Le poil à gratter…
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC
www.cynorrhodon.org
N° 100 – janvier 2021
ISSN 2264-0363
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Pourquoi ? Pour Qui ?
Dépouillement d’une enquête auprès de plasticiens
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[…] on devrait toujours se demander pourquoi un peintre a envie de devenir peintre, de quoi il a envie quand il peint, comment on voit cette envie dans ses peintures. Non, je vous dis, c’est toute l’histoire de la peinture qu’il faudrait refaire. Daniel Arasse[1]
Pourquoi et pour qui les artistes plasticiens travaillent-ils ? La réponse à ces questions a beaucoup évolué depuis l’émergence de la notion d’artiste, en Occident, quelque part au tournant des XIIIe et XIVe siècles. Dans la littérature, la plus ancienne mention du mot artiste apparaît dans La Divine Comédie de Dante, dans le chant XIII de son Paradis :
Se fosse a punto la cera dedutta e fosse il cielo in sua virtù supprema, la luce del suggel parrebbe tutta;
ma la natura la dà sempre scema, similemente operando a l’artista ch’a l’abito de l’arte ha man che trema.[2]
Cette apparition traduit un profond – et long – changement sociologique du rôle du plasticien. Ernst Kris et Otto Kurz déclarent : « Sans doute peut-on affirmer, en termes très généraux, que le besoin de nommer l’auteur d’une œuvre d’art est signe que celle-ci n’a plus une fonction exclusivement, rituelle ou, en un sens plus large, magique ; qu’elle n’est plus asservie simplement à une fin mais que l’appréciation de sa valeur s’est affranchie en partie de ce lien. »[3]
Pendant cinq siècles, le métier d’artiste (plasticien) était reconnu comme tel, avec son cursus d’apprentissage et ses épreuves de maîtrise, dont la soumission d’un morceau de réception à l’Académie, de 1663 à 1793, était, en France, la forme la plus récente. Pendant toute cette période, la question ne se posait pas. L’artiste travaillait, produisait, pour gagner sa vie, se nourrir, lui et sa famille, rétribuer les assistants de son atelier, en répondant à des commandes de l’État, de l’Église, de l’aristocratie et, dans une très faible mesure, de quelques mécènes roturiers. Ce qui primait alors, c’était de répondre à un cahier des charges, explicite ou implicite, et de satisfaire les désirs de qui avait passé commande.
Le XIXe siècle a vu un changement radical avec la disparition des commanditaires traditionnels non remplacés par la prise du pouvoir par une bourgeoisie peu encline au mécénat. Malraux le souligne : « […] l’art qui succède à celui qu’achetaient les aristocrates n’est pas celui qu’achètent les bourgeois, c’est celui que n’achète personne. »[4] Dans les années 1820, dans la descendance du romantisme, apparaît alors la notion de l’art pour l’art, théorisée par Théophile Gautier : « À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. »[5] Difficile de concilier de telles positions avec les idées utilitaires bourgeoises… L’idée de l’artiste pratiquant un métier utile s’est alors progressivement dissoute, jusqu’à nos jours, ce qui autorise Thibaut Soulcié à ironiser.
La littérature critique des XXe et XXIe siècles abonde de gloses, hypothèses, affirmations péremptoires, points de vue, suggestions et autres vaticinations sur les raisons qui poussent le plasticien à travailler : pourquoi ? et pour qui ? De façon assez curieuse, très peu des auteurs de ces volumineuses – et parfois passionnantes – dissertations se sont dit que, finalement, la meilleure méthode pour trancher serait de demander aux intéressés eux-mêmes… Peut-être considéraient-ils – et considèrent-ils encore – les artistes comme d’éternels mineurs, incapables de réfléchir et de s’exprimer, vivant aux crochets de l’État[6] et dépendant de ses subsides, jamais complètement désintéressés, comme l’évoque le dessinateur Michel Cambon :
Pour tenter d’obtenir une réponse à ces questions, dans la lointaine descendance des fameuses enquêtes menées, il y a une centaine d’années, par les surréalistes,[7] j’ai décidé de profiter de la période de confinement obligé du fait de la pandémie de Covid-19 pour lancer ma propre enquête. Le questionnaire suivant a été adressé à 332 plasticiens :
- Pour qui et pourquoi je peins, dessine, grave, sculpte, photographie, filme, crée des installations, réalise des performances… ?
- Qu’est-ce qui pourrait me faire arrêter de peindre, dessiner, graver, sculpter, filmer, créer des installations, réaliser des performances… ?
Un d’entre eux a répondu par des insultes ad personam sans rapport avec l’enquête. Sa réponse a donc été écartée. Il en est de même d’une plasticienne qui a répondu, de façon passionnante et pertinente, mais à une question, que je n’avais pas posée, sur l’effet du confinement et de la maladie sur le processus créateur. Je l’ai donc aussi écartée. 111 autres destinataires de l’enquête ont donné suite, souvent avec des commentaires d’accompagnement de leur réponse soulignant la pertinence d’un exercice qui les a obligés à réfléchir sur leur pratique : cela fait du bien de se poser ces questions, avoue l’un d’eux. À ceux-ci s’ajoutent 17 réponses de personnes qui n’avaient pas été initialement sollicitées, pour un total de 128 réponses.
