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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 137 – février 2024  

  ISSN 2264-0363
 

Mélissande Herdier















Au-dessus du granit, 2021





On n’y peut rien, 2021





Le chien invisible, 2021





Écho (détail), 2020





Pétrogénèse, 2020





Collection, 2021





Cavernes automatiques, 2021





Caverne automatique (détail), 2021





Photogramme du film Cellar Door, 2020





Canines, 2021





Antédiluvienne n° 1, 2022





L’ombre du fossile, 2018

Et la surface de l’eau n’est que lumière,
Mais au-dessous ? Troncs d’arbres sans couleur, rameaux
Enchevêtrés comme le rêve, pierres
Dont le courant rapide a clos les yeux
Et qui sourient dans l’étreinte du sable.

Yves Bonnefoy[1]

Les sujets de prédilection de Mélissande Herdier ont un rapport avec l’eau, la pierre, la géologie et avec ce magma primordial dont notre monde serait issu. Sa vision globalisante, encyclopédique et cosmique embrasse tout le monde sensible, des galaxies lointaines et des astéroïdes fugitifs aux modestes silex trouvés au hasard de ses errances. Elle s’intéresse aussi aux phénomènes naturels ou météorologiques, indépendamment de toute trace d’intervention ou même de présence humaine. Chez elle, la notion de temps, délibérément fragmenté, fusionne avec celle d’espace. Espace-temps qui peut, selon la façon de regarder ses œuvres, paraître dilaté aux dimensions de l’univers ou réduit à celles d’un bouillon de culture : du macrocosme au microcosme. Au-delà d’une vision très einsteinienne du cosmos, Mélissande Herdier renouerait avec le fantasme faustien de l’unité du temps et de l’espace ou avec le propos de Gurnemanz, au premier acte du Parsifal de Wagner : « Zum Raum wird hier die Zeit[2]… »

     Face à ce que l’on ne peut, faute de mieux, désigner que comme des dessins, Mélissande Herdier présente parfois des pièces en terre cuite s’inspirant de débris miné-raux ou autres, dans une mise en scène qui laisse le regardeur déconcerté par ce qu’il perçoit comme un monde fantastique, simultanément étrange et familier. Les vers d’Yves Bonnefoy, en exergue au présent texte, s’appliquent donc pleinement aux résultats de sa démarche plastique.

     Même si elle se distingue du personnage de l’œuvre de Maeterlinck par un second s dans son prénom, Mélissande Herdier partage avec l’héroïne aux cheveux longs quelques caractéristiques et thématiques très prégnantes : l’eau (calme, des deux fontaines, celle de la rencontre et celle des aveugles, déchaînée de la mer ou stagnante, sombre et méphitique des souterrains du château), le minéral (celui des parois de la grotte au bord de la mer, des entrailles, de la tour et des murailles du château), l’ombre et la lumière (dont les contrastes sont omniprésents aussi bien dans le texte du poète que dans la musique de Debussy) et l’intemporalité (une atmosphère de légende peuplée de personnages sans histoire dont le passé ne se révèle qu’incomplètement et par bribes).

     De l’eau, Paul Claudel a écrit : « Tout ce que le cœur désire peut toujours se réduire à la figure de l’eau[3]. » Ce propos peut tout à fait s’appliquer à notre artiste, tant la fluidité est centrale dans ses œuvres comme Au-dessus du granit, On n’y peut rien, ou Le chien invisible, toutes de 2021. L’eau contribue à leur réalisation, notamment dans ses grandes pièces sur papier, en combinaison avec de la poudre de graphite ? Dans ces compositions, Mélissande Herdier utilise toutes les possibilités techniques du graphite : sous sa forme solide de la mine pour dessiner, en poudre pigmentaire et dans divers états intermédiaires qu’elle exploite en les mêlant avec des apprêts, des liants, dans une succession de bains, à la façon dont on révèle un tirage photographique en noir et blanc. Les textures résultantes ont un aspect indécis pour le spectateur, quelque part entre dessin, peinture et photographie telle qu’on la pratiquait à ses origines. De cette pratique elle écrit : « La circulation de l’eau sur le papier, tant aléatoire que volontaire, laisse les dépôts de pigments en poudre donner à l’image une première ossature. À partir de ce squelette d’ombre et de lumière, touches à l’aquarelle et retouches à la mine viennent successivement préciser le sujet[4]. » Le processus est d’une durée indéterminée a priori, largement dictée par ses propres aléas. Il est lent. L’artiste se plaît d’ailleurs à citer Alain Damasio : « Le solide est un liquide lent[5]. » Il est aussi en partie imprévisible, parfois périlleux, comme le souligne Emil Cioran : « Toutes les eaux sont couleur de noyade[6]. », ou porteur d’insondables mystères en relation avec la vie et la mort, si l’on en croit Gaston Bachelard : « La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie[7]. » L’eau devient révélatrice, tant de l’œuvre à laquelle elle contribue que de la personnalité et du monde intérieur de son auteur et de ceux de son regardeur.

