Cliquer ici pour visualiser le message dans votre navigateur

Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 133 – octobre 2023  

  ISSN 2264-0363
 

Stéphane Dauthuille












La pêcherie bleue de Tharon-Plage



Cabane Double, 20x14



Perched Houses 2, 2015



Perched House, Blue and White, 2016



Pêcherie rouge et grand nuage, 2022



La cabane de Baba Yaga



Trois chaises, 2018



Table rouge, 2018



Chaises rouges à l’oiseau, 2020, 2020



Chaises en paysage, faire salon, deux oranges, 2021



Chaises en paysage, faire salon, bleu et orange, 2021



Chaise rouge et bleue, trésors et périls, 2022



Un Balthus pour de rire 2, 2021



Maison et arbres, 2019



Cabane bleue aux arbres, 2020



Wind Houses, Purple, Yellow, 2020



Maison ailée rose, 2022



Perchée les pieds dans l’eau, 2020



Femme perchée à la maison orange, 2021



La Jupe rouge au masque, 2014



Îles, 2018



Femme masquée en loup, 2019



Oiseau réveillé, 2022

Avoir dans une cabane des rêves d’empereur.
Jules Renard[1]

J’ai découvert le travail de Stéphane Dauthuille en 2006 mais ce n’est que dix ans plus tard, en 2016, lorsqu’il poursuivait le développement d’une thématique initiée en 2014, celle des cabanes sur pilotis, ses Perched Houses, que j’ai commencé à prendre conscience de l’importance et de la pertinence de son travail. Il faut dire que cette série d’œuvres convoquait en moi de précieux souvenirs, faisant ressurgir dans ma mémoire les images des pêcheries en bois, montées, elles aussi, sur de hauts pieux, le long de la côte atlantique, au sud de la Loire, notamment celles de Tharon-Plage, découvertes et photographiées lors de mon adolescence.

     Ces compositions, mettent en scène des abris haut perchés, de toutes dimensions, placés dans des paysages chimériques ou bien isolés et détourés. Elles exhalent une impression d’indécision, d’indétermination entre intérieur et extérieur, de fusion entre maison et paysage, d’affinités fluctuantes et incertaines, de constructions fragiles et instables, de voisinages insolites… Autant de points qui restent en suspens, de questions posées mais laissées sans réponse univoque… Ce motif récurrent est établi dans des situations propices à activer l’imaginaire du spectateur, à donner naissance au sentiment d’une itinérance, aussi physique que mentale, à laisser planer un doute sur la nature de ses assises : océan, lac, grandes plaines agricoles ou marécages incultes ? C’est au regardeur de décider en faisant courir son imagination, en faisant appel à ses propres réminiscences… Cette mobilité mémorielle, Milan Kundera en souligne la nécessité : « Celui qui veut se souvenir ne doit pas rester au même endroit et attendre que les souvenirs viennent tout seuls jusqu’à lui ! Les souvenirs se sont dispersés dans le vaste monde et il faut voyager pour les retrouver et les faire sortir de leur abri[2] ! » Stéphane Dauthuille invite donc le spectateur à projeter ses propres désirs sur ces architectures nomades et à s’y installer pour examiner le monde en toute quiétude. On dirait que les pilotis, telles des jambes démesurément allongées d’improbables insectes, tentent de les ancrer dans un concret qui semble les fuir. Comme s’il s’agissait d’évoquer la fragilité humaine, la quête incessante d’un lieu où se sentir chez soi, d’un observatoire paisible du chaos du monde ambiant, d’une aspiration pour une inaccessible stabilité. On ne peut cependant pas se dispenser de penser à l’image de la Baba Yaga des contes populaires russes, dont l’isba, juchée sur les pattes de poulets, erre çà et là sur terre, pour ravir des enfants, les y enfermer et les dévorer[3].

     Avant de passer à d’autres considérations, il importe d’évoquer la technique picturale de Stéphane Dauthuille. Notre artiste pratique un très original, savant et séduisant alliage de dessin – réduit à l’essentiel mais où chaque ligne incite au voyage, à la découverte, à l’esquisse d’une histoire –, de gouache et de crayon de couleurs sur du papier japonais qu’il maroufle sur toile, puis enduit de cire d’abeille pour en exacerber la nitescence. De cette matière voluptueuse, vibrante et tactile, naissent les couleurs douces et sensuelles, mais cependant affirmées, qui baignent ses compositions. Malgré le tabou du noli me tangere qui frappe les œuvres plastiques, le regardeur a envie de toucher, de palper cette texture, d’en explorer l’onctueuse douceur, d’en sonder le mystère…

