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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 130 – juillet 2023  

  ISSN 2264-0363
 

Frédéric Fau











Kasimir Malevitch
Carré noir sur fond blanc, 1915




Vincent Van Gogh
Les Roulottes, campement de Bohémiens, Arles, août 1888




Caspar-David Friedrich
Der Wanderer über dem Nebelmeer, 1817-1818




Jackson Pollock photographié par Hans Namuth, 1950



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Frédéric Fau
























































Il n’y a dans la nature que du noir et du blanc
Francisco Goya[1]
Il n’y a pas de noir dans la nature
Eugène Delacroix[2]
Le blanc n’existe pas dans la nature
Auguste Renoir[3]

Où situer la peinture de Frédéric Fau face à ces affirmations apparemment contradictoires ? Peut-être la considérer avant tout comme une écriture, dans l’esprit de ce que déclarait Mallarmé : « Écrire, c’est déjà mettre du noir sur du blanc[4]. » Que du noir sur du blanc… Nous y sommes peut-être… Dans ses exercices d’écriture, Frédéric Fau se limite à ces deux valeurs, se mettant ainsi dans les pas de Gauguin qui déclarait : « Rejetez […] ce mélange de blanc et de noir qu’on nomme le gris. Rien […] n’est gris. Ce qui semble gris est un composé de nuances claires qu’un œil exercé devine[5]. » En effet, chez notre artiste, le blanc et le noir sont utilisés purs. Ce qui est perçu comme gris par le spectateur résulte d’un effet de mélange optique – à l’instar de celui mis en œuvre par les pointillistes – avec le blanc sous-jacent et non pas d’une combinaison préalable des deux non-couleurs sur sa palette. Ce sont la densité et la transparence du noir, posé, coulé, éclaboussé ou estampé sur le subjectile, qui donnent l’illusion de différentes nuances.

     Un autre niveau de variété dans les peintures de Frédéric Fau est introduit par le recours simultané, sur le même support, à de la peinture acrylique, apanage des artistes, et à de la glycérophtalique, plus brillante, habituellement réservée aux peintres en bâtiment. Mélange des genres qui sonne comme un lointain écho à des préoccupations d’un autre temps, avant le XIIIe siècle, quand les artistes et les artisans ne se différenciaient pas... mais aussi à cet être-au-monde dont René Char écrit : « Être-au-monde est une belle œuvre d’art qui plonge ses artisans dans la nuit[6] » ou bien encore cet artisanat furieux, titre d’un poème de son Marteau sans maître, 1934, mis en musique par Pierre Boulez en 1954, métaphore de l’activité de l’artiste et de l’artisan créateurs[7].

     Ce noir sur un fond blanc n’a rien à voir avec le Carré noir sur fond blanc, 1915, de Malevitch, bien que les craquelures de sa surface l’ait fait évoluer vers une sorte d’antique négatif photographique d’une nature (très) morte où l’on pourrait deviner des fougères ou un taillis... À l’opposé, la démarche de Frédéric Fau me fait irrésistiblement penser aux propos de Kandinsky. Pour l’auteur de Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, le blanc évoque le feuillet vierge ouvert à toutes les potentialités d’écriture : « [Le blanc] est un silence qui n’est pas mort, mais plein de possibilités. Le blanc sonne comme un silence qui peut être soudainement compris. C’est un rien qui est jeune ou, plus précisément encore, un rien qui est avant le commencement, avant la naissance. C’est peut-être ainsi que sonnait la terre aux temps blancs de l’ère glaciaire[8]. » Et le noir, que l’on pose dessus, exprime la consumation, la fin, l’agonie et la mort : « Le noir est quelque chose d’éteint, comme un bûcher consumé, quelque chose d’immobile, comme un cadavre, qui ne ressent rien face à tous les événements et qui laisse tout glisser loin de lui, se laisse aller. C’est comme le silence du corps après la mort, après la fin de la vie[9]. » Cette limitation volontaire aux deux non-couleurs confère aux peintures de Frédéric Fau un aspect simultanément réaliste et improbable, quelquefois fantomatique. Il n’y est question que d’équilibre des masses, de profondeurs suggérées, de contamination du noir par le blanc – à lire, si l’on en croit Kandinsky, par le triomphe ultime de la mort sur la vie –, de balance entre plein et vide, de tensions entre hasard et maîtrise, de traces de gestes plus ou moins nerveux, de rage et d’apaisement…

     Mais ces métaphores de la vie et de la mort, ces vanités, ces memento mori, sont aussi des paysages…