     Pour ce qui est de la dimension minérale de l’œuvre de Mélissande Herdier, j’ai déjà évoqué son fréquent recours au graphite, en bâton ou en poudre. Elle ne s’en tient pas là. Par exemple, dans son installation Écho, 2020, elle présente, au sol, une série de dessins à la mine de plomb, des images du même caillou reproduit, jour après jour, dans son carnet de croquis. Son modèle est une pierre concassée parfaitement banale, de petites dimensions, ramassée presque au hasard, sur le ballast d’une voie ferrée. Elle est promue au statut d’œuvre d’art par la seule volonté, obsessionnelle, de l’artiste. Ces feuilles évoquent quelques-unes que Fernand Léger consacra au même thème. Ailleurs, toujours en 2020, dans Pétrogenèse ou dans Collection, l’artiste joue à la naturaliste. Elle collecte, çà et là, des fragments minéraux mais, au lieu de les présenter comme tels, elle en réalise des modelages en terre cuite émaillée qu’elle peut parfois associer avec les originaux. C’est donc à un processus de fossilisation – voire de pétrification du déjà pétrifié – qu’elle se livre, transformant en (faux) témoignages géologiques, en fausses reliques de l’origine du monde, des objets apparemment sans intérêt notoire. En 2021, dans sa Caverne automatique, elle s’intéresse aux profondeurs terrestres en reconstituant en céramique, dans des dimensions réduites, des concrétions observées dans des grottes. Elle reproduit leurs cristallisations, normalement lentement évolutives, mais désormais figées dans le grès. Recourant à une technique différente, son film Cellar Door, 2020, propose une autre forme d’investigation du monde minéral. Elle explique : « Paysage minéral à lui seul, le caillou nous catapulte sous les cendres des volcans ou juste au-dessus des abysses, au cœur du bouillonnement magmatique. Devenue architecture miniature, la sculpture se trans-forme en espace d’exploration, porte de cellier menant dans l’obscurité, endroit de maturation souterrain. Au fil du film, le faisceau d’une lampe torche nous dévoile les recoins d’un espace tel que celui d’une grotte, dans laquelle nous déambulerions. L’utilisation d’un télescope pour réaliser les prises de vue à l’intérieur d’objets en céramique engage une transformation d’échelle : un espace immense s’ouvre dans une crevasse[8]. »

