Exposition




Mythes en abîme

Notes préparatoires pour l’exposition qui se tient du 11 décembre 2013 au 23 mars 2014
à la Commanderie des Templiers de la Villedieu, à Élancourt


Catalogue électronique téléchargeable ici.






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Qu’est-ce qu’un mythe

Qu’est-ce qu’un mythe ? Barthes apporte sa réponse : « le mythe est une parole […] le mythe est un système de communication, c’est un message. »[1] Un mythe est un récit explicatif, fondateur d’une pratique sociale. L’image, l’iconographie, contribuent à sa survie et à sa propagation. Issu d’une tradition essentiellement orale, il tente d’expliquer et de rationaliser les aspects fondamentaux de la culture qui l’a adopté. Cette rationalisation peut passer par le recours à des personnages fabuleux et à des faits surnaturels, supputer l’existence d’autres mondes… Les mythes diffèrent d’une culture à l’autre, mais certains archétypes se retrouvent dans des mythes développés dans des contextes qui peuvent être très éloignés dans le temps et dans l’espace. Les mythes traitent de questions que se posent les sociétés qui les véhiculent. Ils sont fortement imbriqués avec leur structure religieuse, leur organisation sociale, leur cosmogonie. Les mythes constituent, en quelque sorte, un miroir sublimant les réalités d’une société.

Les mythes ne sont pas nécessairement anciens. Certains récits modernes en ont toutes les caractéristiques. Georges Sorel[2] en a analysé l’émergence, notamment dans les événements de la Révolution française et dans les grèves ouvrières de la fin du XIXe siècle. Pendant le XXe siècle, le mythe de la Nation a nourri les propagandes fascistes. Plus près de nous, certains mythes justifient des manipulations à caractère plus commercial.

Notre propos ici est un peu différent. Nous avons commencé par choisir douze mythes – ou familles de mythes – antiques, modernes ou contemporains. Dans une deuxième phase, nous avons sélectionné, principalement parmi les œuvres de la collection Cynorrhodon – FALDAC, des œuvres d’artistes contemporains illustrant ou réinterprétant ces mythes. Nous avons ensuite, dans une troisième étape, demandé à Gilles Guias, peintre et plasticien né en 1965, de nous livrer sa propre interprétation du mythe et de la lecture qu’en ont fait ses confrères.

Le processus est donc celui d’une mise en abîme à plusieurs étages. Le mythe est le miroir d’une culture ou d’une société. Des documents, écrits ou plastiques, archéologiques ou récents, nous en donnent une figuration ou une interprétation. Les artistes contemporains que nous avons choisis nous livrent, à leur tour, leur relecture de ces documents. Enfin Gilles Guias intervient et réinterprète cet ensemble dans un système que nous avons voulu normatif : même format, même technique, même temporalité de création et de présentation, car les œuvres ont été spécialement conçues pour ce projet.

Notre proposition met donc en scène cinq familles d’acteurs : les sociétés, les mythes qui les reflètent, les documents qui en témoignent, les artistes contemporains qui les relisent et Gilles Guias qui les réinterprète. Mais cette mise en abîme autorise aussi de nombreux courts-circuits. Ainsi, Gilles Guias peut s’appuyer sur les œuvres picturales de ses contemporains, mais aussi aller directement aux documents, au mythe ou à la société qui l’a fait naître. De même, les artistes contemporains relisent le mythe à travers des documents, mais ils peuvent aussi attaquer directement le mythe, voire la société dont il est issu. Ce sont ces multiples niveaux d’accès à une réalité sociétale qui donnent de la saveur à l’exercice et l’empêchent de sombrer dans une pratique qui pourrait vite devenir stérile. Le graphique ci-dessous résume les différents types d’interactions qui se nouent au sein de ce projet.

Pour être complet, ce schéma devrait intégrer le spectateur, à qui est aussi laissé le choix d’aborder la société concernée par les visions qu’en donnent Gilles Guias, les artistes contem­porains, ses documents ou ses mythes. Il a aussi la liberté de laisser libre cours à son imagination.

Il est donc, ici, question de polysémie, de cette caractéristique essentielle de l’art, et plus singulièrement de celui de notre temps, qui en fait une arme de destruction massive des dictatures de la pensée unique, un rempart contre l’uniformisation et le conditionnement de la part la plus précieuse de notre humanité.

1. Marsyas

Selon la mythologie grecque, Athéna inventa l’aulos, une sorte de flûte à anches. Elle le jeta quand elle se rendit compte que les efforts faits pour en jouer déformaient son visage et en altéraient la beauté. Le satyre Marsyas s’en saisit et en devient rapidement un virtuose. Sûr de son jeu, il défie le dieu Apollon, le maître de la lyre. Le concours est présidé par les Muses et par le roi Midas. Apollon est déclaré vainqueur et, pour punir Marsyas de sa démesure – de son ϋβρις[3] –, il le fait écorcher et jeter sa dépouille dans une grotte d’où coulera une rivière qui prendra le nom de la victime. Ovide décrit les souffrances de l’écorché vif au livre 6 de ses Métamorphoses : « Pourquoi me déchirer ? s’écriait-il. Ah ! que je me repens de mon audace ; Ah ! fallait-il que la flûte me coûtât si cher ! Il crie, et la peau qui couvre ses membres est arrachée ; tout son corps n’est bientôt qu’une plaie, le sang coule de toutes parts, ses nerfs sont mis à nu ; on peut voir le mouvement de ses veines que la peau ne cache plus, l’œil peut compter ses entrailles et ses fibres transparentes. Les faunes, divinités des champs et des forêts, les satyres, ses frères, Olympe, déjà célèbre, et les nymphes, mêlèrent leurs larmes à celles de tous les bergers qui font paître sur ces montagnes les brebis à l’épaisse toison, et les bœufs aux cornes menaçantes. »

Métaphore transparente de l’artiste écorché vif – au sens figuré – mais aussi critique de la démesure et de l’ego du créateur, ce mythe a inspiré bien des artistes dès l’antiquité. La figuration habituelle, comme dans le groupe de marbre conservé au Louvre, présente le satyre pendu par les pieds, le long du tronc d’un arbre, Apollon s’affairant à entailler sa peau. Le Guerchin, dans une œuvre conservée au Palais Pitti, à Florence, propose une variante, dans laquelle la victime est au sol, le dieu l’y maintenant d’un pied.

Le mythe du coupable écorché a souvent été repris en s’inspirant du mythe de Marsyas. Ainsi, Gérard David, dans le volet droit de son Jugement de Cambyse, conservé au Groeningemuseum de Bruges, L’Écorchement du juge Sisamnès, donne une vision d’une insoutenable atrocité, avec une victime impavide, résignée, et des spectateurs curieux, entourant les quatre bourreaux.

Le christianisme a repris ce mythe avec l’apôtre Barthélemy dont la tradition rapporte qu’il a été écorché vif, ce qui en fait le patron naturel des bouchers, des tanneurs et des relieurs. La représentation la plus mémorable est celle qu’en donne Michel-Ange au plafond de la Chapelle Sixtine, dans laquelle l’apôtre tient un couteau d’une main et sa propre dépouille de l’autre. L’historien d’art italien Francesco La Cava a avancé l’hypothèse selon laquelle la peau pendante était un autoportrait du peintre, alors âgé de soixante-dix ans. Nouvelle métaphore de l’artiste hypersensible…

Dans une de ses Handpaintings [illustration 1-1], réalisées avec les doigts sur des toiles libres de grandes dimensions, Olivier Baudelocque reprend à son compte la figure de Marsyas écorché et de l’arbre de son supplice. La chair est à nu, le sang coule à flots, les bras suspendus s’allongent démesurément… Alentour, les moutons – les brebis à l’épaisse toison d’Ovide –, les bergers et les satyres vaquent à leurs occupations dans une complète indifférence pour la tragédie qui se déroule au premier plan.