     Originaire du village du Nayrac[10], entre Lot et Truyère, au nord du département de l’Aveyron, Frédéric Fau a été fortement inspiré par les paysages de son enfance, lesquels ont probablement contribué à l’engager dans la voie de l’expression plastique, dans la carrière de peintre. Adulte, il continue à sillonner les grands espaces naturels de sa région natale, muni d’un appareil photographique ou d’un simple carnet de croquis et d’un crayon. Il affiche une prédilection pour ce que les Romains désignaient comme des loci neminis, des lieux sauvages n’appartenant à personne, donc à tout le monde… Il collecte ainsi le matériau de base pour ses travaux en atelier, tout en restant dans un espace physique limité, concentré autour de son lieu de naissance. En ceci, il exemplifie la remarque de Cioran : « Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance[11]. » De ces notes, il ne retiendra que des détails frappants : la courbure d’une branche, la réverbération d’un plan l’eau, une déchirure de lumière, une trouée entre deux massifs d’arbres, la silhouette d’un bosquet, la rotondité d’un monticule, le tracé d’une rivière, l’obliquité d’une sente… Autant de prétextes pour reconstruire un univers dans lequel chacune de ses notes se traduit par un geste, par une action – sabrer, étaler, tamponner, griffer, asperger, lisser, balayer, racler, frotter… –, dans un langage très graphique, assez proche, dans son esprit, de la calligraphie. Il déclare : « Chaque tableau est une zone interstitielle qui conserve les traces de mon passage et constitue un lieu de transition et d’échange, entre mon regard et celui de chacun. Il y a évidemment la nature, aperçue, observée, ressentie lors de mes balades, longtemps vague excuse à la peinture puis devenue sujet évident, convoquant l’écrasante antériorité de la pratique du paysage. La restitution n’est jamais descriptive, je m’autorise toutes les approximations. Le travail se fait essentiellement au sol, en surplomb, je supervise, j’organise des incidents. Un mouvement se crée et de sa trace, le trait de pinceau sera indifféremment un trait, un tronc ou une branche[12]. »

     À la limite de la non-figuration, les œuvres résultantes se situent dans un univers indécis, dans un état d’instabilité permanente entre figuration réaliste et abstraction mentale, entre précision et indistinction, entre gestualité expressive et apaisement… Ces paysages incertains, comme écartelés entre la matité du blanc de l’acrylique, parfois mêlé à de la poudre de marbre, et la brillance du noir de la peinture glycérophtalique, évoquent un parcours d’errances et de digressions fortement empreintes d’une forme de romantisme. On imagine aisément le peintre dans la posture du Voyageur contemplant une mer de nuages, 1817-1818, de Caspar-David Friedrich. Le paysage n’est, pour lui, qu’un prétexte pour exprimer ses états d’âme, en parfaite syntonie avec ce qu’écrivit Amiel : « Un paysage quelconque est un état de l’âme[13]. » De ses randonnées, tant physiques que mentales, Frédéric Fau, revenu dans son atelier, fait naître des gestes plus ou moins maîtrisés, laissant leur part au hasard, qui structurent et ordonnancent le dépôt du noir sur le blanc de la toile, en quête incessante d’un équilibre que l’on devine précaire. Comme le poète, l’artiste inscrit ainsi un récit indélébile, simultanément personnel et universel, en noir sur le blanc de son support. Nous sommes ici assez proches de l’esprit du poème typographique Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1897, de Mallarmé, évoqué au début du présent texte.

     Peut-être peut-on penser que Frédéric Fau peint toujours le même paysage, vu, chaque fois, avec d’autres yeux. Son itinérance serait donc essentiellement mémorielle ou nostalgique, du type de celle qu’évoque Proust : « Le seul véritable voyage, le seul bain de jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux[14]. » Ce serait alors l’intérieur même de la peinture qui deviendrait le locus neminis du nomadisme de l’artiste. Le recours au reflet, réel ou figuré, magnifié par le noir glycérophtalique et le blanc pur, joue d’ailleurs un rôle spéculaire, renvoyant le spectateur à sa propre image, physique ou mentale, à travers celles des horizons, des plans d’eau, des zones marécageuses, de la neige ou des nuages… Une sorte de piège à regard, dans le sens lacanien de cette expression, pour qui, lorsque l’artiste peintre « invite celui auquel le tableau est présenté à déposer là son regard », il l’invite de fait à « dépose[r] les armes[15]. » Désarmer, pacifier : l’œuvre importe moins par ce qu’elle donne à voir que par sa capacité à piéger le regard, à neutraliser le regardeur, alors condamné à tenter de saisir un objet insaisissable, impossible.…