     L’artiste se définit lui-même comme un peintre-dessinateur[4] pour qui la ligne, le trait, la composition et les rythmes font partie égale avec la couleur. De ce mélange alchimique, naît un univers inédit et engageant, dont sa galeriste parisienne écrit : « Il compose des tableaux de l’intime, où la toute-puissance de la ligne côtoie l’éclat d’un bleu, l’entrelacs de volutes de rouges, de bruns, ou d’ocres. Au fil subtil, minimal mais sensible, de l’organisation de chaque dessin, chaque ligne invite à un voyage. Il s’agit de la suivre, de vivre en elle la réaction amoureuse et souple que génère la rencontre avec une autre ligne, toute aussi intrigante. Puis d’en croiser une autre. Et finalement, de vivre l’éblouissement que provoque le réseau graphique achevé, engendrant la représentation d’un corps ou d’un objet, impalpable mais vif[5]. » On ne saurait mieux décrire l’envoûtement que suscitent les peintures de Stéphane Dauthuille. Tout s’y joue dans la transparence, dans la superposition d’images, dans des oppositions de présences et d’absences, de matérialité et de fantômes. Et, ce, sur des fonds, féminins, charnels et gourmands, constitués de nuances douces et apaisantes, toujours renouvelées pour éviter de tomber dans une laborieuse banalité ou une fastidieuse répétition.

     Revenons aux thèmes de prédilection de notre artiste.

     Chez lui, les cabanes sur pilotis peuvent changer d’échelle et se muer en chaises, en tables, en fauteuils ou en cages à oiseaux… À moins que ce ne soit le contraire… Autour de ces pièces de mobilier, qui semblent directement sorties d’Alice au pays des merveilles, se développent des métamorphoses ou des hybridations improbables. Ces meubles, proches du sol, évoquent l’innocence des jeux de l’enfance, quand tout devient prétexte pour construire des abris protecteurs, substituts au giron maternel. Il en résulte des combinaisons de figures humaines et d’objets campés dans des situations incongrues, dans un étroit mélange d’empathie et de douceur, d’élégance et d’étrangeté, d’impudeur et de candeur… Chimères et mélanges, selon les propres mots du peintre. Si les objets mis en scène ont la poésie quelque peu surréalisante d’inventaires à la Prévert, leur atmosphère est lourde d’une sensualité ambigüe, qui fait penser à celle des œuvres de Balthus. Stéphane Dauthuille en est conscient puisque certains de ses tableaux de 2021 ont pour titre Un Balthus pour de rire.

     Illusion et allusion… Ingénuité suggérée et perversité latente… Tendresse et assurance… Translucidité de la texture et opacité du sens… Légèreté et densité… Douceur et étrangeté… Attendrissement et férocité… Plénitude et vacuité… Équilibre et instabilité… Telles sont quelques-unes des oppositions dialectiques qui irriguent et innervent les travaux de Stéphane Dauthuille… Ses compositions racontent évidemment des histoires domestiques, intimes, mais la clé de lecture n’en est jamais livrée. À chacun de les interpréter à sa façon, de se livrer à un jeu de cache-cache ou de colin-maillard mental à la recherche d’une réalité fuyante, d’une certitude qui demeurera toujours inaccessible, d’y projeter ses rêves ou ses fantasmes, d’en faire la base de sa propre réflexion, bien au-delà de ce qui est simplement et presque naïvement donné à voir… Peut-être est-ce à une sorte de navigation mentale au sein d’archipels oniriques que nous sommes conviés, là où rêve et évidence, réel et imaginaire, cessent d’être perçus contradictoirement[6]. L’artiste ne déclare-t-il pas : « Mon but est d’inviter l’œil et l’esprit à un vagabondage poétique dans des mondes imaginaires aux sens et aux chemins multiples, où la liberté de créer rejoint la liberté de voir[7]. »

     D’autres œuvres, toujours à base de cabanes ou de meubles, brouillent les échelles en combinant les sujets habituels avec des objets inattendus, démesurément agrandis. Ici, d’un groupe de maisons en bois jaillit une dense végétation. Là, une cabane sur pilotis se mue en caddy de supermarché transportant les fanes de légumes hypertrophiés. Ailleurs, les pêcheries se voient dotées d’ailes en toiles, joufflues, gonflées par le vent : Wind Houses ou Maisons ailées. Dans tous ces cas, vraisemblance et perspective sont laissées de côté. Les paysages figurés se comportent comme des rideaux de fond, des décors d’un théâtre de rêve. Ils ne s’imposent que par le jeu délicat et raffiné des subtiles nuances de leurs colorations. Dans ces œuvres, rien n’est tout à fait réel ni tout à fait faux. Le regardeur est plongé dans le monde du rêve, de l’illusion, des faux-semblants… Aucune piste d’interprétation n’est suggérée, l’artiste laissant ouvertes toutes les possibilités de décryptage poétique de ses compositions, à la fois familières et dérangeantes[8].