Emmanuel Rivière pratique le moulage de l’intérieur de masques africains ou asiatiques pour nous livrer des œuvres – en négatif – réalisées en silicone passée au graphite. Les trous y deviennent des protubérances, les saillies des trous. Son Marsyas III [illustration 1-2], réalisé avec un moule spécialement conçu à cet effet – un masque démesurément allongé, comme la dépouille sur la fresque de la Sixtine –, est en relation directe avec le mythe. Il nous donne à voir la peau de l’écorché avec, cependant, au centre, une protubérance au niveau du sexe.

La proposition de Xavier Ribot [illustration 1-3] est plus directe. Il exhibe une peau rose – presque sensuelle si elle ne dérangeait pas –, qui ne peut être qu’humaine, légèrement gonflée par le fantôme du corps qui l’a occupée, mais vouée à être tannée…

2. La caverne

Platon, dans le Livre VII de La République, développe l’allégorie de la caverne : « Maintenant, représente-toi de la façon que voici l’état de notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois et en toute espèce de matière ; naturellement parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent. »

Le mythe de la caverne, dont l’origine remonte aux pythagoriciens, illustre donc la situation des hommes par rapport à la vraie lumière, par rapport à la vérité : ils sont condamnés à vivre dans un monde de fantômes qu’ils prennent pour des réalités. La caverne figure le monde sensible dans lequel nous vivons, champ de toutes les dictatures, visibles et invisibles. L’homme devient esclave de lui-même, de son éducation, de ses préjugés. Il ne peut, par ses seuls sens, accéder à une quelconque connaissance. Il revient au philosophe de faire comprendre et accepter que la vision commune du monde est une illusion, fondée sur des a-priori, qu’il faut sortir de la caverne de l’ignorance pour se mettre en quête de la réalité, de la vérité.

Pour Platon, la caverne est plus qu’un mythe. C’est un appel à la prise de responsabilités politiques auprès de ses concitoyens. Socrate le confirme lui-même dans ce même livre de La République : « [...] cette remontée depuis la grotte souterraine jusque vers le soleil ; et une fois parvenu là, cette direction du regard vers les apparences divines [...] voilà ce que toute cette entreprise des arts que nous avons exposé a le pouvoir de réaliser. » Le philosophe doit donc aider ses contemporains à passer de l’opinion fournie par les sens et les préjugés à la vraie connaissance de la réalité intelligible des Idées.

Au-delà d’un propos à caractère initiatique, Platon nous propose une réflexion sur le conditionnement des esprits. On peut aussi y lire, à la lumière de Descartes[4], une tentative de lutte contre le déni de réalité : confrontation violente de l’esprit et des préjugés humains à l’expérience de l’inattendu. Plus récemment, Alain Badiou[5] reprend le mythe de la caverne et le transpose, non sans humour, pour stigmatiser les représentations fallacieuses du réel véhiculées par les médias.

Dans la Bible, la caverne est souvent associée à un lieu assurant la protection : les Israélites s’y réfugient pour fuir les Philistins, Moïse s’y cache, David et Saül se retrouvent dans la même grotte, le Messie est placé dans une grotte pour en ressortir vivant… L’imaginaire contemporain associe surtout la caverne ou la grotte aux hommes préhistoriques et aux peintures rupestres qu’ils ont laissées.

Le mythe de la caverne n’a que très peu séduit les peintres. Jan Saenredam et Ferdinand Springer s’y sont attaqués, mais à travers des gravures, technique moins spectaculaire et plus élitiste que la grande peinture historique, mythologique, religieuse ou de genre. Ne doit-on pas y voir une preuve supplémentaire qu’il s’agit d’un propos dont la teneur ne s’adresse pas au plus grand nombre, mais à des happy fews ? L’image d’une figure projetée sur un mur a aussi alimenté le mythe de l’origine de la peinture, figuré par de nombreux artistes, dont le Belge Jean-Benoît Suvée, qui relatent l’histoire de la fille du potier corinthien Dibutadès et de son amant.

Olivier Baudelocque, avec ses Grottes [illustrations 2-1 & 2-2] renoue avec la thématique de la caverne. Monumentales ou petites, elles sont simultanément géodes ouvertes dans lesquelles le spectateur est invité à pénétrer comme par effraction, scènes d’un théâtre imaginaire où se joue un spectacle qui nous échappe, contenus recyclés de poubelles multicolores, paysages escarpés, éboulis instables, maquettes de mises en scènes improbables, décors rococos arrachés à des chapelles d’Europe centrale, coulées de laves psychédéliques, évocations romantiques d’un âge d’or révolu, crèches dans une église baroque, repaires d’un Fafner domestiqué, reliquaires profanes, figurations de la chute et de la rédemption… Et bien d’autres choses encore…

3. Les métamorphoses

Ovide commença la rédaction de ses Métamorphoses en l’an I de notre ère, à Rome, et en abandonna l’écriture, en l’an IX ou X, en exil à Tomes, l’actuelle Constanţa, au bord de la mer Noire. En quinze livres et près de 12 000 hexa­mètres dactyliques, le poète met en scène les légendes de transformation mythique d’environ 250 personnages, depuis le Chaos originel jusqu’à l’apothéose de César Auguste.

Les héros évoqués, sont métamorphosés en plantes, en animaux, en astres, en pierres ou en phénomènes naturels. La figure d’Io transformée en génisse, la relation de l’enlèvement d’Europe par Jupiter sous la forme d’un taureau, l’évocation de Narcisse changé en fleur, la nymphe Écho muée en phénomène de réverbération, la métamorphose de Philémon et Baucis respectivement en chêne et en tilleul, et bien d’autres encore ont constitué un réservoir de mythes et d’images dans lequel les artistes et les poètes ont largement puisé.

Parmi les mythes de transformation en végétal, par exemple, Antonio Pollaiuolo a figuré, dans une œuvre des collections de la National Gallery, à Londres, la métamorphose de Daph­né, poursuivie par Apollon, en laurier rose. Dans le domaine des transformations animales, Giuseppe Cesari, dit le Cavalier d’Arpin, a illustré, dans un petit tableau conservé au Louvre, le mythe du chasseur Actéon, métamorphosé en cerf par Artémis, qu’il avait surprise au bain, lequel finira dévoré par ses propres chiens.

Sauf quand elles servent de déguisement à un dieu pour abuser de mortel(le)s – Zeus se muant en cygne pour Léda ou en taureau pour Europe… –, les métamorphoses de la mythologie gréco-latine revêtent en général un caractère punitif. C’est ce qui ressort du titre de la toile de Cristine Guinamand, Coupable d’obscurité [illustration 3-1], peinte en 2009. La faute à expier n’est pas clairement identifiée, mais le personnage féminin au premier plan, nu, installé sur une sorte de gril, se transforme en cerf, tandis que ses jambes et bras se dissolvent. Actéon féminisé ? Loin à l’arrière-plan, comme dans une grotte, derrière des grilles, un chasseur, vêtu d’un manteau de pourpre porte des ramures de cerf, à moins qu’il ne fasse, lui aussi, l’objet d’une métamorphose animale. Artémis masculinisée ? Il est accompagné d’un cheval ou d’un cerf… Peut-être d’un cheval, lui aussi transformé en cerf… Le crime commis et puni ne serait-il donc pas celui du regardeur – comme Actéon –, du voyeur coupable de trop de curiosité quand il inspecte une œuvre d’art et veut pénétrer les secrets de l’inspiration artistique ? Quoi qu’il en soit, la nature et ses phénomènes sont omniprésents chez l’artiste, comme une obsession ou un regret. N’écrivait-elle pas, en 2004 :

Au bois nous n’irons plus.

