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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 126 – mars 2023  

  ISSN 2264-0363
 

Les paysages d’Hélène Néraud







Trop belle pour toi (II), 2018, et photographie numérique encadrée




La fenêtre, 2015,
photographie numérique




Madame... (II), 2019
terre cuite émaillée, verre, miroir




That’s 70’s show 2020-2021
céramique émaillée, paillettes, miroir




Hans Holbein Le Jeune
Les Ambassadeurs, 1533




Panorama Mesdag, La Haye




Cavale, 2013




L’empierrement du souffle IV, 2014




Bon Anniversaire, 2017-2018




Constantin Brancusi
Le roi des rois, 1938




Exposition Autour d’une même terre, Beauvais, 2016




Jamais deux sans trois, 2020-2021

Peut-être parce que le sort des montagnes doit être terrible. […]
Elles sont obligées de contempler toujours le même paysage.
Paulo Coelho[1]

Dites à Hélène Néraud que c’est une remarquable céramiste. Elle va immédiatement se fâcher et rétorquer qu’elle n’est pas céramiste, terme réducteur et trop technique de son point de vue, mais peintre. Il faut donc la considérer comme une peintre qui aurait réussi à libérer la peinture de son châssis, de son plan, de sa surface, pour la faire se développer dans l’espace. Elle l’affirme avec clarté : « Ma peinture cherche à s’affranchir du châssis mais jamais de l’espace ni de la surface. Elle mute et se déplace, les supports se sont renouvelés. Ma pratique picturale met en forme la peinture comme une enveloppe toujours ouverte. Elle est variable et se réécrit toujours. Tout n’est pas formé, rien n’est figé. Que deviennent ces agencements lorsqu’ ils se déploient ? La surface devient support. Les peintures ont toujours un rapport à l’adossement. Elles établissent constamment un rapport à la paroi, elles ne se (re)dressent jamais seules. Aujourd’hui, ma peinture est essentiellement présente dans un rapport à la volumétrie. Elle se transpose dans la céramique[2]. »

     Les références au paysage, notamment de montagne, imprègnent ses œuvres, plus dans leur verticalité que dans l’horizontalité généralement associée à ces productions. Il faut dire qu’Hélène Néraud est une fervente alpiniste fascinée par les abrupts et les parois qui semblent inaccessibles au néophyte. Pour elle, ses sculptures sont des « réponses intuitives aux questionnements qui naissent lors des confrontations avec ces immensités verticales. […] Une recherche de reconnaissance, une tentative de mise au point et d’un éclairage sur une exploration presque mystique des territoires de grande solitude[3]. » Cependant, de façon paradoxale, là où l’on s’attendrait à trouver des blancs neigeux et des gris minéraux, ce sont les couleurs qui explosent. Il lui est arrivé de présenter ses structures en céramique colorée devant une photographie en noir et blanc figurant un sommet montagneux et son glacier. Cette opposition de formes et de couleurs dérange et incite à la réflexion.

     La pièce en céramique, globalement cylindrique, est censée figurer un paysage, habituellement matérialisé par les peintres sur une surface plane, celle de la toile ou du papier. Chez notre artiste, on peut tourner autour, ce qui est quelque peu paradoxal, tandis que la photographie, désignée comme une fenêtre, affirme sa planéité. Comment interpréter cette mutation ? Le cubisme se proposait de figurer un objet de façon plane en proposant, sur la même surface, plusieurs angles de vue, permettant au spectateur de faire un tour virtuel du sujet. Hélène Néraud en prend le contrepied en donnant du volume à une vision traditionnellement plate que personne ne peut contourner. En effet, un paysage vu sous un autre angle est un autre paysage… Le choix de couleurs vives, en rupture avec les camaïeux de bistres de ses lointains prédécesseurs, souligne aussi cette opposition.

