On attribue en général à Marcel Duchamp et à ses ready-mades, qu’ils soient non qualifiés, assistés, réciproques ou malades, les premières tentatives significatives de détournement et de recyclage d’objets dans des œuvres d’art. C’est aller un peu rapide en besogne et oublier, par exemple, la Nature morte à la chaise cannée et les Guitares de Pablo Picasso, les compositions de papiers collés de Georges Braque ou les œuvres en matériaux de récupération d’Umberto Boccioni ou d’Alexandre Archipenko, datant toutes de 1912, antérieures, donc, à la Roue de bicyclette de 1913, au Porte-bouteilles de 1914 ou à la très médiatisée Fontaine de 1917. La descendance de cette démarche sera très féconde puisqu’elle inclut Jean Dubuffet, Kurt Schwitters, Louise Nevelson, Daniel Spoerri, John Chamberlain, Wolf Vostell, Joseph Beuys, Man Ray, Joseph Cornell, Robert Rauschenberg, Edward Kienholz, Arman, Jean Tinguely, George Herms, Bruce Conner, Bertrand Lavier… pour ne citer que quelques-uns des artistes qui ont pratiqué le détournement ou le recyclage d’objets trouvés, neufs ou usagés, dans leurs œuvres… Plus généralement, le pop art, le nouveau réalisme, Fluxus et l’arte povera en sont aussi les héritiers historiques.
Il y a cependant, une différence essentielle entre la démarche de Duchamp et celle de la plupart des artistes et des mouvements que l’on vient d’évoquer. Ces derniers recourent à des objets non conventionnels dans des assemblages où chaque élément se fond dans une subordination à un propos d’ensemble[1]. À l’opposé, André Breton, dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, définit le ready-made comme un « objet usuel promu à la dignité d’objet d’art par le simple choix de l’artiste. » Il y a donc, dans le geste iconoclaste de Marcel Duchamp, une volonté[2] de promouvoir un objet dans une hiérarchie de valeurs qui place l’Art, avec un grand A, en son sommet. L’artiste, tel un démiurge doué de dons surnaturels choisit, élit un objet et, par le seul effet de sa propre décision, en fait une œuvre d’art.[3] La dimension mystique est donc très présente, avec, de façon sous-jacente, les notions de prédestination, d’élection, de rédemption, de transfiguration, de transsubstantiation et de salut.
Les trente neuf œuvres des quatorze artistes exposés illustrent quelques-unes des démarches visant à donner un nouveau sens ou une nouvelle vie à des objets initialement non destinés à être élevés au statut d’œuvre d’art. Trois générations successives de créateurs sont représentées, la différence d’âge entre le plus ancien et le plus jeune étant de cinquante six ans. Les travaux exposés sont, cependant, tous relativement récents – de 1991 à 2013 –, avec une focalisation sur la création des dernières années : vingt six des trente neuf pièces présentées ont été créées au XXIe siècle, dont seize dans les trois dernières années.
Nous savons que toutes les tentatives de taxonomie de créations artistiques sont d’emblée vouées à l’échec. Elles témoignent, en effet, plus de la subjectivité et de l’attitude du classificateur que de celles des artistes. Ce n’est donc qu’un fil conducteur, parmi une multitude d’autres possibles, que je vais suivre pour constituer quelques regroupements, inévitablement arbitraires, afin de tenter de démêler un peu l’écheveau complexe de pratiques artistiques riches, multiformes, essentiellement singulières, souvent insaisissables ou fuyantes à dessein.
Commençons par les définitions. Pour le Trésor de la langue française, le détournement est une « action de changer la direction initiale d’une voie » et le recyclage une « opération consistant à soumettre un fluide, une matière énergétique, un produit à un traitement supplémentaire en vue de compléter sa transformation, son épuration et plus généralement de permettre sa réutilisation ; par métonymie, le résultat de cette opération. »
Le premier groupe que nous considérons est composé d’artistes qui travaillent à partir de matériaux neufs, achetés à dessein pour réaliser leurs œuvres. Il n’est donc pas ici question de recyclage mais uniquement de détournement. Pour eux, le quincaillier se substitue au marchand de couleurs.
