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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 127 – avril 2023  

  ISSN 2264-0363
 

Remy Dubibé








Remy Dubibé




Origami, 2017




Origami [détail], 2017




Holistic soil, 2018




Holistic soil [détail], 2018




Oysters - Oysters, 2019




Oysters - Oysters [détail], 2019




Rhizome ! Rhizome !, 2019




Rhizome ! Rhizome ! [détail], 2019




Rhizome ! Rhizome ! [détail], 2019




Tight tide {détail], 2020




Tight tide [détail], 2020




Tight tide [détail], 2020




Nutcrackers – Hérissons tchèques




Fragile mind, 2021




Fragile mind [détail], 2021




Fragile mind [détail], 2021




Rhizome ! Rhizome ! Variation 2 Out of frame, 2021




Rhizome ! Rhizome ! Variation 2 Out of frame [détail], 2021




Intricate Story, Under…lines, 2022

C’était peut-être un ossement de poisson bizarrement usé par le frottement du sable fin sous les eaux ?
Paul Valéry[1]

Remy Dubibé est né à Sharjah, un des Émirats Arabes Unis, a passé son enfance et son adolescence en Indonésie, entre eau et jungle, a fait ses études au Lycée de Sèvres, où s’est révélée sa vocation de céramiste, puis a perfectionné sa technique à la très prestigieuse Central Saint-Martins School de Londres, où il passe plus de dix ans avant de s’installer à Paris en 2021. Que ce soit en lisière d’un désert aride ou d’une jungle fourmillante, dans le Golfe Persique ou en Asie du Sud-Est, ses expériences ont profondément marqué sa vision du monde et son œuvre. Dans les deux cas, la proximité de la mer et la richesse des fonds marins ont fortement contribué à son inspiration.

     Depuis quelques années, il crée des installations dans lesquelles la porcelaine est combinée avec d’autres matériaux – cordages, tiges d’acier, bois… – qu’il façonne lui-même. Il déclare : « J’écris des histoires, exprime des sentiments, des climats intérieurs, révèle des ambiances, raconte des mémoires à travers des parcours très visuels, sensoriels et émotionnels de paysages de porcelaine[2]. » Chacune de ses installations est composée de petites pièces uniques en porcelaine non émaillée, posées au sol ou suspendues en grappes dans des tissages.

     Déjà, avec Origami, 2017, Remy Dubibé parsemait le sol de petites formes similaires mais légèrement différentes, en forme de cocottes en papier, réalisées en porcelaine blanche. Le propos ludique de cette présentation all-over masquait à peine une impression d’étrange familiarité, comme si des pratiques enfantines étaient solidifiées, fossilisées, dans un univers subitement figé par une catastrophe dont l’imminence était imprévisible.

     Un peu plus tard, dans Holistic soil, 2018, installation au sol de dimensions variables selon l’espace disponible, l’artiste imbrique et superpose une multitude de petits éléments de porcelaine non émaillée, donc d’une blancheur immaculée, comme la quasi-totalité de ses œuvres à venir, montés en grappe sur des fils de nichrome. Les pièces élémentaires affectent la forme de feuilles d’une plante exotique à identifier. Leur accumulation produit un ensemble qui évoque une nature invasive dont on ne saurait dire si elle continue à se développer ou si elle a été arrêtée dans sa croissance par un phénomène fortuit. La blancheur des éléments fait penser à des ossements mais leur foisonnement évoque plutôt une luxuriante végétation tropicale, celle des vagabondages de la jeunesse de l’artiste, qui aurait été décolorée et irrémédiablement coagulée pour la rendre fantomatique. Solitude silencieuse et foisonnement… Je ne peux m’empêcher, en regardant cette œuvre, de penser au propos d’André Breton : « Dans la jungle de la solitude, un beau geste d’éventail peut faire croire à un paradis[3]. »