     Il y a, cependant, beaucoup plus que cela dans les paysages d’Hélène Néraud. Une piste de réflexion nous est donnée quand elle intègre des miroirs réfléchissants dans certaines de ses installations. C’est la notion d’anamorphose qui s’impose à moi. Mais, contrairement aux anamorphoses cylindriques, dans lesquelles un cylindre poli reconstitue une image énigmatique qui l’entoure, c’est l’œuvre qui porte l’image déformée, à l’instar de la tête de mort dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune. Chez notre artiste, le moyeu central qu’est la céramique verticale concentre, en le déformant de façon plus ou moins géométrique, le paysage environnant… Les fragments de miroir le suggèrent, par bribes.

     Mais où est le reste du paysage ? Ce n’est pas la petite fenêtre de la photographie, quand elle est présente. Serait-ce donc l’environnement immédiat de la pièce présentée, atelier ou salle d’exposition ? L’observation la plus élémentaire porte à croire qu’il s’agit d’autre chose… S’impose aussi à mon esprit la notion de panorama, ces peintures à 360 °, installées dans de grands bâtiments circulaires, qui eurent un grand succès de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. Je pense notamment au Panorama Mesdag, installé à La Haye, peint par Hendrik Willem Mesdag en 1880-1881. Dans cette hypothèse, l’œuvre verticale d’Hélène Néraud se comporterait comme une sorte de lanterne chargée de projeter alentour des images colorées que le spectateur pourrait observer à loisir en déambulant de façon circulaire dans l’espace environnant. Mais, là aussi, les faits se heurtent à cette interprétation…

     Il faut donc en convenir, le sujet représenté par Hélène Néraud, le paysage, est d’un autre ordre. Selon ses propos, le paysage est « source de notre existence, le lieu où l’on se construit[4]. » Nous ne sommes donc plus dans le domaine d’une figuration plus ou moins littérale mais dans celui de très baudelairiennes correspondances, donnant une expression visuelle à une forme d’admiration, d’enivrement devant quelque chose qui est plus grand, plus exaltant, plus durable que l’Humain : « une résonance aux tensions et aux résistances de l’esprit, du corps et de la matière[5]. » On se situe alors dans la descendance de ce qu’écrivait Amiel dans son Journal : « Un paysage quelconque est un état de l’âme[6]. » État d’âme du créateur et état d’âme du regardeur entrant en résonance…

     Autre paradoxe des paysages d’Hélène Néraud, leur hauteur excède rarement 150 cm. Le spectateur les observe donc du haut, en vue plongeante, ce qui semble paradoxal quand on sait qu’il s’agit de montagnes. Peut-être faut-il y voir une réponse au propos sarcastique d’Ambrose Bierce quand il essaie de définir le réalisme : « Art de dépeindre la nature telle qu’elle est vue par les crapauds. Charme qui ressort d’un paysage peint par une taupe, ou d’une histoire écrite par un asticot[7]. » Nous ne sommes pas crapaud, ni taupe ni asticot. Il y a donc autre chose…

     Alpiniste, fervente admiratrice de Walter Bonatti, qui fut aussi guide de haute montagne, journaliste et photographe, Hélène Néraud a fait sien son point de vue selon lequel, en haute montagne, l’exercice musculaire est un moyen permettant d’atteindre l’âme humaine, de procéder à sa propre conquête intérieure. N’écrivit-il pas : « Il n’y a pas de montagnes à soi, vous savez, mais il y a des expériences à soi. Beaucoup d’autres peuvent escalader des montagnes, mais personne ne pourra jamais appréhender les expériences qui sont et restent les nôtres[8]. » C’est donc à cette forme d’introspection que l’artiste nous convie : le regardeur – microcosme – se découvre lui-même en observant l’immensité des montagnes, métaphore du macrocosme… D’où l’impérieuse nécessité de cette distanciation que notre peintre suscite en nous offrant une perspective quasi aérienne d’éperons rocheux… Vus du haut, en plongée, dans ses céramiques et du bas, en contreplongée, dans ses photographies… Et les miroirs, quand ils sont présents, dans certaines de ses installations, mettent tout ce processus en abyme.

