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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 131 – août 2023  

  ISSN 2264-0363
 

Catherine Larré
















Willliam Hope,
Portraits spirites, ca 1905


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Catherine Larré














































Dans la solitude nocturne, vous voyez passer les mêmes fantômes. Comme la nuit s’agrandit quand les rêves se fiancent.
Gaston Bachelard[1]
Je crus comprendre qu’il y avait une sorte de lien (de nœud) entre la Photographie, la Folie et quelque chose dont je ne savais pas bien le nom : la souffrance d’amour.
Roland Barthes[2]

Une image fantôme ou ghost, dans le jargon de la photographie, résulte d’effets, recherchés ou subis, qui corrompent une image en y superposant une autre, en général plus floue. Le plus souvent, elle est générée par des reflets lumineux latéraux accidentels sur le verre de l’objectif, notamment lors de temps de pose prolongés. Certains photographes les cultivent et les suscitent. Catherine Larré nous propose, elle aussi, des images à caractère fantomatique. Elles ne doivent, cependant, rien à ce processus. Elles n’ont rien de fortuit… Il serait d’ailleurs malaisé, dans ses œuvres, de discerner ce qui serait une image primaire de celles, prétendument secondaires, qui la contamineraient. Elle ne s’inscrit pas non plus dans la descendance de la pratique de l’Anglais William Hope (1863-1933) qui se prétendait médium capable de figer sur des photographies les fantômes des membres décédés de la famille de ses sujets. Bien entendu, on découvrit, en 1922, qu’il procédait à de multiples expositions pendant la prise de vue, ce qui n’empêcha pas un grand nombre de personnes de continuer à croire en ses pouvoirs spirites.

     Pour arriver à ses fins, Catherine Larré collecte des images, souvent de sujets insignifiants, qu’elle archive pour constituer un catalogue dans lequel elle puise, le moment venu, la matière première pour ses compositions. Elle y choisit des clichés, les détoure, les découpe, les altère, les colle, les superpose, les projette, les suspend… pour constituer de fragiles et subtiles constructions qu’elle photographie. Aucun bidouillage numérique, donc, mais un patient et raisonné – bien que réservant des surprises – travail de composition à la main, sans le moindre recours à des outils du type Photoshop. Dans les œuvres résultantes, baignées dans une atmosphère simultanément onirique et menaçante, il est souvent question d’enfance, de fluides, de dissolution des images, de perméabilité entre la réalité et la fiction. Elles illustrent pleinement le concept freudien d’Unheimliche[3], cette inquiétante étrangeté, ce malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne. Peut-être peut-on aussi y voir une manifestation de ce que l’humoriste étasunien Ambrose Bierce écrivait : « Fantôme. Signe extérieur évident d’une frayeur interne[4]. »

     Les productions de Catherine Larré se situent aux antipodes de la grandiloquence de certains courants de la photographie contemporaine qui voudraient faire de cet art un digne successeur du genre de la grande peinture d’histoire. Dans ses travaux les plus anciens, elle présentait des tranches de corps, malades ou déformés, parfois fossilisés ou pétrifiés, souvent en lévitation, dans des cadrages qui faisaient douter de leur matérialité. Elle affectionnait aussi les paysages insolites, peuplés d’êtres et de plantes improbables, coagulés dans un calme inquiétant, comme en l’attente d’un cataclysme imminent.

     Vinrent ensuite des séries se concentrant sur des visages, avec une focalisation sur la bouche qui semble figée dans un effort pour proférer des paroles que l’on imagine ineffables. Puis des fragments de corps féminins, anonymes, sans tête, drapés dans des sous-vêtements amples et flottants. Les broderies et dentelles, bien mises en évidence, et la sensation de flottaison évoquent irrésistiblement l’Ophelia, 1851-1852 de John Everett Millais. Si ce n’est que, chez Catherine Larré, tout se déroule dans une pénombre, dans une lumière sourde qui, loin de révéler les choses, les voile, les nimbe de mystère et de distance. Ses images nous plongent dans une mélancolique lenteur, dans une manière de torpeur entre veille et sommeil, dans un univers propice à l’évocation de paysages mentaux ou de songes enfantins, avec leurs spectres fragiles, surnaturels, impalpables et, cependant, familiers. On y détecte peut-être une menace latente à l’équilibre de la Nature mais elle ne se manifeste pas de façon directe. Elle s’insinue avec une sorte de douceur contagieuse qui ne fait qu’accentuer l’inquiétante étrangeté que nous avons déjà évoquée. Peut-être pourrait-on oser, pour qualifier ses travaux, les oxymores menaçante douceur ou distante intimité

