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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 124 – janvier 2023  

  ISSN 2264-0363
 

Jonathan Bablon










Schéma à compléter, 2021



Schéma à compléter [détail], 2021



TGRAV #1, 2019



TGRAV #2, 2019



TGRAV #3, 2019



TGRAV #4, 2019



Corps complexe #1, 2020



Corps complexe #2, 2019



Il y aura toujours des tomates #2, 2020



Le fond de l’air est encore chaud – Monument Valley, 2022



Viande exotique – L’île à viande, 2021



Viande exotique – Grotto-pinto, 2021



Turbo stalker, 2019



Récifs affranchis – Jetski 1, 2020



Récifs affranchis – Jetski 2, 2020



Récifs affranchis – Double huître surfer, 2021



Récifs affranchis – Tuyaux-sur-Mer, 2021



Récifs affranchis – Occilocorail, 2021



Récifs affranchis – Tutufa coco, 2022

Le système de l’humanité ne sera connu qu’à la fin de l’humanité.
Pierre Joseph Proudhon[1]
Il est hélas devenu évident aujourd’hui que notre technologie
a dépassé notre humanité.

Albert Einstein[2]

Mon premier contact avec l’œuvre de Jonathan Bablon a été la découverte de sa pièce Schéma à compléter, 2021, trônant en bonne place dans son vaste atelier de Saint-Pierre-des-Corps, près de Tours. Sur un piètement de branchages peints en rouge vif, se développe un paysage très vallonné, tout jaune, dont la coupe géologique, blanche, marque de façon abrupte les limites extérieures. Le piètement déborde vers le haut et prend l’aspect d’une végétation inconnue, des arbres décharnés, peut-être, mais dont on découvre, non sans surprise, qu’il s’agit de tronçons de gaines techniques qui laissent voir leur structure interne. Ce mélange de béton cellulaire, de bois, de résine époxy et de matériaux divers suscite un certain nombre de questions que l’on retrouvera dans un grand nombre d’œuvres de l’artiste.

     Cette pièce se présente comme une sorte de maquette pédagogique, usant des habituelles conventions graphiques pour donner une explication scientifique à une réalité dont on ne sait trop si elle est géologique, végétale ou anatomique. De fait, elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Tout d’abord, où, quand, comment et pourquoi les branchages naturels deviennent-ils tubulures en matière plastique ? Leurs canaux coaxiaux sont-ils en relation avec le cœur des branchages du piètement et servent-ils à acheminer un quelconque fluide vital, de la sève, du sang, de l’eau ? À quelle échelle nous situons-nous ? S’agit-il d’une coupe tissulaire, démesurément agrandie, le rouge figurant des vaisseaux sanguins, des bronches ? Ou bien d’une réduction d’une coupe de terrain avec ses différentes strates sédimentaires, dûment colorisées comme dans certains atlas géologiques ? Toutes ces choses et bien d’autres encore, laissées à l’imagination du regardeur…

     Dans toutes ses œuvres, Jonathan Bablon veut mettre en évidence l’hybridité de nos vies, assemblages de vivant et d’inerte, de minéral, de végétal et d’animal, de naturel et de technologique… Il en résulte des objets fantaisistes, des mutants dont les couleurs chatoyantes nous font parfois oublier la monstruosité intrinsèque. Ce ne sont cependant pas de ces monstres produits par le sommeil de la raison, pour prendre le titre d’un des Caprices de Goya. Ils résultent d’une rationalité méthodique dont les principes sous-jacents peuvent éventuellement nous échapper mais sont pourtant indéniablement présents. On en vient inévitablement à chercher quel pourrait être l’usage de ces choses si séduisantes dont l’inefficacité et l’inutilité sont pourtant patentes. Cette forme d’indéterminisme sollicite le spectateur, invité à prendre position dans un débat sur la place du vivant dans un monde investi par la technique, sur son futur et sur la place qui lui sera réservée.