Je me ferai une cagoule d’herbe
volée aux ronds de sorcière.
Camouflage de regain
carnaval des mousserons pris au piège.

Forêts aux troncs décapités
accueillant des formes pendues
morbides décorations
d’une fête silencieuse.

Silhouettes évaporées
diluées à l’acétone.

Tu trembles,
mais rien de bouge.

Jean-Philippe Brunaud, dans sa série des Errances, 2005-2006, juxtaposait des personnages – souvent des nus féminins – et des végétaux. Avec la série des Mutations [illustration 3-2], à partir de 2006, le végétal et l’humain fusionnent pour figurer de curieuses métamorphoses en cours de réalisation. Le sexe d’un personnage masculin se transforme en plante ou en arbre. Relecture, sous une forme renouvelée, et avec une inversion des rôles, du mythe de Daphné ?

Alexander Guy s’intéresse, lui aussi, au mythe de Daphné [illustration 3-3], mais son héroïne, au lieu d’échapper à un poursuivant qui veut l’étreindre, est assise, au sommet d’un monticule, dans une solitude que la luxuriance des couleurs environnantes n’arrive pas à atténuer. Allégorie de l’abandon, de la solitude sexuelle ? À moins qu’il ne s’agisse encore, ici, d’une inversion de rôle : Apollon pleurant la perte de son premier amour ?

4. Mythes gréco-latins

La culture occidentale est toute imprégnée des mythologies grecques et latines. Les noms des divinités de leur panthéon perdurent dans la langue française – mais aussi dans la plupart des langues européennes –, sous leur forme grecque (aphrodisiaque, érotique, apollinien, dionysiaque, le chaos, unepsyché, méduser, l’hypnose, l’éther, un titan, un typhon, une nymphe, hermaphrodite, l’hyménée, l’harmonie, létal, l’océan, la géographie…) ou celle latinisée après leur adoption par les Romains (une minerve, martial, la mercuriale, vénérien, jovial, herculéen, bacchanales, un faune, l’aurore, un cerbère, une diane, un cupidon, l’iris, la lune, le sommeil, le soleil, tellurique, les céréales…)

La mythologie grecque nous est parvenue essentiellement par les épopées d’Homère et par la Théogonie d’Hésiode. C’est un système, en évolution continue pendant plusieurs siècles, dont la cohérence[6] n’est pas toujours apparente mais qui nous livre la vision que les Grecs anciens avaient du monde et de ses origines. Le fond religieux y est souvent dépassé par la relation de faits anciens qui retracent des épisodes et des « réalités » historiques justifiant, souvent a posteriori, l’histoire récente, des pratiques ou des revendications plus contemporaines. Si elle demeure un phénomène essentiellement littéraire, la mythologie grecque n’en est pas moins très présente dans la vie sociale. Elle est ciment communautaire et culturel, plus que fait religieux. Ainsi, l’impiété – άσέβεια –, chez les Grecs, ne consiste pas à dénigrer ou à ignorer un dieu, mais à essayer d’en introduire un nouveau, protecteur d’une autre cité. Les dieux, demi-dieux et héros de la mythologie grecque se comportent comme des humains, ils sont coléreux, jaloux, cupides, rancuniers et, à l’instar de Zeus, leur maître, ont une intense activité sexuelle. Les auteurs des comédies grecques classiques n’hésitent d’ailleurs pas à les représenter dans des situations scabreuses ou bouffonnes, sans encourir le moindre anathème.

Le panthéon latin résulte de l’adoption, par les Romains, des mythes de la Grèce antique avec l’intégration, dans un processus syncrétique, de divinités locales, indigètes, notamment étrusques. Ce processus d’assimilation a culminé à l’époque impériale. Seule une étude minutieuse des noms latinisés des dieux romains permet de retracer les origines italiques des divinités originelles, progressivement confondues avec des déités grecques. Chez les Romains, la mythologie est essentiellement politique, ce qui faisait écrire à Georges Dumézil : « Rome a eu sa mythologie, et cette mythologie nous est conservée. Seulement elle n’a jamais été fantas­magorique ni cosmique : elle a été nationale et historique. »[7] Le « culte » du Roi Soleil, du temps de Louis XIV, en un temps de christianisme conquérant, se situe dans cette descendance, comme en témoigne la résurgence, à cette époque, de toute une littérature et des œuvres théâtrales et lyriques trouvant leurs racines dans la mythologie gréco-latine.

Peter Max Lawrence nous livre quelques effigies du panthéon grec, dans des attitudes parfois peu conventionnelles, telle celle d’Hésiode[illustration 4-1] « taquinant » sa muse de façon explicitement sexuelle… et acrobatique…

La Gorgone [illustration 4-2] de Max Lanci, curieusement sans tête, se réfère au mythe de Méduse, une des trois Gorgones, la seule à être mortelle. Selon Apollodore, Méduse était une jeune fille tellement fière de sa beauté et de sa chevelure qu’elle avait prétendu rivaliser avec Athéna. Pour la punir, la déesse changea ses cheveux en serpents et modifia son regard pour qu’il pétrifie sur-le-champ tout humain qui le fixerait. Métaphore du regard qui métamorphose, donc du travail de l’artiste, le mythe de Méduse a inspiré de nombreux peintres au cours des siècles, notamment Le Caravage qui nous en laisse une image… médusante. Avec des matériaux de récupération – fragment de poupée en matière plastique, pot de yaourt en verre, bouts de ficelle –, nappés dans de la paraffine et complétés par des lombrics suspendus à des hameçons, Lanci réussit à recréer le mélange d’attraction et de répulsion que suscite le personnage mythologique.

Hervé Bourdin, prend pour point de départ la peinture sur un panneau de bois figurant Neptune et Amphitrite [illustration 4-3] de Jan Gossaert, dit Mabuse, conservée au Musée Dahlem de Berlin. Le mythe est celui de la séduction. Amphitrite, nymphe fille de Doris et de Nérée, refusa d’épouser Neptune et se cacha pour échapper à ses poursuites. Un dauphin, mandaté par Poséidon-Neptune, la trouva au pied du mont Atlas et la convainquit d’accéder à la pressante demande du dieu. Hervé Bourdin utilise une reproduction de l’œuvre en toile de fond de sa composition où un couple, en visite au musée, les mains encore plus démesurées que sur le modèle, pose en singeant les personnages de la peinture originelle, mais dans une disposition inversée. À leurs pieds, un enfant, mi-humain mi-chien, mon­tre son ennui et son désintérêt et pour cette visite imposée. Mise en abîme…

5. L’Égypte

C’est grâce à la richesse de son culte des morts et à ses manifestations matérielles que l’ancienne Égypte nous a laissé ses vestiges les plus spectaculaires, mais aussi le plus grand nombre de clés pour la lecture et la compréhension de son histoire. Mastabas, pyramides, sarcophages, mobiliers et fresques mortuaires, serviteurs funéraires – les ouchebtis –, momies, en sont les manifestations les plus impressionnantes. Figurent aussi, au nombre de ces vestiges, les fascinants vases canopes.

Au nombre de quatre par défunt, en calcaire, en albâtre, en terre cuite, en céramique ou en faïence, ils recevaient les viscères embaumés du mort. Ils étaient placés près du sarcophage, dans la chambre funéraire du tombeau, sur une caisse ornementée en bois ou dans une cuve en pierre. Les canopes pouvaient aussi servir à conserver l’eau du Nil. Certains renfermaient parfois les restes momifiés d’animaux sacrés.