     En tout état de cause, ces compositions, construites sur des images qui s’appuient sur des histoires intimes, révèlent des secrets de famille, dissimulent des réalités inavouables, ont une forte connotation mémorielle. D’ailleurs, Catherine Larré a donné le titre Mnésie à certaines d’entre elles. Ces résurgences de souvenirs, stratifiées par l’artiste, confèrent à ses œuvres densité et profondeur réflexives. On devine, on imagine, on subit la fascination, on essaie de comprendre… mais, plus on s’approche d’une possible intelligence de ce qui est représenté, plus elle nous échappe… Le regardeur se retrouve alors les mains vides, confronté à ses propres contradictions, comme s’il avait essayé de saisir un revenant. Victor Hugo a écrit : « L’avenir, fantôme aux mains vides, qui promet tout et qui n’a rien[5] ! » Chez Catherine Larré, c’est du passé qu’il s’agit… Apparition et disparition, réapparition et nouvel effacement…

     Le fréquent recours à des fleurs, métaphores de la fragilité et de la beauté humaines, de l’évanescence des choses, du temps qui passe inexorablement et délite toutes créations humaines, ne fait qu’amplifier le sentiment d’insaisissabilité de ce qui est donné à voir. On pense inévitablement aux célèbres vers de Malherbe :

     Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses
     L’espace d’un matin[6].

Les fleurs jouent aussi un rôle central dans la série Rendre, 2014. Ici, le verbe rendre n’est pas à comprendre comme un synonyme de restituer mais dans son sens d’évacuer par les voies naturelles, en particulier, vomir[7]. Des bas de visages enfantins ou juvéniles, cadrés très serré, ingèrent ou régurgitent – les deux lectures sont possibles – un flux de fleurs et de pétales. La référence au conte Les Fées[8] de Charles Perrault – dans lequel la gentille et malheureuse cadette reçoit d’une fée le don de cracher des fleurs et des pierres précieuses quand elle parle, alors que sa méchante aînée est condamnée aux serpents et aux crapauds – pourrait s’imposer en première lecture. À l’analyse, les choses semblent plus complexes. Tout d’abord, les pétales de fleurs, déjà en phase de corruption, de flétrissure, ne présentent que peu d’attrait et n’évoquent aucun don surnaturel. Ensuite, le doute subsiste quant à savoir si la bouche béante recrache ou absorbe les fleurs. Certes, le titre pousse à la première interprétation mais l’incertitude demeure cependant. Enfin, malgré l’atmosphère onirique de la composition, il s’en dégage une angoisse qui évoque la souffrance, le dernier souffle, l’agonie et la mort de la beauté et de la jeunesse. Cauchemar plutôt que rêve rose… Nous sommes donc ici bien au-delà de l’une des deux moralités, quelque peu simplistes, du conte originel :

     Les diamants et les pistoles
     Peuvent beaucoup sur les esprits ;
     Cependant les douces paroles
     Ont encore plus de force, et sont d’un plus grand prix.