Claude Briand-Picard et Antoine Perrot sont les fondateurs du mouvement Ready-made color / La couleur importée. Il s’agit d’un processus d’appropriation et de déplacement d’objets colorés industriels qui contribuent à notre environnement quotidien. Leur présentation dans un lieu d’exposition remet en cause les normes et les codes de la peinture abstraite et pose la question de l’existence d’un art dans un monde entièrement formaté par une esthétique industrielle et la production de masse qui rendent difficile une certaine indépendance ou autonomie de la perception. Il ne s’agit donc pas de manifestations d’exercices futiles ou ironiques de rapins en panne d’inspiration, mais d’actes profondément libérateurs, libertaires, iconoclastes. Antoine Perrot le résume de façon explicite : « Des couleurs artificielles qui visent au commun, voilà sans doute leur vulgarité. Perçues comme une matière artificielle, elles sont généralement aliénées aux matériaux qu’elles colorent, ou aux usages auxquels elles sont destinées. Et c’est dans cette fusion qu’elles participent, au même titre que les matériaux, à l’invention même des formes. Fortement ancrées et reconnaissables dans toute une gamme de matériaux et de produits de consommation, elles jouent le rôle d’une adresse au regard qui déclenche le processus de création. Elles imposent leur présence, ainsi que les contraintes liées aux matériaux auxquels elles sont associées, avant même que l’œuvre soit conçue. Elles ouvrent au sein d’une rencontre hasardeuse – le rendez-vous pour reprendre un terme de Duchamp – l’atelier des voirs, selon la belle expression de Daniel Soutif à propos de Bertrand Lavier. Ce moment où le regard de l’artiste rencontre, au cours de son arpentage du monde, l’objet ou le matériau déjà colorés qui déclencheront la soudaine conception d’une œuvre : L’atelier de ces voirs, c’est le monde, le réel que Lavier, comme il le dit souvent, arpente, l’œil non pas vierge, mais toujours focalisé par des préoccupations particulières, celles, naturellement, de sa recherche artistique du moment.[…] Tout chez lui commence donc effectivement par un voir, parfois de hasard, qui se mue en regard attentif »[4]. Si Antoine Perrot se limite à des opérations d’assemblage d’objets industriels ou de produits de grande consommation, sans intervention d’autres matériaux, Claude Briand-Picard, lui, ne s’interdit pas d’apporter des retouches à ses compositions. Ce sont donc, si l’on revient à la terminologie duchampienne, des résultats de la pratique du ready-made color assisté. Si ses Nuages et Psychose n’impliquent que les matériaux bruts, froissés et thermocollés – au fer à repasser –, Albeniz recourt à de l’encre rouge pour teinter des coton-tiges.
Christophe Dalecki hante les quincailleries, les magasins de bricolage et les supermarchés, ne s’intéressant qu’aux objets en matière plastique de couleur verte. Il les assemble, sans recours à d’autres substances, pour réaliser des installations qui copient, non sans ironie, la nature. Il peut nous offrir d’imposantes végétations avec des plantes que l’on imagine carnivores, foisonnantes, proliférantes, effrayantes, ou, à l’opposé, de petites compositions pleines de tendresse ou des calembours visuels. Il faut cependant se méfier. Le propos de l’artiste va au-delà du simple exercice de style ou de l’amusement gratuit. Il est subversif en ce qu’il recourt aux matières plastiques, réputées vulgaires et polluantes, pour reconstruire une nature habituellement considérée comme idyllique et pure, surtout par des citadins qui ne quittent jamais la ville… L’artiste nous place en face de nos contradictions et de nos incohérences, dynamitant un certain nombre de préjugés, de truismes formulés dans la langue de bois des bien-pensants, de formules intellectuelles trop confortables pour être véritablement sincères. Les objets utilisés par Christophe Dalecki sont neufs. Ils sont, pour lui, ce que les tubes de peinture sont au peintre : un matériau de base. Rien de plus. Tout comme chez Claude Briand-Picard et Antoine Perrot, il n’y a, dans sa démarche, aucune tentative de rédemption de l’objet délaissé, que le geste créateur de l’artiste transfigurerait. Nous nous situons donc aux antipodes de la démarche de Tony Cragg, des art-brutistes ou des tenants de l’Arte Povera. Nous sommes bien, ici, dans le registre du détournement, pas dans celui du recyclage.
Dans le deuxième groupe, les artistes réutilisent, recyclent, mettent en scène ou transforment des objets personnels ou de leur environnement immédiat.