Si le nombre de canopes par sépulture est resté constant au cours des siècles, leur forme, elle, évolua au fil des dynasties. Initialement sobres, austères, ventrus, ils devinrent plus effilés à partir du règne d’Amenhotep III (~1391-~1352), avec des épaules hautes et une assise étroite. À la Basse Époque, ils redevinrent plus massifs et trapus. Leurs bouchons évoluèrent aussi. D’abord ronds ou plats, ils prirent, au Nouvel Empire, une forme humaine portant les traits du défunt, comme c’est le cas de ceux de Toutânkhamon, mort vers 1327 avant notre ère, conservés au Musée du Caire. À partir de la XVIIIe dynastie les bouchons commencèrent à représenter les quatre fils d’Horus, quatre génies dont trois à tête d’animal. Cette représentation se généralisa ensuite. Chacun des quatre vases contient alors un organe précis et est associé à l’un des quatre génies, à sa tête, à un point cardinal, à une entité de l’être et à une déesse.

Les arts occidentaux ne nous ont laissé que très peu de figurations de vases canopes. Il faut dire que leur usage funéraire ne fut découvert que très tardivement, par Champollion, en 1812. On en trouve un, probablement cynocéphale, vers le bas et le centre d’une gravure caricaturale de Thomas Rowlandson, Modern Antiques, datant de 1806, en pleine période d’égyptomanie, mais avant la découverte de la fonction funéraire de ces vases.

En 1982, François Jeune, voyagea en Égypte grâce à une bourse de la Villa Médicis hors les murs. Ce séjour le marqua profondément et durablement. Il en rapporta de curieux assemblages de bambou et de papier. Cette étape l’amena à privilégier le papier comme support de ses œuvres, notamment dans les somptueux découpages spiraloïdes ménageant un carré blanc en leur cœur de 1982. La série des Naos, de 1984, petits assemblages, au centre d’une feuille blanche, d’écailles récupérées sur sa palette et dans des pots de peinture montrent sa fascination pour les temples égyptiens. Mais ce sont les grands papiers libres de la série Canope [illustration 5-1], de 1983, qui témoignent de l’influence de l’art funéraire de l’Égypte ancienne. La forme est clairement identifiable, mais le traitement chromatique et les signes dessinés dépassent le cadre strictement funéraire pour devenir des allégories de la mythologie égyptienne.

Peter Max Lawrence nous livre deux de ses relectures de la mythologie égyptienne. Dans le premier dessin [illustration 5-2], un personnage masculin, portant des ailes dans le dos, se tient debout à côté d’un couvercle de vase canope cynocéphale. Il s’agit donc d’estomac, même si les deux moulages de seins féminins, en dessous, peuvent nous en faire douter. Dans le second [illustration 5-3], la tête du personnage féminin est remplacée par un couvercle, toujours cynocéphale. À ses pieds, un autre bouchon de canope, lui aussi à tête de chien, puis, alentour, un bras découpé, ressemblant à un reliquaire chrétien, et une petite figurine indéterminée dont la forme évoque les reliquaires Kota. L’artiste réinvente donc un mythe funéraire personnel fictif, dans une démarche syncrétique où l’Égypte tient la place centrale.

6. Les Aztèques

Les codex méso-américains fixent les origines des Aztèques dans la ville mythique d’Aztlan qui signifie, en nahuatl, lieu de la blancheur ou lieu des hérons. Elle est figurée par une montagne entourée d’eau. Sa localisation est tellement sacrée et incertaine que, contrairement aux autres cités de l’empire, aucun glyphe ne la désigne. Conduits par leur dieu Huitzilopochtli, les Aztèques la quittèrent pour se fixer, en 1325, à Tenochtitlan, l’actuelle ville de Mexico. Nouant et dénouant des alliances tactiques avec leurs voisins, ils étendirent rapidement leur empire sur toute la région, jusqu’à la prise de la cité, en 1521, par les Espagnols de Cortés. Les Aztèques ne lui opposèrent que peu de résistance, car il confondirent le conquistador avec le dieu Quetzalcóatl, le serpent à plumes, dont une prophétie avait fixé le retour du côté de l’est.

La religion aztèque est essentiellement syncrétique, mêlant des traditions polythéistes, chamanistes et animistes provenant de civilisations plus anciennes du Mexique central. Le surnaturel s’y manifeste par le teotl, force impersonnelle qui imprègne le monde, et par le tēixiptla, désignant les représentations physiques du teotl sous la forme d’idoles matérielles. Les dieux ne sont perceptibles et agissants que par le truchement de leur tēixiptla. La vénération de Huitzilopochtli, personnification du soleil et de la guerre, est au centre de la religion, des pratiques sociales et politiques.

Selon la mythologie aztèque, les dieux ont créé successivement quatre mondes ou soleils, tous détruits les uns après les autres. Les hommes rescapés du premier soleil furent changés en poissons, ceux du deuxième soleil en animaux, ceux du troisième dévorés par des bêtes sauvages, ceux du quatrième transformés en ouistitis. Quetzalcóatl et Xólotl créèrent un cinquième monde, sujet au déluge universel, dont n’échappèrent qu’un homme et une femme réfugiés au sommet d’une montagne. Ce sont eux qui repeuplèrent la Terre.

Le panthéon aztèque comporte plusieurs centaines de dieux, associés notamment à tous les phénomènes naturels et aux événements, objets et pratiques de la vie quotidienne. C’est Huitzilopochtli, qui les domine tous, suivi de Tlaloc, le dieu de la pluie et de l’agriculture. Les Aztèques croient à la vie après la mort. Les guerriers morts au combat ou sacrifiés se rendent au ciel oriental près du soleil puis reviennent sous forme d’un papillon ou d’un colibri au bout de quatre ans. Les gens du commun disparaissent après leur périple de quatre ans. Les noyés rejoignent Tlaloc.

Pour la plupart de nos contemporains la religion aztèque est associée à la pratique du sacrifice humain. Ce rite était pratiqué de manière habituelle et massive. Cortés a estimé que 3 000 à 4 000 personnes étaient sacrifiées par an, mais, en 1487, lors de la réouverture du temple principal de Tenochtitlan par Ahuitzotl, la chronique rapporte que 80 400 captifs avaient été sacrifiés en quatre jours. Les victimes étaient initialement des esclaves mais, très rapidement, les prisonniers de guerre rejoignirent le contingent des victimes, rendant les guerres indispensables pour renouveler le stock de personnes à sacrifier. On sacrifiait également des condamnés. Certains rites demandaient le sacrifice de nobles, de femmes vierges, des enfants ou des personnes ayant un handicap ou une tare physique. Certains Aztèques se portaient aussi volontaires pour être sacrifiés, avec l’espoir d’être divinisés.

