembre 2021
L’H du Siège – 59300 VALENCIENNES


Bernard Moninot – Le dessin élargi
Christine Crozat – Mémoires de formes
Stéphane Thidet – D’un soleil à l'autre
Julien Laforge – Les aires d’adhérence
Lee Hyun Jae – Le pavillon de la peinture

du 4 juillet au 19 septembre 2021
Domaine de Kerguéhennec – 56500 BIGNAN


macparis automne 2021
du 2 au 7 novembre 2021
Bastille Design Center – 74 boulevard Richard-Lenoir – 75011 PARIS


Les anciens numéros sont disponibles ICI

© Cynorrhodon – FALDAC, 2021
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