Dans ses œuvres récentes, Sylvie Guiot utilise de façon quasi exclusive des matériaux détournés de leur fonction initiale. Elle marque une prédilection singulière pour les ficelles, les nœuds et les tissus, souvent teintés en vert. La démultiplication des dimensions est au cœur de ses préoccupations. D’une ligne – un fil – elle construit une surface, et d’une surface – un tissu – un volume. Ses agencements ont un caractère proliférant que rien ne semble devoir arrêter. Elle pousse le souci de la récupération jusqu’à recycler les rebuts de ses installations éphémères, enchaînant donc détournement puis recyclage. En 2006 et en 2007, sur les étangs du Roz, à Neulliac, sur le canal de Nantes à Brest, dans le cadre de la manifestation L’Art dans les chapelles, elle avait réalisé un impressionnant rideau de ficelles vertes, suspendues à un filin. Après démontage de cette installation, les cordelettes ont été réutilisées dans diverses œuvres, dont certaines, comme Roz ou les hirondelles relique 2 et ses Ficelages, sont présentées comme des souvenirs, des reliques, des scories mémorielles d’une œuvre disparue. C’est, pour l’artiste, une façon d’intégrer la quatrième dimension, celle du temps, dans ses réalisations.
Sylvie Houriez prend pour matière première des pièces d’habillement, souvent des sous-vêtements féminins de couleur chair. Elle s’empare de ces peaux synthétiques, abandonnées par leur occupant et les détourne pour produire des êtres improbables, animaux ou végétaux, à l’aspect insolite, dérangeant. Ce sont d’évidentes métaphores de la peau humaine, mais d’une enveloppe corporelle vidée de son contenu et déviée de sa finalité, de sa raison d’être. Les œuvres résultantes sont dans un état d’instabilité permanente, oscillant entre signifiant et signifié, entre construction et déconstruction, entre réalité et fiction. Elles suscitent, dans un premier temps, une interrogation sur leur matériau puis, quand celui-ci est identifié, une frustration de sentir la forme et son sens s’évanouir au moment même on l’on pensait les saisir. C’est ce qui leur confère un étrange don de fascination, mélange quasi magnétique d’attraction et de répulsion. L’œuvre exposée, sans titre, qui semble être un alignement de céramiques sur un socle, joue, elle aussi de cette ambiguïté, puisque, en observant bien ses composants, on découvre que ce sont des fragments de bottes de gendarme en cuir.
Hervé Bréhier s’empare de choses courantes et les maltraite pour produire de nouvelles œuvres qui se manifestent comme des antithèses de leur matériau générateur. Il peut, par exemple, récupérer des portes mises au rebut et les découper en segments de dimensions identiques. Il assemble ensuite les fragments en une masse compacte qu’il contient par une ceinture de toile colorée. Si le résultat est, au premier abord, difficile à identifier, méconnaissable, progressivement, à travers des détails – épaisseur, traces de gonds, éclats de peinture… – le spectateur prend conscience de la nature de l’objet initial puis s’interroge sur le processus de sa transformation. En l’occurrence, un dispositif conçu pour offrir un passage devient, posé au sol, un obstacle sur lequel on bute, une pierre d’achoppement. Ailleurs, l’artiste lacère des chambres à air de bicyclettes, en tresse les lambeaux puis expose le résultat de la transformation suspendu au mur, comme un trophée. Seule la présence de la valve de gonflage permet de reconnaître la matière de départ. Dans ce cas, une structure qui n’est viable qu’hermétiquement fermée bée désormais à tous les vents. Dans une autre série d’œuvres, des tuyaux de cuivre, recyclés, sont assemblés en circuit fermé et servent de support à des planchettes de bois grossièrement découpées. Ici, la canalisation ne transporte plus un fluide d’un point à un autre, mais fonctionne maintenant en boucle, sans finalité identifiable.