     Avec Oysters – Oysters, 2019, Remy Dubibé opte pour la verticalité. L’installation est composée de deux grands panneaux (150 x 110 x 10 cm chacun) suspendus, composés de pods de porcelaine et de fils de bananes tressés. Bien plus qu’à des huîtres (oysters en anglais), ces pods (gousses ou cosses dans la langue de Shakespeare) font penser à des os de seiches quelque peu anamorphosés ou peut-être encore à ces ossements de poissons érodés qu’évoque Paul Valéry dans la citation en exergue au présent texte. On peut aussi penser à des restes de récifs coralliens dévitalisés par la pollution marine ou à de gigantesques varechs blanchis et hypertrophiés par un processus non identifié mais pour le moins inquiétant. En tout état de cause, dans ce que l’artiste qualifie de réseau et filtre d’émotions, l’atmosphère marine est prégnante. Hasard ou pas, il faut savoir qu’un pod est aussi un groupe, homogène et à composition invariable, de cétacés qui chassent et progressent collectivement…

     La verticalité reste de rigueur dans Rhizome ! Rhizome !, 2019, mais, à la planéité de l’œuvre précédente se substitue un espace que le visiteur est invité à pénétrer pour s’y déplacer, en ce que le plasticien dénomme un parcours sensoriel. On ne peut s’empêcher de penser aux synesthésies baudelairiennes :

          La Nature est un temple où de vivants piliers
          Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
          L’homme y passe à travers des forêts de symboles
          Qui l’observent avec des regards familiers[4].

La complexité graphique de cet ensemble évoque le système rhizomique des mangroves, ces écosystèmes de marécages maritimes où les végétaux ligneux sont prédominants et s’entrelacent de façon inextricable. Selon Gilles Deleuze et Félix Guattari, la pensée rhizomique s’affranchit de la structuration hiérarchique pyramidale arborescente et prend pour modèle les multiples bifurcations des rhizomes dans lesquels chaque élément peut affecter ou influencer un autre[5]. Il s’agit bien de ceci chez Remy Dubibé. Igor Krtolica[6] souligne d’ailleurs la parenté – voire la quasi-identité – entre la pensée rhizomique et le nomadisme, un état inhérent à la personnalité de notre artiste. À l’opposé, les références aux lianes de la forêt indonésienne de son adolescence, plus structurées dans leur verticalité, sont aussi notoires dans cette installation. Cependant, la blancheur des petites calebasses tressées et enrobées dans des fils de coton renvoie à un univers autre, à celui de spectres de souvenirs calcifiés. Il ne s’agit pas d’un rendu réaliste de quelques réalités présentes ou passées, mais de résurgences, de réminiscences distantes, de traces mémorielles, constituant ce que l’artiste désigne comme le jardin de sa mémoire, que le visiteur est invité à s’approprier pour y déambuler librement.

     Avec Tight Tide, 2020, ce sont de petites structures en céramiques blanche, toutes similaires, qui sont, pour partie, entassées au sol et, pour l’autre, maintenues en suspension par des fils de coton tressés. Les formes élémentaires, font penser aux nutcrackers, notamment aux hérissons tchèques, ces objets défensifs posés sur des plages pour empêcher ou freiner le débarquement de troupes ennemies. Dans cette pièce, verticalité et horizontalité, masculin et féminin, si l’on en croit l’antique symbolique qui associe le vertical au masculin et l’horizontal au féminin, sont combinées. Selon Walter Benjamin[7] le spectateur aurait tendance à lire les œuvres plastiques de deux façons différentes, selon qu’elles sont verticales ou horizontales. Selon lui, elles représenteraient quelque chose, quand elles sont en format vertical, et seraient des signes symboliques, quand elles sont horizontales 

verticalité → figuratif → représentationnel
horizontalité → sémiotique → symbolique

L’ambiguïté même du titre – tight tide signifie marée basse, mais aussi flux tendu, en anglais – laisse les spectateurs sur leur faim. Les entassements horizontaux représenteraient des laisses, ces débris ou dépôts marins laissés par la marée, tandis que les suspensions verticales symboliseraient une tension à la limite de la rupture… Inversion complète du modèle de lecture de Benjamin… Dans les deux cas, l’image d’ossements desséchés s’impose avec vigueur et force le regardeur à la réflexion sur les fins ultimes. Villiers de l’Isle-Adam n’a-t-il pas écrit : « Contempler des ossements, c’est se regarder au miroir[8]. » C’est à cet exercice autoréflexif que Remy Dubibé nous convie ici… Dans Fragile mind, 2021, que l’artiste qualifie de passion aliénée, Remy Dubibé propose de petites pièces dont la fragilité semble extrême. Elles évoquent des nids incertains, des légumes inconnus, des cocons habités par des créatures étranges… et bien d’autres choses encore, laissées à l’imagination fertile du regardeur.