     Chez Hélène Néraud, la matière devient donc support, une enveloppe aux aspects changeants, ouverte aux regards et aux interprétations du regardeur. Son refus de figer les choses dans un état définitif est souligné par le recours à des plateaux roulants, du type de ceux utilisés par les déménageurs, en guise de piédestaux. Peut-être veut-elle, en permettant de déplacer ses œuvres comme certains promènent leur chien en laisse, remédier au triste sort des montagnes que Paulo Coelho évoque dans la citation en exergue à ce texte.

     La question du socle hante les sculpteurs modernes. Constantin Brancusi, au terme d’une longue réflexion, a été parmi les premiers à l’intégrer à ses œuvres. D’autres, nombreux, l’ont suivi. Chez Hélène Néraud, le plateau à roulettes fait indubitablement partie de l’œuvre, comme en témoigne son exposition Autour d’une même terre, à Beauvais, en 2016, dans laquelle chaque céramique et son plateau étaient présentés sur un socle neutre, comme le sont les sculptures classiques dans les musées. Il en est de même lorsqu’elle expose ses œuvres en plein air. Les plateaux et les roulettes sont toujours présents. Déplacer des montagnes, serait, en quelque sorte, sa gageure à connotation biblique[9]. Il y a aussi, chez Hélène Néraud, des références à une forme de nomadisme chimérique : déplacer le paysage dans le paysage… Elle fait ainsi écho à la préoccupation de Proust : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux[10]. »

     Multiplier les yeux, ceux, physiques, qui nous permettent d’appréhender notre environnement, mais aussi ceux, internes, qui font resurgir des images du passé ou imaginer des avenirs meilleurs dans un univers en perpétuelle mutation… Chez Hélène Néraud, tout est variable, mobile, changeant, expressif… Elle évoque une solidification du souvenir. Certes, la terre cuite émaillée stabilise les formes et la matière naturellement labile, mais la couleur, au-delà de son pouvoir d’attraction, génère des impulsions qui donnent vie à l’inerte, créent des espaces mentaux qui préludent à une prise de conscience d’une présence plastique et humaine… Avec ses imperfections inhérentes car, comme le déclarait René Char : « Un homme sans défauts est une montagne sans crevasses. Il ne m’intéresse pas[11]. »

Louis Doucet, octobre 2022



[1] «Talvez porque deve ser terrível o destino das montanhas […] Elas são obrigadas a contemplar sempre a mesma paisagem.», in Na Margem do Rio Piedra Eu Sentei e Chorei, 1994.
[2] In dossier de présentation de son travail, 2021.
[3] Ibidem.
[4] Ibidem.
[5] Ibidem.
[6] In Journal intime, 10 février 1846.
[7] “REALISM, n. The art of depicting nature as it is seen by toads. The charm suffusing a landscape painted by a mole, or a story written by a measuring-worm.”, in The Devil’s Dictionary, 1906-1911.
[8] «Non esistono proprie montagne, si sa, esistono però proprie esperienze. Sulle montagne possono salirci molti altri, ma nessuno potrà mai invadere le esperienze che sono e rimangono nostre.», in Montagne di una vita, 1995.
[9] « Jésus leur répondit : Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi et que vous ne doutiez point, non seulement vous feriez ce qui a été fait à ce figuier, mais quand vous diriez à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, cela se ferait. », Mt XXI-21, ou « Je vous le dis en vérité, si quelqu’un dit à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s’il ne doute point en son cœur, mais croit que ce qu’il dit arrive, il le verra s’accomplir. », Mc XI-23, traduction de Louis Segond, édition posthume 1910.
[10] In À la recherche du temps perdu – La prisonnière, publication posthume 1923.
[11] In Feuillets d’Hypnos, 1943-1944.

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