     Dans une autre série, ce ne sont pas des objets mais des jeunes femmes, presque des enfants, comme sorties de tableaux de Balthus, qui s’invitent. Elles usent des cabanes comme de tabourets hauts pour s’y percher. Ce besoin de présence humaine, Stéphane Dauthuille l’explique par sa recherche de situations invraisemblables, paradoxales, chimériques : « Je chasse là où se trouvent les paradoxes. Il y faut dans un même lieu et la chair et le ciel[9]. » Les notions d’intérieur et d’extérieur sont alors subverties : l’abri n’en est plus un, le contenu et le contenant, le protégé et le protecteur ont échangé leurs rôles respectifs… Cette intervention de figures féminines dans les compositions répond aussi à une forme de pulsion érotique. Stéphane Dauthuille s’en explique : « Mon travail récent s’inspire presque toujours des femmes, parce que l’éros est une excellente source d’énergie, parce que l’autre de l’homme est un mystère répété, et parce qu’elles réunissent la chair et la grâce. Je peux aussi travailler l’exubérance végétale, faite de fertilité et d’élan vers le ciel, et j’aime qu’il y ait des chaises ou des fauteuils, pour rappeler l’ordinaire, dans mes tableaux[10]. » Érotique-voilée aurait pu déclarer André Breton devant cette beauté convulsive[11].

     Dans des séries plus récentes, les objets ont disparu, ne laissant place qu’à des femmes ou à des fillettes, parfois masquées. L’artiste déclare : « Mon travail parle d’un monde des femmes et les enfants d’abord qui nous emmène à distance de la réalité[12]. » Ses personnages semblent, avec leurs jupes légères, bouffantes ou empesées, être des parentes, voire les doubles, des Petites Filles modèle de la comtesse de Ségur ou de l’héroïne de Lewis Carroll. Nous sommes ainsi projetés dans un univers, quelque peu japonisant, de contes de fées mais non dénué de perversité ou d’ambiguïté sexuelle chez ces femmes-enfants. Telles de modernes sirènes, elles nous charment et nous envoûtent, non par leurs chants mais par les mystères profanes dont elles pourraient être les hiératiques prêtresses.

     Symptomatique à cet égard est sa toile Îles, 2018. Sa surface est structurée par deux plages horizontales bleues, en aplat, opposant un ciel serein, s’un bleu pâle quasi monochrome hormis quatre nuages blancs, aux flots d’une mer agitée par des courants que l’on imagine violents. Au milieu, en apesanteur, une jeune femme se dresse. La transparence de la mer laisse voir ses jambes, tandis que deux des nuages jouent le rôle d’improbables ailes d’ange. Le tissu de la robe, relevée au niveau des genoux, forme une corolle inversée dont deux fragments émergent pour former des îlots montagneux verdoyants. Cette moderne Circé, au type asiatique ou botticellien, épaules nues, prend soin de ses cheveux, le regard pointant vers le bas, mais partiellement masqué par un branchage incongru ou une flèche-serpent. Elle défend son rivage tout en attendant qu’on la découvre… Une attente qui n’est pas dénuée d’une forte charge érotique. Selon la féministe Susan Brownmiller, « le fait pour une femme de défaire et de laisser tomber une cascade de longs cheveux est interprété comme un geste hautement érotique, un relâchement des contraintes inhibitrices, un signe de disponibilité sexuelle qui peut être un attrait ou un piège, un danger effrayant ou, dans certains cas, un salut possible[13]. » On pourra aussi se référer à l’analyse psychanalytique que fait Bruno Bettelheim[14] du conte de fée Raiponce des frères Grimm. On ne peut s’empêcher de penser aux Vénus anadyomènes[15] aux cheveux dénoués qui hantent la peinture occidentale de l’antiquité romaine jusqu’à nos jours.