     Rhizome! Rhizome! Variation 2 Out of frame, 2021, présente, sur un panneau de bois sombre, une alternance de pièces appartenant à des installations antérieures. On pense irrésistiblement à une collection d’histoire naturelle avec des spécimens d’organismes aussi fascinants qu’improbables.

     À travers toutes ces œuvres et d’autres encore, que nous n’avons pas évoquées, se dégagent plusieurs caractéristiques de la production de Remy Dubibé :

  1. un tropisme pour les débris, les restes, les environnements dévastés, faisant écho au propos de Chateaubriand sur l’esthétique de la ruine : « Tous les hommes ont un secret attrait pour les ruines. Ce sentiment tient à la fragilité de notre nature, à une conformité secrète entre ces monuments détruits et la rapidité de notre existence[9] » ;

  2. la confrontation entre une âpreté primitive – celle du désert ou de la jungle sauvage – et la délicatesse d’un matériau fragile et précieux ;

  3. la volonté d’échapper au chaos en essayant de le structurer, sans pour autant renier la diversité et la tendance inexorablement entropique de notre univers ;

  4. le recours à la Nature et à ses mystères comme force de protection et remède contre les vicissitudes de notre monde, en réaction à l’omniprésence d’une esthétique purement industrielle ;

  5. la solidification d’un éphémère, figé sous la forme de fantômes de souvenirs, de mémoires pétrifiées ;

  6. un hymne à la fragilité des choses, concrétisé par son matériau de prédilection, dont Jules Renard écrivait, non sans ironie : « La porcelaine cassée dure plus que la porcelaine intacte[10] » ;

  7. l’opposition dialectique entre organique et inorganique, dans un processus qui renvoie à celui de la fossilisation ;

  8. un dialogue incessant entre le corps – celui de l’artiste et/ou celui du regardeur – et le décor dans lequel il peut être invité à pénétrer et à s’y perdre ;

  9. la recherche d’un équilibre, en instabilité permanente, entre rigueur et lyrisme, entre expression et représentation ;

  10. l’opposition entre la fragilité et la délicatesse de chacune des pièces qui composent ses installations et la force qui se dégage de l’ensemble auquel elles contribuent ;

  11. la diversité dans la similitude : chacune des pièces élémentaires paraît semblable aux autres, mais, à l’observation, en diffère, affirmant son individualité et sa singularité, laquelle résulte, comme dans la Nature, des aléas du processus de leur création ;

  12. l’ambiguïté entretenue sur la nature des représentations : jungle mystérieuse et impénétrable, fonds martins avec leurs fruits et étoiles, grottes avec stalactites et stalagmites, cimetières ou ossuaires, résidus d’un monde en décomposition… ou images purement mentales ;



     Et Remy Dubibé n’a que trente-six ans… Tant de maturité aussi précoce ne peut qu’augurer de développements passionnants. Son impressionnante installation Intricate Story, Under…lines, 2022, présentée à macparis automne 2022, nous a mis en appétit… Un artiste à suivre… et de près…

Louis Doucet, décembre 2022



[1] In Eupalinos ou l’Architecte, 1921.
[2] Book de l’artiste, 2022.
[3] In Arcane 17, 1944.
[4] Correspondances, in Les fleurs du mal, 1857.
[5] Rhizome, 1976.
[6] Le rhizome deleuzo-guattarien « Entre » philosophie, science, histoire et anthropologie, in Rue Descartes N° 99, 2021.
[7] In Über die Malerei oder Zeichen und Mal, 1917.
[8] In Axël, publication posthume 1890.
[9] In Génie du Christianisme, 1802.
[10] In Journal 1887-1892.


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