     Un degré supplémentaire de prise de distance de l’œuvre par rapport à son sujet, réel ou imaginé, est dû au fait que Frédéric Fau travaille ses peintures horizontalement, souvent au sol, tournant autour d’elle, pour les peindre, même quand elles sont de petits format. Il n’y a donc, dans leur processus de réalisation, ni haut ni bas, ni gauche ni droite, aucun effet de la pesanteur, comme celui qui s’impose quand on travaille avec un châssis sur un chevalet ou sur une toile agrafée au mur : la gravité est abolie. On pense bien évidemment à Jackson Pollock se livrent à ses drippings, tel qu’il a été photographié, en 1950, ou filmé, en 1951, par Hans Namuth. Et, ce, d’autant plus que photographies et film sont en noir et blanc… Nous sommes bien, chez Frédéric Fau, soumis à un procédé qui, dans le cadre d’une narration fictionnelle, interrompt le processus naturel d’identification du regardeur au spectacle qu’il est censé découvrir. La définition même de la notion de distanciation telle que Brecht, entre autres, la mettra en œuvre dans son théâtre.

     De sa peinture, Frédéric Fau écrit qu’elle « s’affirme dans sa matérialité, tout en proposant au regard des paysages incertains. Les gestes se répètent, s’articulent, la matière s’étend en flux contrôlés. D’un rapport à la fois intuitif et distancié au tableau, émergent des possibilités, autant d’images confirmées ou déroutées par des décalages et des digressions. D’un tableau à l’autre s’établissent des correspondances, un rythme, une continuité[16]. » Plus que jamais, chez notre artiste, le propos de Léonard de Vinci, qui faisait de la peinture une chose mentale[17], nous semble une impérieuse évidence…

Louis Doucet, décembre 2022



[1] Cité par André Malraux dans Goya en blanc et noir, 1950.
[2] In George Sand, Impressions et souvenirs, janvier 1841, transcription d’une discussion avec Delacroix, elle-même et Chopin.
[3] Propos (“White does not exist in nature” Renoir said) datant de 1910, rapporté par John Rewald dans son History of Impressionism, 1946.
[4] Propos tenu à Eugène Morand, père de Paul Morand, évoqué par Alain Peyrefitte dans son discours de réception à l’Académie française, le 13 octobre 1977, et par Pascal Louvrier et Éric Canal-Forgues in Paul Morand – Le sourire du hara-kiri, 1994.
[5] In Avant et après, 1902-1903, publication posthume en 1918.
[6] In La nuit talismanique qui brillait dans son cercle, 1972.
[7] En l’occurrence, chez René Char, il s’agit probablement de Vincent Van Gogh travaillant sur Les Roulottes, campement de Bohémiens, Arles, août 1888, toile conservée au Musée d’Orsay, ou des personnages qui y figurent, se livrant vraisemblablement à des travaux de vannerie.
[8] „Es ist ein Schweigen, welches nicht tot ist, sondern voll Möglichkeiten. Das Weiß klingt wie Schweigen, welches plötzlich verstanden werden kann. Es ist ein Nichts, welches jugendlich ist oder, noch genauer, ein Nichts, welches vor dem Anfang, vor der Geburt ist. So klang vielleicht die Erde zu den weißen Zeiten der Eisperiode.“ in Über die Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei, 3e édition augmentée, 1917.
[9] „Das Schwarz ist etwas Erloschenes, wie ein ausgebrannter Scheiterhaufen, etwas Unbewegliches, wie eine Leiche, was zu allen Ereignissen nicht fühlend steht und alles von sich gleiten läßt. Es ist wie das Schweigen des Körpers nach dem Tode, dem Abschluß des Lebens.“ ibidem.
[10] Plus précisément dans le petit hameau de La Contarderie, dont – l’artiste se plaît à le signaler – la toponymie incertaine pourrait se rapporter à la présence en ces lieux d’un conteur : aède ou bonimenteur…
[11] In Histoire et utopie, 1960.
[12] In magazine Le bruit court N° 34, octobre-novembre 2022.
[13] In Journal intime, 10 février 1846.
[14] In À la recherche du temps perdu – La prisonnière, publication posthume 1923.
[15] In Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1973.
[16] Book de l’artiste, 2022.
[17] «La pittura è cosa mentale», in Trattato della pittura di Lionardo da Vinci, Paris, Giacomo Langlois, 1651.


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