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Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée ! Quelles sont les choses importantes ? Celles que l’on emmènerait sur une île déserte ? Non pas seulement ces choses-là car les idées, les concepts, les valeurs, qui peuvent être de prime importance, ne se laissent guère saisir ni emporter… Des notions intangibles, molles,[1] peuvent être, en effet, plus cruciales que les savoirs et les objets matériels, durs. Albert Einstein n’écrivait-il pas : « L’imagination est plus importante que le savoir. »[2] À l’approche de la cinquantaine, Gilles Guias, plasticien né en 1965, dans une sorte de point fixe[3] à mi-parcours, se pose cette même question : « quelles sont les choses importantes pour moi ? » Sa première réponse pourrait être : « mon métier ». Gilles le pratique depuis plus de trente ans, à tel point que, lors de ses premières expositions, son galeriste[4] avait dû mentir sur son âge et le vieillir pour que ses œuvres paraissent crédibles auprès des collectionneurs potentiels. Malgré ce qu’en dit Blaise Pascal – « La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier : le hasard en dispose. »[5] –, Gilles s’intéresse à des choses plus importantes, moins aléatoires, moins personnelles et à caractère plus universel. Le premier risque de sa démarche serait de sombrer dans un propos généraliste, consensuel, politiquement correct, d’enfoncer des portes ouvertes, de rester à la surface des problèmes, d’adopter une démarche désincarnée et, partant, de peu d’intérêt. S’exprimer sur la transmission, sur la reconnaissance, la loyauté, la nature, l’homme et la femme, l’erreur ou l’argent peut effectivement très vite virer du côté du lieu-commun plus ou moins tautologique. À l’opposé, se pencher sur des petites choses – si chères à Emily Dickinson[6] –, certes importantes pour un individu mais difficilement dissociables de sa personne, expose au risque d’une démarche narcissique, nombriliste même si, comme le souligne Dostoïevski[7], ce sont souvent des causes de perte. Gilles Guias a choisi une voie médiane. Il a décidé de traiter de sujets à portée universelle qui l’interpellent, mais les aborde de son point de vue personnel, probablement réducteur, mais indéniablement porteur de ce sang de la vie qui fait tant défaut aux banalités éculées, vides de sens, insignifiantes de certains penseurs ou moralisateurs en chambre. En cela, sa démarche se situe à l’opposé de celle du poète lyrique qui, partant de sentiments et d’expériences personnels, leur donne une dimension universelle. Gilles personnalise l’universel, pour lui donner un sens par une expression enracinée et nourrie dans le terreau de sa propre expérience de la vie, sans pour autant s’enliser dans l’anecdotique, l’introspection égotiste et stérile. Il se situe donc pleinement du côté de James Joyce qui, sans son Ulysse, déclare : « Ce qui importe par-dessus tout dans une œuvre d’art, c’est la profondeur vitale de laquelle elle a pu jaillir. » L’artiste s’en explique en des termes on ne peut plus clairs : « L’idée centrale est de montrer frontalement et sans détour une position personnelle sur onze sujets humains, et de proposer ainsi une réflexion à celui qui regarde. » Les onze sujets ont été choisis en fonction de leur importance – probablement subjective – aux yeux de l’artiste. Ce choix n’est pas anodin car, comme le remarque Poe : « L’important, c’est de savoir ce qu’il faut observer. »[8] Gilles Guias affirme haut et fort qu’une œuvre plastique n’est pas simplement le champ d’une harmonie formelle pouvant déclencher une émotion. Pour lui, c’est avant tout, un moyen de raconter, de dénoncer, de transporter ou d’ouvrir une réflexion, un échange. Tous les thèmes retenus touchent à l’humain, dans ses rapports au monde, à la nature, aux autres et à lui-même. Ce sont des questions vitales pour notre époque, qu’il aborde avec la simplicité et le dépouillement du quotidien, avec juste ce qu’il faut de poésie, de naïveté, de dérision, de gravité, d’humour ou de cruauté… en fonction des sujets traités. Qui eût imaginé, ne serait-ce qu’il y a quelques années, que Gilles Guias en soit arrivé à une forme d’expression actancielle ? Ce virage est le résultat d’un long et inexorable processus naturel. En 2010, lors de la création et de l’exposition de sa série Puzzle, se manifestait au grand jour une volonté, sous-jacente depuis quelque temps, d’évoluer vers une peinture plus narrative, tout en reconnaissant ses propres difficultés à identifier des thèmes pertinents. Assez logiquement, mon épouse et moi-même avons été amenés à lui proposer le challenge de travailler, pendant neuf mois, sur quelques grands mythes, antiques, modernes ou contemporains. Ce travail résulta en la création de douze toiles de grand format présentées lors de l’exposition Mythes en abîme, de décembre 2013 à mars 2014[9]. Suivit, avec la réalisation du livre La moustache inattendue,[10] recueil d’une cinquantaine de peintures originales illustrées par de brefs haïkus, une exploration dans une veine plus légère, sous la forme d’une déclaration d’amour à la ville de Paris. Les choses importantes s’inscrit dans le prolongement de ces travaux récents, visant à une expression directe, à une prise de position personnelle sur des questions essentielles par le biais d’une création plastique. Une résidence en Dordogne. Onze thèmes et trois œuvres par thèmes, de dimensions et de techniques variées, dont une de grand format pour faciliter la pleine immersion du spectateur dans le sujet. La manifestation sera présentée en onze lieux différents, accompagnée d’un catalogue illustré, avec des contributions littéraires de jeunes critiques et un site Internet permettant d’en suivre le développement. Ce projet a été rendu possible par le généreux mécénat de Daniel Boulogne, l’implication de ses enfants Marie (communication et logistique des expositions) et Romain (site Internet) et d’AXA Assurances. Le projet de Gilles Guias n’est en aucun cas moralisateur ni à caractère édifiant. L’artiste traduit des idées – ses idées –, donne son point de vue en termes directement accessibles à la sensibilité du regardeur, mais ne se veut jamais normatif ni porteur de réponse univoque à des questionnements vieux comme le monde. Son propos relève de la prise de conscience, chez lui et – il l’espère – chez le spectateur, de quelques-uns des enjeux de notre temps. En ceci, il se fait l’écho du propos de Camus : « L’important n’est pas de guérir, mais de vivre avec ses maux. »[11] Louis Doucet, octobre 2014
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