Les sacrifices se déroulaient le plus souvent en haut d’une pyramide dont la montée symbolisait l’ascension vers le dieu. La forme la plus fréquente était l’extraction du cœur de la victime vivante, à l’aide d’un couteau d’obsidienne. Le sacrifié était placé sur le techcatl, la pierre de sacrifice. Son cœur était ensuite lancé vers un symbole du dieu auquel était dédié le sacrifice, puis déposé dans un cuauhxicalli, un réceptacle, pour que la divinité puisse s’en nourrir…

Peter Max Lawrence nous livre sa propre vision [illustration 6-1] d’une divinité aztèque – un tēixiptla, donc redoutable, asymétrique, féminine par ses attributs sexuels et ses seins, mais masculine dans son attitude, sa corpulence et sa stature. Elle porte des plumes, des tatouages et un bol, que l’on imagine rempli du sang encore chaud d’une victime humaine tout juste sacrifiée, à moins que ce ne soit un cuauhxicalli. Son bras gauche et sa jambe droite semblent être des prothèses, plus ou moins déboîtées. Le gros orteil de son pied gauche est tordu, désaxé. Son masque, sur une tête atrophiée, inspire une terreur que les jaunes, verts, roses et bleus tendres n’arrivent pas à adoucir. Effigie de la cruauté…

Raymond Moisset relit et reconstruit le nu féminin à la lumière des glyphes aztèques [illustrations 6-1 & 6-3]. Ses formes sont hybrides, évidemment féminines dans leur rondeur et dans l’ouverture de cuisses opulentes et sensuelles, malgré l’absence de tête et la multiplication de bras qui peuvent devenir tentacules. On y retrouve la chaleur des couleurs chaudes et vives des illustrations des codex méso-américains. La forme remplit et sature le rectangle de la toile, comme les glyphes aztèques et mayas le font du carré virtuel qui leur est imparti. Il n’y a pas de rapport direct avec un quelconque signe de la langue nahuatl originelle, mais on peut y trouver des rapports, plus ou moins distants, avec les glyphes représentant le ciel, la mort, le nombre zéro… Plus encore avec un symbole maya figurant un roi ou une fleur, après l’avoir retourné tête-bêche. Peu importe, d’ailleurs, laréalité archéologique. Nous sommes ici dans le domaine de l’évocation, de la suggestion…

7. Katchinas

Chez les Indiens Hopis de l’Arizona et Zuñis du Nouveau-Mexique, les katchinas sont des esprits du feu, de la pluie, du serpent ou encore des démons farceurs, espiègles, bienfaisants ou malfaisants. Pour les Hopis, les katchinas vivent au sommet de monts San Franciso, près de Flagstaff, en Arizona, mais viennent, à des moments fixes de l’année, pour retrouver les hommes dans les villages. Ces visites donnent naissance à des cérémonies, auxquelles les enfants sont initiés dès l’âge de sept ans. Le mot katchina désigne simultanément les esprits, les hommes masqués et déguisés qui les personnifient lors des solennités et les poupées sculptées les représentant. Le panthéon katchina comprend plus de quatre cents personnages, avec des variantes d’un village à l’autre. Un katchina peut représenter un objet du monde réel ou du cosmos : le spectre d’un ancêtre, un des quatre éléments, un lieu, une qualité, un phénomène naturel, une notion, un concept… Les katchinas entretiennent entre eux des relations de type humain : ils ont des parents, des frères, des sœurs, des oncles, des tantes, des grands-parents, peuvent se marier et avoir des enfants. Les Hopis ne rendent pas un culte, stricto sensu, aux katchinas, mais les vénèrent et les respectent, les invoquent pour obtenir leur protection, obtenir la pluie, la fertilité ou une guérison…

Selon Claude Lévi-Strauss[8], « Les katchinas sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. [...] Quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchinas venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant, elles {sic} emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchinas qu’elles {sic} restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. » L’ethno-anthropologue, poursuit en établissant un parallèle avec le mythe occidental du père Noël : les enfants ne doivent pas reconnaître leurs parents ou leurs proches sous les déguisements des katchinas venus les récompenser pour leurs bonnes actions.

Dans la cosmologie des Hopis, la Terre est le quatrième des sept mondes dans lequel l’homme effectue sa route de vie. Trois sont écoulés, trois à venir. Ce monde a son propre système solaire, sa lune et ses satellites. Les six autres univers sont des constellations lointaines. Chez les Ho­pis, tous les éléments du cosmos sont unis entre eux et interdépendants. Ce sont le bon comportement de l’homme, l’harmonie qu’il dégage et le respect des rites ancestraux qui contribuent au parfait fonctionnement de l’ensemble. Les bonnes pensées de l’homme peuvent influer sur l’harmonie cosmique, sur la vie de son peuple et sur sa prospérité : succès des récoltes et fécondité.

Malgré leur succès commercial auprès des touristes et des collectionneurs, la fabrication des poupées katchina continue à respecter un processus fortement ancré dans les croyances du peuple Hopi. En particulier, leurs couleurs sont codifiées et associées à des notions très précises, notamment aux points cardinaux : le jaune pour le nord, le bleu-vert pour l’ouest, le rouge pour le sud, le blanc pour l’est, le noir pour le zénith et le multicolore ou le gris pour le nadir.

Natif du Kansas, Peter Max Lawrence s’est installé en Californie pour échapper à la marginalisation des homosexuels dans cet État très conservateur.[9] De nombreux voyages en Arizona et au Nouveau-Mexique, voisins, lui ont alors permis de découvrir les civilisations des Indiens Hopis et Zuñis. Dans une démarche quasiment ethnologique, Lawrence nous livre un inventaire de quelques-uns des katchinas du panthéon hopi. Il s’est inspiré, notamment, d’une illustration d’un livre d’anthropologie de la fin du XIXe siècle et d’annonces publicitaires pour la vente de poupées katchinas proposées aux touristes.

Chacune des figurations respecte les caractéristiques du katchina et son ancrage dans la culture des Hopis. Par exemple, Tumae [illustration 7-1], considéré généralement par les Hopi comme la mère de tous les katchinas, est souvent figuré portant les branches de yucca dont les jeunes enfants seront frappés lors des rites d’initiation. Matia [illustration 7-2] est représenté comme un porteur de mains. Monwû [illustration 7-3] appartient à la famille des katchinas gardes. Il est particulièrement réputé pour la sur­veillance constante des clowns dont il contrôle et empêche les pitreries qui pourraient être dangereuses. À cet effet, il utilise des branches de yucca pour fouetter les clowns. Il peut aussi utiliser de l’eau afin de les arroser. Il est également associé à la fertilité.

8. Syncrétisme

Certains artistes n’hésitent pas à faire appel à des éléments appartenant à des cultures éloignées, dans le temps comme dans l’espace, pour créer leur propre langage plastique, développer une symbolique personnelle, à la façon dont certaines religions se sont déployées en intégrant et en assimilant des dogmes et des mythes appartenant à des cultes plus anciens. Il s’agit d’une forme de syncrétisme, qui, à l’instar de certaines religions – ou pratiques locales de religions établies –, incorpore des composantes exogènes dont les origines sont encore reconnaissables. Il s’agit de constructions essentiellement personnelles, qui n’ont aucune prétention à l’universalité, mais n’en manquent pas moins de richesse évocatrice et laissent libre cours à l’imagination du spectateur.

Peu avant son décès accidentel prématuré, en 1976, Iaroslav Serpan [illustration 8-1] a développé une série de narrations sans histoire qui, selon ses propres dires, « expriment de façon abstraite les relations entre divers objets, suivantun code symbolique consti­tué de quelques formes simples (carré, cercle, triangle, ovale, courbes, etc.) et d’un petit nombre de couleurs pures. »[10] Son symbolisme emprunte aux cultures occidentales et asiatiques, dans un mélange qui évoque « des bandes dessinées qui n’auraient ni héros, ni personnages aisément identifiables. »[11] Ce sont, toujours selon l’artiste, « des descriptions d’événements possibles, de processus éventuels, de transformations latentes. »[12] Serpan développe ainsi une forme de mythologie potentielle, dont la symbolique emprunte à des registres épars et la cohérence n’émerge que dans l’assemblage sur la toile.