     Dans sa série de dessins TGRAV – pour Tranches de Géométrie Radioactive d’Anatomie Végétale –, 2019-2022, Jonathan Bablon nous donne une clé de lecture de sa démarche. Prenant le contrepied du propos de Proudhon en exergue au présent texte, il demeure convaincu qu’il est possible, à tout moment, de poser un regard contemporain sur le système de l’humanité et de l’analyser. Tout comme Einstein, il prend acte du fait que la technologie dépasse, dans beaucoup de registres, notre humanité. Il ne partage cependant pas le hélas du grand physicien mais voit, dans cette inéluctable évolution, une opportunité de fertilisations croisées entre des univers que l’on a tendance à considérer comme irrémédiablement irréconciliables… Sans abandonner, pour autant, un point de vue critique, parfois teinté d’ironie…

     Ces dessins présentent des coupes d’objets dont on ne connaît ni la nature ni l’échelle. Le spectateur est bien conscient qu’il y est question de quelque chose de vivant, mais s’agit-il d’une forêt ayant subi une mutation longtemps après un cataclysme nucléaire, d’actiniaires au fond d’un océan préservé de la pollution ou d’un tissu épithélial pluristratifié ? Géologie, tératologie, botanique, zoologie et histologie sont donc convoquées sans que l’on puisse donner la primeur à l’une ou à l’autre de ces sciences. Le résultat est cependant séduisant tant par ses agencements colorés que par la part d’inconnu, d’indétermination qui y règne.

     Dans la série Corps complexes, 2020, l’artiste poursuit dans cette voie, mettant en scène des cœurs de centrale nucléaire, ici dans une cage thoracique, là émergeant, tel un gigantesque poil, d’un tissu cutané. Les lectures sont multiples. J’y vois, pour ma part, un gage de réciprocité : la Nature, détruite par l’Homme pour produire de l’électricité, rétorque en se livrant à des travaux assistés de rafistolage, de reconstruction ou de réparation, en l’occurrence de coraux. Une façon héroïque, bien que désespérée, de lutter contre l’incontournable augmentation de l’entropie de notre monde.

     Dans tous les cas, il ne s’agit pas de réification de l’humain ou du vivant ni d’humanisation du végétal ou du minéral, mais d’une fusion, d’un métissage entre les règnes, pour constituer des êtres au statut indéfinissable. Cette rencontre, sur la même planche dessinée, d’objets apparemment disparates nous évoque celle « fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » de Lautréamont[3]. Il incombe à l’observateur d’établir les relations entre ces disparates. D’aucuns caractérisent l’intelligence par la capacité d’établir des rapports entre des choses qui n’en ont pas. Si tel est le cas, les œuvres de Jonathan Bablon nous stimulent et nous rendent intelligents. Peut-être plus encore, c’est au cabinet de curiosités du XVIIIe siècle – au Wunderkammer, littéralement chambre des merveilles – que ses travaux nous renvoient. Barbara Stafford écrivait à son sujet : « La métaphore du voyage en un splendide pays étranger est juste, car l’organisation cloisonnée rend étrange même le familier. Et malgré les évidentes séparations, le visiteur sent que, par-delà leur extravagant disparate, ces objets doivent être en quelque manière liés. Évoquant une vaste et énigmatique base de données, la vue de tant de merveilles conflictuelles incite à entrer dans l’élégant labyrinthe pour y naviguer[4]. » C’est donc à un labyrinthique voyage que tous ces dessins nous invitent. Une invitation qui fait écho à celle de Baudelaire : Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté[5].

     Dans d’autres séries de dessins, Jonathan Bablon s’interroge sur le futur de notre alimentation. Dans celle intitulée Il y aura toujours des tomates, 2020, il pose la question de la surexploitation des terres cultivables et propose des solutions visionnaires, bien qu’improbables, pour y remédier. Il écrit : « En asservissant une partie de la nature afin de subvenir à ces besoins, les avancées technologiques de l’homme ont accru sa capacité de production tout en détruisant les milieux propices à la culture vivrière. Si bien, qu’il faut souvent recréer artificiellement les conditions optimales, en enrichissant les sols, utiliser des satellites pour la pêche, etc… Ces dessins sont des visions mêlant le lien fort qu’a développé l’homme à la technologie et des paysages composés d’éléments biologiques[6]. » Dans le même esprit, Le fond de l’air est encore chaud – Monument Valley, 2022, part de l’image d’un des paysages touristiques les plus visités de notre planète et lui superpose des éléments industriels qui contribuent à son altération irréversible. La question est ici posée des principes fondateurs de nos sociétés, de leurs finalités et de leurs incohérences.