Christian Lefèvre, qui, dans cette exposition, constitue à lui seul le troisième groupe, a un ancrage permanent dans une nature qu’il reconstruit et façonne à partir d’objets recyclés et détournés de leur usage initial… Il se range à l’opinion de Léonard de Vinci qui déclare, dans ses Carnets, : « La nécessité est maîtresse et tutrice de la nature » ou bien encore « La nécessité est le thème et l’inventeur, l’éternel courbeur et loi de la nature. » Christian Lefèvre place d’emblée le rôle de l’artiste du côté de la nécessité, manifestation de cette naturata naturans, chère à Spinoza[5]. C’est donc en tant que démiurge qu’il se comporte, avec comme objectif de (re)créer la nature. À cette fin, il part de matériaux de récupération qu’il dévoie de leur finalité initiale. Ce processus de détournement « vise à bouleverser les habitudes perceptives et les modes de pensée, à banaliser le sublime, à sublimer le banal.»[6] C’est aussi, d’une certaine façon, loin de toute tentation mystique, un processus de rédemption, donnant une nouvelle vie à des matériaux – voire à des animaux ou à des végétaux – devenus inutiles, mis au rebut, réputés morts. Sa démarche n’est en rien finaliste. Il récuse la position aristotélicienne – « La nature ne fait rien sans objet »[7] – pour nous opposer la vision d’une nature imprévisible, incertaine dans ses tenants et ses aboutissants, aussi peu prédisposée dans ses comportements que l’est l’être humain. Cette humanisation le pousse même à poser les bases d’une psychologie de la nature, macrocosme mis en parallèle avec le microcosme humain. L’idée rousseauiste[8] de la bonté de la nature est aussi sérieusement mise à mal. Chez Christian Lefèvre, comme chez Maeterlinck – « La nature ne veut pas le bonheur »[9] – la nature peut être cruelle, pleine de pièges, rongée par des moisissures, par des champignons lignivores ou par les vers… L’artiste n’oppose pas le réel à sa représentation, une réalité à son image plus ou moins déformée, mais plutôt deux artefacts, l’un d’eux se comportant comme un semblant et l’autre comme un faux. C’est ainsi que, dans certaines de ses œuvres, les produits de la nature, comme le bois, sont amenés à se muer en produits manufacturés et les rebuts industriels à se substituer à des éléments naturels. De cet échange de rôles, surgit une véritable mise en scène d’une nature redéfinie ou recréée, dans laquelle le travestissement est de rigueur. Le paysage devient ainsi simultanément le support ou la trace d’un geste et la projection ou la mémoire d’une idée ou d’un état. L’instabilité est au cœur du propos de Christian Lefèvre qui, selon ses propres mots, « s’attache à montrer les sauts de l’œil, cet œil qui passe d’un objet à l’autre, cet œil vagabond qui remarque des détails aux quatre coins de son champ, qui se constitue une bibliothèque d’impressions. »[10] Si, comme l’affirme Leibniz, « La nature ne fait pas de sauts » [11], l’artiste, lui, est dans un état de déséquilibre persistant, de sauts permanents entre faux et semblant, entre idée et artefact, entre désir et accomplissement. De façon paradoxale, dans ces figurations de la nature, ce sont les éléments naturels qui semblent incongrus, à contre-emploi, comme des invités indésirables qui débarqueraient là où on ne les attend pas. Le semblant paraît faux et le faux devient semblant… Dans son exercice de (re)création de la nature, le démiurge Christian Lefèvre a donc pleinement réussi son exercice de déstabilisation, de va-et-vient, de réversibilité entre le concept de paysage et sa représentation matérielle, entre idée et artefact.
Le quatrième groupe réunit des artistes qui partent de petites choses sans importance auxquelles ils donnent une seconde vie, une sorte de rédemption toute empreinte de poésie.
Jean-Loup Cornilleau s’intéresse à des petits riens, à ce que Duchamp désignait sous le terme d’inframince. Il ramasse les objets les plus modestes, fragiles, proches de l’insignifiance, des restes indigents ou des déchets abandonnés. Dans une démarche qui instaure la lenteur en vertu cardinale, il met alors en scène ou assemble les butins dérisoires de ses modestes glanages, n’intervenant souvent que de façon minime, dans un esprit qui cultive le silence, le retrait, l’effacement, la nonchalance. Il butine plus qu’il ne produit, suggère plutôt qu’affirmer, prend le temps de la réflexion au lieu de s’agiter frénétiquement. N’a-t-il pas déclaré : « Les œuvres que je donne à voir sont davantage le résultat d’un art de vivre que d’un art de faire. Elles sont au plus proche de la fluidité de la vie avec ses moments d’intensité fragile. » Le miracle est que ces constructions délicates et sans prétention, qui ne cherchent à remporter l’adhésion de qui que ce soit, deviennent des réalités décisives, obsédantes, d’une présence intense, interpellant le spectateur en le forçant à décrypter le monde avec d’autres grilles de lecture que celles imposées par la routine ou les conventions sociales.