     Nous avons vu que Mélissande Herdier évoque la construction d’un squelette d’ombre et de lumière dans le processus de préparation de ses grands dessins à la poudre de graphite sur papier. Ne parle-t-on pas de nuit des temps pour désigner des époques immémoriales. Dans son intérêt, quasi exclusif, pour les couches géologiques, Mélissande Herdier ne contribuerait-elle pas, à sa façon, à jeter la lumière sur cette impénétrable nuit ? Paul Valéry a écrit : « Mais rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié[9]. » Il y a évidemment de cela dans les feuilles en noir et blanc de notre artiste. Il en est de même dans son recours à des lumières artificielles dans des lieux confinés, comme dans son film Cellar Door, 2020, ou dans des installations telle Canines, 2021, présentée sous un titre qui en dit long – Souvent on y voit trop clair –, lequel pourrait résumer une bonne partie de son travail. C’est aussi évident dans son intérêt pour le monde souterrain mais aussi, de façon moins immédiatement perceptible, dans ses dessins aux crayons de couleur, comme dans la série des Antédiluviennes, 2022, où le surgissement de nébulosités colorées depuis un improbable fond blanc appelle son négatif. Tout ceci évoque pour moi le fameux propos de Martin Luther King : « Tout ce que nous voyons est une ombre projetée par ce que nous ne voyons pas[10]. » De ce point de vue, l’œuvre d’art se proposant comme un miroir dans lequel le spectateur est incité à sonder sa propre personnalité, c’est à une sorte de processus d’introspection, de mystère – au sens étymologique de ce mot, μυστήριον, rite d’initiation – que Mélissande Herdier nous convie. J’y ressens, comme chez Maeterlinck ou Debussy, le poids d’une inexorable fatalité, sans pouvoir réellement en détecter les sources, lesquelles se situent, probablement à parts égales, dans l’œuvre elle-même et dans l’esprit du regardeur. L’atmosphère mentale en est sombre, parfois déchirée par de rares trouées de lumière, comme autant de traits d’espoir. Je pense alors au propos de Renan : « Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous[11] ? »

     J’ai déjà évoqué le caractère intemporel des productions de Mélissande Herdier, notamment dans sa propre conception d’un espace-temps dont les dimensions sont variables et élastiques. En cela, elle transcrit, dans le domaine des arts plastiques, la constatation de Patrick Modiano qui déclarait, au sujet de l’écrivain, qu’il « exprime toujours dans ses œuvres quelque chose d’intemporel[12]. » Déjà, en 2018, dans un dessin comme L’ombre du fossile, l’artiste juxtaposait une pierre en forme de météorite flottant dans l’air au-dessus d’un canapé de style rococo dont certaines parties étaient lacunaires, en réserve, comme pour défier la notion d’un espace continu, pour matérialiser une cassure, une singularité, dans un continuum que les astrophysiciens remettent en question. Dans cette feuille, le temps et l’espace se trouvaient simultanément fracturés et comprimés. Dans l’installation Écho, 2020, déjà mentionnée, les écarts entre les carnets posés au sol figurent l’écoulement et la discontinuité du temps qui a présidé à leur création. L’artiste se hasarde même à déclarer, à leur sujet, « le présent dure longtemps[13]. » Dilatation du temps… Il en est de même dans Canines, 2021, aussi déjà évoqué, où les fragments de roche se posent pour des témoignages bien actuels de l’époque de l’origine du monde. Et aussi, dans Collection, 2020, la confrontation du minéral né aux premiers temps de l’univers avec l’artefact, sa copie conforme, qui vient d’être réalisé provoque une collision de temporalités différentes qui ne peut que susciter, chez le spectateur, une réflexion sur les fins dernières[14]. On peut aussi y discerner une forme de cyclicité du temps : du fossile à son ersatz, lui aussi voué à une inévitable pétrification… L’image d’un éternel retour cher à Héraclite, aux Stoïciens et, plus près de nous, à Nietzsche[15]

Louis Doucet, juillet 2023



[1] In Les Planches courbes, 2001.
[2] « Ici le temps se mue en espace ».
[3] In Positions et proposi-tions, 1928-1934.
[4] In portfolio de l’artiste, 2023.
[5] In La Horde du Contre-vent, 2004.
[6] In Syllogismes de l’amertume, 1952.
[7] In L’Eau et les rêves, 1942.
[8] Op. cit.
[9] In Charmes, 1922.
[10] “ Everything that we see is a shadow cast by that which we do not see”, The Measure of the man, 1959.
[11] In Dialogues et fragments philosophiques, 1876.
[12] In Discours de réception du prix Nobel de littérature, 2014.
[13] Op. cit.
[14] Le quatuor novissima de l’eschatologie chrétienne : la mort, le jugement, le paradis ou l’enfer.
[15] Die ewige Wiederkunft, dans ses dimensions morale et cosmologique chez Nietzsche.


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