     Les dahlias et les chrysanthèmes de la série Superficieu, 2020, s’inscrivent dans la grande tradition picturale de la représentation de bouquets, notamment celle de la peinture florale hollandaise du XVIIe siècle : Jan van Os, Roelant Saverij, Ambrosius Bosschaert, Willem van Aelst et bien d’autres… Cependant, Catherine Larré se différencie de ses illustres prédécesseurs en ce qu’elle se refuse à nous livrer une description détaillée de l’anatomie de ses sujets pour se concentrer sur l’atmosphère ambiguë qui les baigne. Elle vise à en pénétrer l’essence, à tel point que ses cadrages et sa mise en page évoquent celles de radiographies qui auraient été colorisées. Nous sommes donc ici, de façon plus directe que chez les peintres du Nord, confrontés à une allégorie du temps qui passe et, inéluctablement, détruit, renvoie toute entité vivante au néant. Une sorte de chant du cygne avant disparition définitive… Cet intérêt pour évoquer un processus complet, de la naissance à la mort, plutôt qu’un état intermédiaire stable, est une préoccupation permanente de l’artiste. Ainsi a-t-elle insisté pour qu’une de ses très récentes expositions personnelles soit intitulée Anthèses[9]. Le mot anthèse[10] désigne le cycle complet de développement de la floraison, depuis le bouton prometteur jusqu’aux pétales fanés… Ne serait-ce pas un excellent résumé de ce que l’artiste veut exprimer ?

     On doit le constater, les photographies de Catherine Larré contredisent la notion de camera lucida, développée par Roland Barthes[11], en ce qu’elles ne donnent pas leur objet d’une manière indiscutable et précise. En revanche le travail ne notre artiste est pleinement barthésien car, pour elle, comme pour l’auteur des Mythologies : « […] la photographie n’est ni une peinture, ni… une photographie ; elle est un Texte, c’est-à-dire une méditation complexe, extrêmement complexe, sur le sens[12]. » Peut-être plus qu’un simple texte, une poésie, naturellement porteuse de plusieurs significations laissées à l’interprétation du lecteur – en l’occurrence du regardeur – confronté à un miroir de sa propre identité. Et, tout ceci, en se refusant à faire de l’art ou à coller à une quelconque réalité qu’elle sait illusoire. Ici encore, on ne peut que revenir à Barthes : « La photo, c’est comme le mot : une forme qui veut tout de suite dire quelque chose. […] Rien à faire : je suis contraint d’aller au sens – du moins à un sens. Le statut de ces systèmes est paradoxal : la forme ne se pose que pour s’absenter au profit d’un réel supposé : celui de la chose dite ou de la chose représentée. Cette fatalité unit l’écrivain et le photographe, face au peintre, plus libre. […] Pour ces deux ordres signifiants (littérature et photographie), le travail moderne est donc à peu près le même […] : il s’agit de produire – par une recherche difficile – un signifiant qui soit à la fois étranger à l’art (comme forme codée de la culture) et au naturel illusoire du référent[13]. »

     Au-delà de l’apparente joliesse de ses clichés, Catherine Larré laboure des terres plus profondes, nous parle de mort et de résurrection, de disparition et de réapparition, de transformation, de destruction et de reconstruction, de renouvellement et de perpétuation… Tous thèmes relatifs au cycle de la vie et de la mort qui sont au cœur de la réflexion des grands mystiques…

Louis Doucet, janvier 2023



[1] In L’Air et les Songes, 1943.
[2] In La Chambre claire – Note sur la photographie, 1980.
[3] Das Unheimliche, 1919, expression difficilement traduisible en français, dont la meilleure approximation pourrait être Le Non-familier. Cette notion a été initialement définie par Ernst Jentsch dans son Zur Psychologie des Unheimlichen, 1906.
[4] GHOST, n. The outward and visible sign of an inward fear, in The Devil’s Dictionary, 1881-1906.
[5] In Les Voix intérieures, 1837.
[6] In Consolation à Du Périer, 1559.
[7] Définition du Trésor de la langue française.
[8] In Contes de ma mère l’Oye, 1697.
[9] Musée de la Photographie Charles Nègre, Nice, du 17 juin au 11 septembre 2022.
[10] Ensemble des phénomènes qui accompagnent l’épanouissement d’une fleur, définition du Trésor de la langue française.
[11] Op. cit, 1980.
[12] Tels (sur quelques portraits de Richard Avedon), in Photo n° 112, janvier 1977.
[13] Commentaire de 12 photographies de Daniel Boudinet, in Créatis n° 4, 1977.


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