Nicolas Chatelain part également de choses dérisoires, de petites dimensions, de vétilles. Il cultive, lui aussi, la lenteur, non pas dans une inactivité contemplative mais dans la répétition de gestes simples, apparemment futiles, presque mécaniques, comme ajouter, chaque jour, une goutte de peinture dans chacune des alvéoles d’une structure spongieuse… Sans rien en attendre de précis… Il noue ainsi, pas à pas, dans l’espace d’un temps distendu, la trame d’une aventure, d’une histoire faussement anodine, confrontant une pratique personnelle obsessionnelle à un objet négligeable, que toute autre personne jugerait indigne de son intérêt. Dans son long processus de camouflage pictural, l’artiste recherche sans cesse un délicat compromis entre la dissimulation de la forme originelle et la préservation de sa texture et de ses propriétés essentielles. Ce n’est qu’au prix d’un effort de concentration que le spectateur arrive à identifier ce qui est dissimulé, qui s’impose alors avec une évidence d’autant plus criante que la reconnaissance en a été longue et difficile. Au terme de cet exercice mental, la broutille acquiert une présence auréatique qui la rend indispensable, qui la transfigure.
Les artistes du cinquième groupe sont fascinés par les matériaux, par leurs textures, mais surtout par les liants qui permettent de les associer, de les agglomérer ou de les enrober. Leurs compositions se situent dans la descendance des collages de Braque et de Picasso, relus, cependant, à la lumière des drippings de Jackson Pollock ou du ketchup et de la mayonnaise de Paul McCarthy.
Les œuvres de Sylvie Mas assemblent des objets de récupération, souvent empruntés à l’univers domestique, avec un liant – habituellement du plâtre – dans des compositions où le processus d’élaboration reste visible : tracés, lignes de coupe et de jointure, coulures du liant, matériaux de remplissage inégalement appliqués… Tout ceci suscite un sentiment d’incomplétude, évoque une maladresse qui appellerait des compléments d’actions, ce dont l’artiste se garde bien, car elles en ôteraient tout le mystère et la magie. Dans ses œuvres qu’un rien pourrait faire basculer à l’état de débris sur un chantier de démolition, l’artiste nous propose un champ de confrontations incessantes et de tensions irrésolues entre humanité et matérialité, entre stabilité et déséquilibre, entre fixité et mouvement, entre positif et négatif, entre mollesse et rigidité, entre douceur et agressivité, entre minimalisme et volubilité, entre burlesque et tragédie…
Chez Wilson Trouvé, les œuvres en volume sont réalisées à partir de matériaux banals, neufs ou de récupération. Elles sont toutes structurées par une grille orthogonale stricte, particulièrement évidente dans les pièces construites à partir de briques de Lego ou de Duplo. La fatalité de cette rigueur géométrique est contrariée par un très baroque[12] nappage de colle thermofusible qui fait penser au glaçage raté d’un gâteau extravagant. L’artiste crée ainsi une ambiguïté permanente et dérangeante entre l’apparence de ce que l’on voit et la matérialité des choses, ambiguïté que seul le toucher permettrait de lever. Mais le toucher reste interdit, créant un sentiment de frustration difficilement contrôlable : on transgresse en touchant ou on reste sur ses incertitudes. D’où cette sensation persistante, pour l’observateur des œuvres de Wilson Trouvé, d’être sans cesse ballotté entre équilibre et instabilité, entre subjectif et objectif, entre effusion incontrôlée et retrait réflexif…
Jérôme Touron procède, lui aussi, à une forme de nappage de matériaux préexistants. On se souvient de ses plaques de verre ou de Plexiglas enrobées de plusieurs couches de bandes adhésives, transparentes ou colorées, jusqu’à les dénaturer pour les transformer en objets autres. Sa démarche procède par déconstruction de l’existant – par floutage ou masquage – puis recomposition d’un monde aux potentialités élargies. Dans les pièces exposées ici, l’artiste travaille sur des plaques métalliques de récupération qu’il recouvre de minium, tout en laissant, çà et là, apparaître la texture brute sous-jacente, créant des formes qui évoquent des empreintes digitales. Au-delà du processus de déconstruction-reconstruction, on peut y déceler une volonté de s’approprier et d’individualiser, par marquage, des objets que l’abandon a rendus anonymes.