Dana Roman [illustrations 8-2 & 8-3], Roumaine devenue Parisienne, développe un art qui emprunte aux mandalas hindouistes ou bouddhistes, à l’art aborigène d’Australie, aux glyphes mayas, mais aussi à la microbiologie ou à l’entomologie. Michel Random, s’exprimant sur son travail, écrit : « Formes et couleurs composent des rapports aux complémentarités vibratoires, selon un processus qui évoque les mandalas traditionnels composés de poudres de couleurs, mandalas sacrés qui sont aussi champs de formes vibratoires et énergétiques, car chacun sait que l’association des couleurs, des formes et de la symétrie est le langage des dieux. […] Elle puise son inspiration dans un imaginaire archétypal, comme si par une évocation inconsciente, elle voulait établir un dialogue, une osmose même, entre sa structure cellulaire et sa conscience. Autrement dit, elle manifeste l’invisible vivant. Ses œuvres peuvent se percevoir à différents niveaux, au-delà de la rationalité ordinaire, peut-être leurs qualités vibratoires ont, elles aussi, des vertus thérapeutiques »»[13]

9. Aborigènes en Australie

La mythologie des aborigènes d’Australie se réfère à une sorte d’âge d’or, le Temps du rêve, un temps préalable à la création de la Terre, où la distinction entre hommes et animaux n’existait pas. Chacun des groupes linguistiques possède et nourrit sa propre mythologie, qui tente d’expliquer et de justifier, par des faits historiques anciens, la nature et ses phénomènes, les paysages de leur écosystème, les comportements et les relations sociales. Ce sont des milliers de personnages mythiques qui scandent ainsi la vie des peuples aborigènes, expliquant les origines de leurs territoires, de leurs paysages, des animaux qui y vivent et des végétaux qui y poussent. Ces explications se transmettent de génération en génération, oralement, par des initiés, et à travers des peintures rupestres, sous forme d’un savoir, d’une sagesse, enrichis, au fil du temps, par des expériences et des faits nouveaux. Toute la science et toutes les pratiques humaines y sont englobées : dogme, liturgie, histoire, géopolitique, civilisation, géographie, cosmographie, sociologie...

Au Temps du rêve, qui précède la création de la Terre, tout était spirituel et immatériel. Ce temps existe encore, dans un monde parallèle qui reste accessible aux initiés pour des exercices spirituels, pour communiquer avec les esprits, décrypter les signes, les présages, prévenir les maladies et les catastrophes naturelles. Baia­me, le grand ancêtre, premier être, dieu du ciel et de la terre, de la vie et de la mort, de la pluie et des shamans, créa le monde en le rêvant. Il s’accoupla à Birrahgnooloo, déesse-émeu de la fertilité et des eaux, pour donner naissance à Daramulum, l’unijambiste qui peut changer d’apparence à son gré. Depuis, chaque événement associé à une action d’un de ces êtres, simultanément métaphysiques et historiques, laisse une trace matérielle. C’est l’accumulation de ces traces matérielles qui constitue la nature. Certains lieux sont plus chargés de ces vestiges, ce qui en fait des sanctuaires où réside le sacré et leur confère un pouvoir de rêve, à savoir une plus grande faculté d’accéder au Temps du rêve.

Pour la plupart des tribus aborigènes, toutes les formes de vie appartiennent à un ensemble complexe d’interactions d’êtres, d’animaux ou de représentations métaphysiques dont les origines remontent aux grands esprits tutélaires de la tribu. La vie consciente résulte de la création, par le rêve, de concepts primordiaux, fourmis vertes ou hommes éclairs, jaillis de la foudre du serpent arc-en-ciel. Ces entités ont ensemencé la terre, générant les plantes et les animaux, puis se sont réfugiées sous les blocs de grès rouge d’Uluru. Dans un autre mythe, partagé par un grand nombre de tribus, deux frères s’affrontent à cause du don de mémoire fait aux hommes[14], générant un cataclysme qui les enfouit sous le continent des brumes glaciales. Dans les deux cas, les principes générateurs, occultés, restent en sommeil jusqu’à ce que le monde de la surface de la Terre soit redevenu propice à leur retour.[15] Ils n’agissent plus que par télépathie, guidant les pensées et les actes de leurs créatures et des tribus auxquelles ils ont donné naissance.

Les peintres aborigènes d’Australie sont, dans leur immense majorité, des femmes. Margaret Yai Yai, de la tribu des Pitjantjatjara, représente le serpent Liru [illustration 9-1], un serpent venimeux du centre de l’Australie. Le Liru est aussi et avant tout une figure mythique pour les aborigènes de la région. Le grand rocher rouge d’Uluru résulterait de la bataille entre le Liru, venimeux, et le Kunia, le python de Children, non venimeux. La face sud du rocher garde la trace de l’affrontement. La légende raconte que, au temps de la création – tjukurapa en langue anangu –, les hommes de la tribu des serpents non venimeux – les Woma et les Kunia – vivaient près d’un point d’eau, à Pugabuga. Mécontents de leur sort, les hommes du Kunia émigrèrent vers l’ouest, à Uluru. Ils furent alors transformés en éléments naturels : rocs, buissons, cavernes… Des hommes de la tribu du Liru, sous la direction de Kulikudjeri, les attaquèrent. Minma Bulari, femme Kunia, alla au devant des attaquants en crachant l’arukwita, l’esprit de la maladie et de la mort. Elle tua ainsi un grand nombre d’assaillants. La bataille finale opposa Kulikudjeri, le chef rescapé des Liru, et Ingridi, le fils de Minma Bulari. Ce dernier l’emporta, mais la paroi rocheuse garde les traces de son sang et de celui de son ennemi. Une mare, au pied du roc, l’a recueilli et figure sur la toile de Margaret Yai Yai.

Mona Curtis [illustration 9-2] et Glenda Forrester [illustration 9-2], de la tribu des Arunda, ainsi que Jennifer Forbes [illustration 9-2], de la tribu des Ngaanyatjarra, s’intéressent à la recherche de la nourriture, exercice long et fastidieux, nécessitant de longs périples dans le bush. Les femmes aborigènes recherchent no­tamment des bananes, des oranges et des quon­dongs sauvages, des larves d’insectes enterrées… L’objet de leur recherche apparaît de façon stylisée dans leurs peintures, dans des écrins abs­traits qui leur confèrent une dimen­sion sa­crale.

Carol Doolan [illustration 9-2], de la tribu des Anoonguna, développe des motifs abstraits, souvent d’origine végétale, auxquels sa peinture attribue une dimension et une aura iconiques.

10. Rock & pop

Dès leur naissance, le rock et la pop ont généré leurs premiers mythes. Elvis Presley en est le prototype, suivi par Bob Dylan, les Beatles et bien d’autres… Bien souvent, ces artistes ont été dépassés par leur propre mythe et le culte qui leur était voué. Initialement un pur produit de l’American Dream, le rock s’est progressivement implanté dans presque tous les pays de la planète en s’hybridant avec les cultures populaires locales. Vecteur de rêve, il s’inscrit dans la descendance du romantisme. Lors d’une conférence, prononcée à Bruz le 27 janvier 2012, Jérôme Rousseaux propose une analyse et une classification des postures qui, année après année, ont alimenté la mythologie du rock.