     Et puis, ne l’oublions pas, chez Stéphane Dauthuille la mer est toujours présente, même dans les œuvres où elle n’apparaît pas, ne serait-ce que par son fréquent recours à toute une gamme de bleus. Il n’est pas Breton d’Armor, et Malouin de surcroît, pour rien… Dans ses peintures, le ciel n’est souvent qu’un reflet inversé de l’espace marin, visible ou suggéré. Un vent frais et iodé y souffle, nous invitant à prendre le large, à partir à l’aventure… Laissons-nous porter par lui…

Louis Doucet, avril 2023



[1] In Journal 1893-1898.
[2] In Le Livre du rire et de l’oubli, 1979, d’abord publié en français bien qu’écrit en tchèque et publié en cette langue en 1981 sous le titre Kniha smíchu a zapomnění.
[3] Modeste Moussorgski en a fait le neuvième de ses dix Tableaux d’une exposition, (Картинки с выставки), 1874.
[4] « Je suis peintre dessinateur, plutôt que peintre tout court. […] C’est une tournure d’esprit particulière qui fait sûrement que la trace, la dynamique, les chemins priment sur l’état ; le je suis, changeant, sur l’être définitif. » Propos de l’artiste in L’Art absolument n° 21, juin 2007.
[5] Site http://galerie-insula.com/artistes/stephane-dauthuille.
[6] On pense au propos d’André Breton, dans le Second Manifeste du surréalisme, 1930, qui évoque ce point de l’esprit « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et l’avenir, le haut et le bas, le communicable et l’incommunicable cesseront d’être perçus contradictoirement. »
[7] https://www.singulart.com/fr/artiste/stéphane-dauthuille-7215.
[8] Encore un exemple de l’Unheimliche freudien, si présent dans la création contemporaine.
[9] In L’Art absolument n° 21, juin 2007.
[10] Ibidem.
[11] « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. », in L’Amour fou, 1937.
[12] https://stephane-dauthuille.odexpo.com.
[13] “A woman’s act of unpinning and letting down a cascade of long hair is interpreted as a highly erotic gesture, a release of inhibiting restraints, a sign of sexual readiness which may be an enticement or a snare, a frightening danger or, in some cases, a possible salvation.”, in Feminity, 1984.
[14] In The Uses of Enchantment. The Meaning and Importance of Fairy Tales, 1976.
[15] Du grec ancien ἀναδυομένη, surgie vers le haut, c’est-à-dire sortie des eaux.


Quelques acquisitions récentes



Catherine
LARRÉ
VITALIS Miklos
BOKOR
Bruno
LEBON
Catherine
WOLFF


Annonces


 

Espace d’art Chaillioux Fresnes 94
7 rue Louise Bourgeois – 94260 FRESNES
www.art-fresnes94.fr

  du 7 septembre au 28 octobre 2023
D’ailleurs
• Ralf Altrieth
• Mamadou Cissé
• Stefanie Heyer
   • Soo Kyoung Lee
• Quentin Liu
• Kira Vygrivach

  du 4 novembre au 16 décembre 2023
STOCK(S)
• Samuel Aligand
• Pierre Corthay
• Olivier Filippi
• Guillaume Guintrand
   • Sylvie Ruaulx
• Olivier Soulerin
• Jean-Marc Thommen

  du 13 janvier au 2 mars 2024
Impressions
• Frédérique Callu
• Pierrejean Canac
• Anaïs Charras
   • Cléa Darnaud
• Jacques Ibert
• Atsuko Ishii

  du 16 mars au 4 mai 2024
Elles dessinent
• Constance Beltig
• Nathalie Borowski
• Mélissande Herdier
   • Marion Jannot
• Ariane Kühl
• Lydie Regnier

  du 18 mai au 20 juillet 2024
Dilution
• Flo Jaouen
• Alexandre Petrovski Darmon
• Jaky La Brune
   • Jean-Marc Trimouille
• Marie Pernet
• Vogel Apacheta

  Cynorrhodon - FALDAC recommande

  Sarah Krespin
Mutation

du 26 septembre au 21 octobre 2023
Galerie du Haut-Pavé – 13 quai de Montebello – 75005 PARIS

  Thomas
(Arras 1941 – Nice 2000)

du 7 octobre au 25 novembre 2023
Galerie Réjane Louin – 19 rue de l’Église – 29241 LOCQUIREC

  Laurence Nicola
Naître de l’infime
Marion Richomme
Beautiful Landscape
du 15 septembre au 25 novembre 2023
L’H du Siège – 59300 VALENCIENNES

  macparis Automne 2023
du 6 au 12 novembre 2023
Bastille Design Center – 74 boulevard Richard-Lenoir – 75011 PARIS

  Je est un autre
Marie Boralevi – Anne Bothuon – Hervé Bourdin – Ariane Kühl – Axel Roy
du 15 septembre au 10 décembre 2023
Maison des arts de Châtillon – 11 rue de Bagneux – 92320 CHÂTILLON



Les anciens numéros sont disponibles ICI

© Cynorrhodon – FALDAC, 2023
Association sans but lucratif (loi de 1901) – RNA W751216529 – SIRET 78866740000014
33 rue de Turin – 75008 PARIS – webmaster@cynorrhodon.orgwww.cynorrhodon.org

Recevoir la lettre Ne plus recevoir la lettre