     Le rôle de la viande dans notre chaîne alimentaire est aussi mis en cause par Jonathan Bablon. Dans la série Viande exotique, 2021, il essaie de donner, non sans un humour qui masque probablement une bonne dose de désespoir, une vision des travaux en cours pour suppléer au manque de viande animale par des protéines créées in vitro. Viande exotique – L’île à viande, 2021, transforme une des versions de L’île des morts de Böcklin en usine à produire de la viande synthétique. Viande exotique – Grotto-pinto, 2021, en fait de même dans le contexte des peintures pariétales d’une grotte préhistorique…

     En 2019, parallèlement à son activité de dessinateur, notre artiste s’est lancé dans la production d’une série de petites pièces en plâtre polyester ou en porcelaine. Une des premières, Turbo stalker, 2019, se présente comme un ensemble de tubulures formant un hexagone qui évoque la structure géométrique du cœur d’un réacteur nucléaire. Nous sommes, ici, toujours dans le même registre de réflexion sur les besoins en électricité pour l’économie humaine et sur les conséquences de sa production.

     À partir de 2020, dans la série Récifs affranchis, Jonathan Bablon s’intéresse au processus de blanchiment des récifs coralliens, conséquence de l’acidification accrue de l’eau de mer et du réchauffement climatique. Le lot de l’anthropocène avec ses dégradations irréparables, même si l’artiste propose des solutions utopistes pour y remédier. Ces pièces, avec leur couleur de guimauve, sont particulièrement séduisantes. Trop pour ne pas s’en méfier… Elles auraient pu être réalisées en utilisant la technologie de l’impression en 3D. De fait, même pour celles en plâtre polyester, la technique est celle de la céramique, façonnant et juxtaposant des colombins de matière. Si ce n’est que, avec le plâtre, l’exécution doit être rapide car le matériau sèche vite et est colorée d’emblée, sans recours ultérieur à des émaux.

     Toute cette imagination fantasque et débridée, se présentant sous des couleurs et des mises en scène ludiques et racoleuses, ne peut que nous déranger. Elle suscite une profonde interrogation sur la vanité des activités sociales, sur l’avenir de l’humain dans un monde en cours de déshumanisation, sur l’inexorable transfert du vivant et du pensant vers une mécanisation à laquelle l’Homme a délégué les derniers restes de sa liberté individuelle. Une sorte de poursuite de cette apocalypse joyeuse[7], pour utiliser la terminologie de Jean-Baptiste Fressoz décrivant l’histoire du risque technologique et de son appréhension, de la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe. Jonathan Bablon se défend cependant d’une vision trop pessimiste de notre avenir quand il déclare : « mon univers est imprégné d’une tension métaphysique qui invite à percevoir, de manière sensible, l’humain s’intégrer à la nature par la technologie[8]. » Espérons que c’est ce point de vue qui prévaudra et non celui que prédisait Aimé Césaire : « Les moralistes n’y peuvent rien. Il y a une loi de déshumanisation progressive en vertu de quoi désormais, à l’ordre du jour de la bourgeoisie, il n’y a, il ne peut y avoir maintenance que la violence, la corruption et la barbarie[9]. »

Louis Doucet, juillet 2022



[1] In Le Peuple, 1848.
[2] In Comment je vois le monde (Mein Weltbild ; The World As I See It), 1934-1958.
[3] In Les chants de Maldoror, 1869.
[4] In Good Looking, 1996: “The metaphor of traveling among beautiful strangers is apt, because the compartmentalized organization makes even the familiar appear unfamiliar. And, in spite of insistent borders, the beholder senses that such extravagantly disparate objects must somehow also be connected. Reminiscent of a vast and perplexing database, the sight of so many conflicting wonders arouses the desire to enter the labyrinth to try to navigate the elegant maze.”
[5] L’invitation au voyage, in Les Fleurs du mal, 1857.
[6] Site de l’artiste : https://jonathanbablon.com/Il-y-aura-toujours-des-tomates.
[7] Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, 2012.
[8] In portfolio, 2022.
[9] In Discours sur le Colonialisme, 1950.

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