La star charismatique, l’icône

Elvis Presley, Eddie Cochran, Mick Jagger, Iggy Pop, Jim Morrison, Steven Tyler, Liam et Noel Gallagher…

La star “caméléon”

David Bowie…

Le “loser magnifique”

Syd Barrett, Brian Jones, Nick Drake, Tom Verlaine, Merle Haggard…

L’autodestructeur

Jimi Hendrix, Sid Vicious, Johnny Thunders, Ian Curtis, Elliot Smith, Iggy Pop, Daniel Darc, Alan Vega, Pete Doherty…

Le provocateur

Mick Jagger, Bono, Michael Hutchence, Brian Ferry, Chris Isaak, Nick Cave, Lou Reed…

Le chanteur “habité”

Van Morrison, Thom Yorke, Jeff Buckley, Freddie Mercury, Tom Waits, Janis Joplin…

Les “extravagants”

New York Dolls, David Bowie, Queen, Marilyn Manson, Alice Cooper, David Lee Roth, Little Richard, Roxy Music, The Cramps, The Cure, Scissor Sisters…

Le cow-boy solitaire

Johnny Cash, Hank Williams, Roy Orbison, Neil Young, Townes Van Zandt…

La “rockeuse”

Janis Joplin, Grace Slick, Chrissie Hynde, Blondie, Patti Smith, Siouxsie Sioux, Courtney Love, Shirley Manson, Alanis Morissette…

Les engagés

Woody Guthrie, Pete Seeger, Joan Baez, Bob Dylan, Patti Smith, The Clash, Rage Against The Machine, Fugazi, U2, Wu Lyf…

Les “normaux et sincères”

Buddy Holly, Bruce Springsten, Grateful Dead, Sonic Youth, R.E.M., Sebadoh, Pavement…

Le conférencier se livre aussi à une analyse de la typologie des formats de groupes, des genres de musiciens et de leurs images archétypales.

Les groupes “arty”

Frank Zappa, Velvet Underground, Talking Heads, Roxy Music, Franz Ferdinand, Radiohead, Kraftwerk, Devo, les Smiths, Vampire, Weekend…

Les duos de choc

Everly Brothers, Simon & Garfunkel, Sonny & Cher, Ike & Tina Turner, Eurythmics, The White Stripes, The Black Keys…

Le “power trio”

Cream, The Jam, ZZ Top, The Jimi Hendrix Experience, Nirvana, Placebo, Rush…

Les groupes familiaux

les Beach Boys, les Jackson Five, The Kinks, The Allman Brothers Band, AC/DC, Dire Straits, The Bee Gees…

Le guitariste flamboyant

Chuck Berry, Jimi Hendrix, Jimmy Page, Eddie Van Halen, Eric Clapton, Brian May, Slash, Mick Ronson, Chris Spedding…

Le guitariste “impliqué”

Keith Richards, Pete Townshend, Wilko Johnson…

Le bassiste mutique

Bill Wyman, John Entwistle, Paul McCartney, Sting, Lemmy, Sid Vicious, Phil Lynott, Clifford Lee Burton, Paul Simonon…

Le batteur extraverti

Keith Moon, John Bonham, Ginger Baker, Ian Paice, Dave Lombardo, Neil Peart, Terry Bozzio, Carl Palmer, Bill Bruford, Jaki Liebezeit…

Le batteur mutique

Ringo Starr, Charlie Watts…

Le “clavier” excentrique

Jerry Lee Lewis, Elton John, Rick Wakema…

Les pochettes des disques ont été des supports efficaces à la propagation des mythes sur les rock stars. La plus emblématique est celle de l’album 33 tours des Beatles, Abbey Road, enregistré en 1969 et vendu à plus de trente millions d’exemplaires. Abbey road et son passage piéton, souvent parodiés, sont devenus une icône et un lieu visité presque religieusement par les touristes et les fans du groupe.

Une foule de légendes et de ragots continuent à alimenter la mythologie du rock. On explique ainsi que le bluesman Robert Johnson aurait, dans les années 1930, vendu son âme au diable en échange de dons exceptionnels pour jouer sa guitare. On raconte aussi que, en jouant Strawberry Fields Forever ou Revolution N°9 des Beatles à l’envers, on peut entendre des messages relatifs à la mort de Paul McCartney, lequel aurait été discrètement remplacé par son frère. On prétend aussi – et beaucoup le croient – que Jim Morrison et Elvis Presley sont, eux, bien vivants…

Steve Keene [illustrations 10-1 & 10-2], est un artiste prolifique qui défend le concept d’une peinture de masse destinée au plus grand nombre. Il s’exprime : « je veux qu’acheter mes peintures soit comme acheter un CD – c’est simple, bon marché et ça change votre vie, mais l’objet n’a aucun statut particulier. »[16] Il peint, dans une démarche qui s’apparente à la production à la chaîne mais reste manuelle. Il produit, chaque jour, des dizaines d’œuvres identiques, en parallèle. Ses supports sont des panneaux de contreplaqué avec un système d’attache rudimentaire réalisé par un fil métallique passé à travers deux trous dans la planche. Ses thèmes de prédilection sont issus de l’American Way of Life et des mythes fondateurs de la nation et de la culture étasuniennes. Il en donne des représentations iconiques, un peu à la manière des chromos qui, sur les murs des classes des écoles primaires dans les années 1950 et 1960, illustraient certaines scènes de l’Histoire de France. Les idoles de la musique populaire et du rock y ont une place importante, au même titre que Lincoln ou Washington.

11. Mythes libertaires

La liberté est, depuis le siècle des Lumières, un des grands mythes fondateurs de la société occidentale moderne. Sa forme contemporaine prend, en grande partie, sa source dans les idéaux de la Révolution française. Elle a son culte, ses exégètes et ses icônes, telle celle que Delacroix immortalisa dans sa monumentale toile du Louvre, mais aussi ses tabous et ses non-dits, ses interdits et sa langue de bois.

La notion de liberté a grandement évolué dans le temps. Dans son acception moderne, elle reste très relative, personnelle, individualisée, à la source d’un malentendu ontologique que Nietzsche souligne : « Aussi longtemps que nous ne nous sentons pas dépendre de quoi que ce soit, nous nous estimons indépendants : sophisme qui montre combien l’homme est orgueilleux et despotique. Car il admet ici qu’en toutes circonstances il remarquerait et reconnaîtrait sa dépendance dès qu’il la subirait, son postulat étant qu’il vit habituellement dans l’indépendance et qu’il éprouverait aussitôt une contradiction dans ses sentiments s’il venait exceptionnellement à la perdre. Mais si c’était l’inverse qui était vrai, savoir qu’il vit constamment dans une dépendance multiforme, mais s’estime “libre” quand il cesse de sentir la pression de ses chaînes du fait d’une longue accoutumance ? »[17]

La mythologie libertaire est très souvent auréolée d’aspects romantiques. Elle est aussi volontiers manichéenne. Comme dans les histoires de cow-boys et d’Indiens, elle a ses gentils et ses méchants. Les premiers seront vainqueurs, après de dures épreuves ; les seconds sont d’emblée condamnés à être battus.[18] Les représentations plastiques du mythe se placent, le plus souvent, du côté des gentils. Les relations de l’épisode de la prise de Missolonghi par les Turcs, lors de la guerre d’indépendance grecque, en 1825-1826, sont symptomatiques à cet égard. Theodoros Vryzakis peint l’arrivée de Byron dans la cité, entre deux assauts turcs, tandis que Delacroix nous donne l’allégorie de La Grèce pleurant sur les ruines de Missolonghi. Une scène glorieuse et romantique à souhait et une image de la désolation porteuse d’espérance… Et, ce, toujours vu du point de vue du futur vainqueur, du gentil.