Samuel Aligand, représentatif du sixième groupe, cherche à matérialiser l’action, le passage de l’homme sur des matériaux communs. Sa prédilection va aux matières plastiques achetées dans des magasins de bricolage, qu’il pétrit, malaxe, extrude, enroule, noue, décolle, recouvre, remplit, dissout, ponce, colle, retouche, étale, cuit, verse, vide, évide, recycle… La vitesse et la spontanéité d’exécution jouent un rôle important dans son processus créatif. De ses productions, l’artiste écrit : « nourries par les formes de la nature, elles consistent à trouver des niveaux de figurations particuliers émergeant de processus. Je privilégie ceux qui permettent une action rapide pour un résultat immédiat, ménagé par une part de hasard. C’est une manière de faire place au surgissement de l’imprévu en se rapprochant de la vélocité et des aléas de la pensée dans des gestes qui amènent les matériaux à des états limites. » Les pièces résultantes, grandes ou petites, en deux ou en trois dimensions, présentent la double caractéristique de conserver des traces de leur fabrication et de révéler l’intériorité de l’artiste. C’est ce qui a amené un des commentateurs de ses œuvres à poser la question : l’aventure intérieure est-elle soluble dans la peinture ?[13] L’artiste imprime ainsi sa marque, physique ou mentale, sur une matière ordinaire qu’il finit par conformer à ses désirs ou à ses fantasmes, pour proposer un nouvel angle de vision du monde. Sa monumentale œuvre Jonction est le fruit d’un travail collectif avec des habitants d’Athis-Mons. Cette structure en PVC assemble les empreintes des participants à un stage de pratique artistique avec l’artiste. Ce sont les reliques – au sens étymologique de ce terme[14] – d’une histoire humaine, d’un ensemble de connexions et de relations éphémères que la matière domestiquée pérennise. Un matériau insignifiant s’anime donc, devient palimpseste, témoignage de strates d’aventures humaines et acquière ainsi une âme, faisant écho aux célèbres vers de Lamartine :
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?[15]
Le dernier groupe est, lui aussi, dans cette exposition, représenté par un seul artiste, Robert Saint-Cricq, qui donne la primauté à une forme de narration, de compte-rendu de voyages réels ou imaginaires, dans le présent et dans le passé… Avec la patience d’un entomologiste ou d’un herboriste en quête d’espèces rares, l’artiste écume les bric-à-brac des foires à la brocante, l’œil aux aguets, à la recherche de débris d’histoires révolues, d’objets usés, relégués, déchus ou abandonnés. Il collecte indifféremment et sans a priori des fragments de sculptures, des poupées déglinguées, des rouages et des jouets désuets, des mannequins de bois, des personnages découpés, des morceaux de bois ou de métal, des outils improbables, des objets insolites dont l’usage demeure incertain… Il les stocke dans son atelier et les laisse reposer plus ou moins longtemps. Un jour, il en rapproche quelques-uns en fonction d’affinités latentes, d’oppositions ou de complémentarités qu’il perçoit ou ressent et qui entrent en résonance avec sa sensibilité du moment. Il les extrait de sa réserve, les assemble et les fixe, les rehausse parfois d’un peu de peinture ou d’un trait de crayon… Les compositions résultantes peuvent être simultanément nostalgiques et humoristiques, tendres et cruelles, intimistes ou extraverties, oniriques ou provocatrices, évocatrices du monde merveilleux de l’enfance ou de la brutalité de celui des adultes. Sa démarche a une parenté évidente avec celle de Schwitters ou de Picabia mais le parallèle le plus frappant est à rechercher dans le travail des moines orthodoxes faiseurs d’icônes qui n’hésitaient pas à intégrer sur leurs panneaux peints des matériaux hétérogènes, précieux ou non, pour glorifier et magnifier leur sujet. Chez Robert Saint-Cricq, comme chez les lointains descendants d’Andreï Roublev, le vil matériau est transcendé, transmuté, transsubstantié par l’idée que matérialise l’œuvre, par le message qu’elle transmet.
Je l’ai déclaré dans mon propos liminaire, les regroupements et la classification que je viens d’opérer sont tout à fait subjectifs. Tout au plus pourra-t-on y discerner des linéaments de pistes de réflexion. Leur seul objectif est de susciter, chez le spectateur, une curiosité qui le poussera à procéder à ses propres rapprochements, à trouver des oppositions là où je suggère des affinités, des résonances quand je mets en avant des contrastes. Au visiteur de créer son propre cheminement au sein d’œuvres qui partagent toutes la capacité de subvertir les sens – et pas seulement celui de la vue –, de bousculer les idées préconçues sur la noblesse et l’insignifiance des matériaux qui concourent à réaliser des œuvres porteuses de sens, de bouleverser certaines valeurs trop sûres, à chambouler des repères que l’on croyait fiables… Et c’est dans ces remises en question que se situe un des rôles essentiels de l’art – et plus singulièrement de celui de notre temps –, celui de contribuer au sabotage de la pensée unique, du carcan des idées reçues et de l’esclavage du prêt-à-penser…
Louis Doucet, août 2013