Max Lanci, dans Vierge, noir [illustration 11-1], revisite l’histoire de la traite des noirs et de l’esclavagisme. Son œuvre mêle de la paraffine, du charbon de bois, des cordelettes, des épines de rosier et des entraves métalliques rouillées, du type de celles que l’on imagine main­tenir les membres des for­çats ou des esclaves. Les mains et les pieds mou­lés sont, cependant, ceux de l’artiste qui fait ainsi, d’une pro­tes­tation universelle contre la barbarie et la cruauté, une affaire qui est aussi personnelle. L’artiste s’identifie simultanément au bourreau et à la victime, dans une approche qui a parfois des relents de masochisme. On pense au Baudelaire de L’Héautontimorouménos.[19] On peut aussi y voir une opposition dialectique blanc-noir, transposition, par le contraste entre le char­bon de bois et la paraffine, de l’antagonisme racial entre esclavagistes et esclaves. Les épines de rosier et la rouille des fers contribuent aussi à tirer le propos du métaphysique vers le physique, du concept à la réalité. La polysémie est aussi très présente dans le titre, où la suppression de la virgule et/ou l’ajout d’un e final à noir, fait basculer la narration dans un registre tout autre, sexuel.

Merri Jolivet, évoque l’assassinat par un vigile de l’entreprise Renault, le 25 février 1972, du militant maoïste de la Gauche prolétarienne Pierre Overney [illustration 11-2]. Jolivet part du négatif d’une photographie de presse, prise sur le fait par le photographe de l’AFP Christophe Schimmel. Elle montre le militant mort, allongé sur le sol, au pied d’un mur, entouré de jambes et de pieds de spectateurs anonymes. Il y superpose une autre image, où l’on distingue un miroir et un journal, puis traite l’ensemble dans un camaïeu de verts et de gris. Le résultat est ambigu, à lectures multiples, à la manière d’une icône en l’honneur de celui qui fut et est encore, à l’instar du groupe Baader-Meinhof,[20] en Allemagne, une des matérialisations du mythe de l’extrême gauche prolétarienne.

12. People mythifiés

Pour George Bernard Shaw, la différence entre le sauvage et le civilisé est que le sauvage adore des idoles de bois et de pierre, alors que le civilisé adore des idoles de chair et de sang.[21] Les pharaons égyptiens et les empereurs romains étaient défiés, parfois de leur vivant. L’empereur du Japon est d’essence divine. Dans les régimes totalitaires du XXe siècle, l’idolâtrie institutionnalisée devient culte de la personnalité.[22] Ailleurs, il nourrit les dérives égocentriques de régimes autoritaires : Mao Zedong, Ceauşescu, Franco, Salazar, Mussolini, Hitler

Sans tomber dans ces extrêmes, dans des démocraties réputées policées, des politiciens, des chanteurs, des acteurs, des sportifs… sortent de l’anonymat pour être élevés au rang de vedette, d’idole. Ils jouissent d’un ascendant important sur leurs contemporains et leurs faits et gestes, devenus quasiment liturgiques pour leurs fans, sont abondamment relayés par une presse spécialisée. Bernard Dugué, dans une chronique diffusée sur Internet, résume fort bien la situation : « Les peuples ont perdu la raison et sont restés au stade de la mythologie romaine en façonnant quelques espérances irrationnelles fondées sur des hommes déifiés au destin que les dieux ont décidé de défaire. »

Contrairement aux héros civils d’antan, ce ne sont plus les hauts faits des people de notre temps, leurs prouesses ou leurs performances, qui alimentent la chronique, mais les faits divers, avec une prédilection pour les secrets d’alcôve, les conquêtes ou les déboires sentimentaux, les écarts de conduite ou de comportement, les scandales… La focalisation ne se fait plus sur un idéal politique, artistique, sportif ou autre, mais sur une personne, avec ses qualités et ses défauts, avec une propension marquée à mettre en avant ces derniers. La vedette qui, par le talent qu’elle déploie dans son activité professionnelle, s’est petit à petit acquis une grande notoriété passe désormais derrière celles dont l’image projetée précède toute confirmation d’une quelconque valeur intrinsèque. Certaines de ces stars sont devenues prisonnières de leur propre image et se doivent de se comporter de façon conforme aux attentes de leurs adorateurs. Inversion des rôles : du statut de personne qui dirige la foule, elle passe à celui de celle que la foule dirige ! La pression peut devenir insoutenable et conduire au pire, ce dont les médias people se repaîtront sans la moindre pudeur.

De l’autre côté, en faisant d’une personnalité une idole, ses fans se dispensent de décider pour eux-mêmes et de faire les efforts nécessaires à leur survie et à leur progression. Ils vivent, en quelque sorte, par délégation de personnalité, par procuration. Projetant tout leur être sur leur idole, ils ont l’illusion que ses progrès deviennent aussi les leurs. Dans certains cas extrêmes, les aléas de la vie du modèle deviennent plus importants que ceux de leur propre vie.

Marine Vu, dans un incessant exercice de déconstruction et de reconstruction, s’est intéressée à quelques-unes des figures du star system politique. De sa démarche, elle écrit : « Au commencement il y a le pouvoir fascinant des photos de famille. Entre innocence esthétique et redoutable efficacité plastique. Ce qu’elles affichent et ce qu’elles murmurent. À propos des liens intimes et familiaux et de leur ambivalence fondatrice. Il y a aussi quelque chose sur le temps. Qui forme, déforme, occulte, détruit, dans un même mouvement irrépressible. Et le regard, mouvant, sur les liens qui se tissent dans sa trame. » Elle a appliqué cette démarche, non sans un brin d’humour, à deux couples qui font la une des journaux : Dominique Strauss-Kahn et Anne Sinclair [illustration 12-1], d’une part, Barack et Michelle Obama [illustrations 12-2 & 12-3], de l’autre. Les cadrages sont inspirés des photographies des magazines people avec une volonté de déstructurer, de déconstruire l’image et de la reconstruire, dans une démarche qui transpose à la peinture la démarche de Derrida sur le langage.

Louis Doucet, mars 2013




[1] In Mythologies.
[2] Par exemple in Réflexions sur la violence.
[3] Chez les Grecs anciens, l’ϋβρις est un sentiment violent inspiré par les passions, plus particulièrement par l’orgueil, et traité comme un crime. Ils lui opposaient la tempérance et la modération.
[4] Notamment dans sa Première méditation.
[5] In La République de Platon, Fayard.
[6] Par exemple, Homère attribue l’origine du monde à Océan et Téthys, tandis qu’Hésiode donne ce rôle à Chaos, Éros et Gaia.
[7] In Horace et les Curiaces.
[8] In Le Père Noël supplicié.
[9] Voir son court métrage Queer in Kansas, 2008- 2009.
[10] Cité dans le catalogue de l’exposition Serpan, Fondation Nationale des Arts Graphiques et Plastiques, 22 février au 4 avril 1983. Un fragment de l’œuvre GUGRL (La fête) figure sur la couverture de ce catalogue.
[11] Ibidem.
[12] Ibidem.
[13] M. Random, Dana Roman, Fragments International, avril 1996.
[14] On est, ici, proche du mythe de Prométhée.
[15] Le parallèle peut être fait, ici, avec le retour annoncé du Christ, à la fin du Temps.
[16] Intervention à l’Université du Kansas, à Lawrence, en janvier-février 2006.
[17] In Humain trop humain II – Le voyageur et son ombre.
[18] Vae victis, disaient les Romains. Une proposition qui reste bien d’actualité en ce XXIe siècle.
[19] In Les fleurs du mal, « Je suis la plaie et le couteau ! / Je suis le soufflet et la joue ! / Je suis les membres et la roue, / Et la victime et le bourreau ! »
[20] Iconifié par Gerhard Richter.
[21] The savage bows down to idols of wood and stone, the civilized man to idols of flesh and blood.
[22] Formule (Культ личности) due à Nikita Khrouchtchev dans un discours dénonçant le stalinisme.