Les contributions vont de quelques mots – quatre dans la version minimaliste – jusqu’à plusieurs pages dactylographiées. Parmi l’ensemble des plasticiens ayant répondu, on dénombre 73 femmes (57 %) et 55 hommes (43 %), répartition cohérente avec la réalité de la scène plastique actuelle. Leur âge s’étale de 23 à plus de 80 ans. Toutes les disciplines plastiques sont représentées : peinture, dessin, gravure, sculpture, céramique, photographie, vidéo, installation, performance, art conceptuel… On peut donc considérer cet échantillon comme représentatif.
1. Pourquoi arrêter ? Le tableau suivant fait la synthèse des réponses à la seconde question, celle pour laquelle un consensus se dégage largement. En effet, pour plus de 70 % des répondants, rien, si ce n’est la mort ou la maladie, ne peut les convaincre d’arrêter. On notera que, du fait de réponses multiples, le nombre total des réponses excède 128 et la somme des pourcentages dépasse 100 %.
La mort, la paralysie, une maladie invalidante… | 66 | 52 % | Rien… | 24 | 19 % | Des contraintes économiques ou financières… | 9 | 7 % | L’absence de public, l’impossibilité de montrer mes œuvres… | 9 | 7 % | Sentir l’inutilité de mon travail devant le monde extérieur… | 7 | 5 % | L’absence d’idées, d’inspiration… | 6 | 5 % | Le manque de désir, d’envie… | 5 | 4 % | L’ennui… | 4 | 3 % | Le sentiment de me répéter, de tourner en rond… | 3 | 2 % | La perte de sens de mon travail… | 3 | 2 % | Le système néolibéral de marchandisation de l’art… | 2 | 2 % | N’ont pas répondu à cette question… | 4 | 3 % | Réponses uniques :
- Le découragement face à une scène artistique peu accessible…
- Ne plus avoir de réponses plastiques satisfaisantes aux questions concernant l’histoire de la sensibilité et de la pensée picturale…
- Ma propre vanité et/ou la bêtise en général…
- Mes doutes, mes limites…
- Atteindre un état d’extase permanente…
- Arriver au bout de ma recherche…
- L’Absolu…
- De nouvelles techniques d’images virtuelles…
- Quand ma peinture atteindra le niveau de perfection de mon projet initial…
- Lorsque je ne serai plus amoureux – amoureux d’une personne, amoureux de la vie, amoureux de choses et d’autres, et d’autres encore…
- Un dégoût de l’art ou de mon propre travail…
- Ne plus pouvoir aimer, ne plus pouvoir donner…
| 11 | 9 % |
Seules 9 (7 %) personnes ayant répondu ont mentionné les contraintes économiques ou financières pour cause potentielle d’arrêt de leur activité, le même nombre que celles évoquant le manque de possibilité de montrer leur travail. Il faut manier ces données avec précaution car elles sont particulièrement biaisées. En effet, le questionnaire n’a été envoyé qu’aux plasticiens en activité et, partant, retourné par eux seuls. Une analyse complémentaire, sur la base des 611 artistes internationaux vivants figurant dans notre collection, constate que 37 (quasiment autant de femmes que d’hommes) ont abandonné toute pratique plastique pour des raisons économiques, ce qui représente 6,5 % du total. Un pourcentage qui n’a rien de négligeable. Si on se limite aux artistes travaillant en France, ce ratio s’établit à 6 %. Ce seraient donc près de 20 % des plasticiens qui ont renoncé ou renonceraient à leur activité pour des raisons économiques, financières ou par manque de pouvoir montrer leurs productions…
Combien de Mozart assassinés parmi eux ?
2. Pour qui ? De façon assez inattendue, un tiers des répondants ont éludé la réponse à la question pour qui ? Il ne peut s’agir de négligence ou d’oubli, mais probablement de réticences à formuler une réponse à une interrogation dérangeante, embarrassante. Il faudrait, à travers une enquête plus ciblée, déterminer ce qui relève ici de la pudeur, du non-dit ou d’autres raisons.
Ceci étant dit, sans remettre en cause la sincérité des réponses, 59 % des plasticiens ayant répondu à cette question commencent pas déclarer pour moi. 38 % sans autre précision. 14 % ajoutent et pour ceux qui se retrouveront dans mes œuvres et 7 % et pour les autres. Les autres réponses sont minoritaires et peu instructives. L’ensemble est résumé dans le tableau ci-dessous.
N’ont pas répondu à la question… | 42 | 33 % | Pour moi… | 33 | 26 % | Pour moi et pour ceux qui se retrouveront dans mes œuvres… | 12 | 9 % | Pour les autres… | 8 | 6 % | Pour moi et pour les autres… | 6 | 5 % | Je ne sais pas… | 5 | 4 % | Je ne me pose pas la question… | 4 | 3 % | Pour mes proches… | 2 | 2 % | Réponses uniques :
- Pour la Vie…
- Pour le public.
- Pour quelque chose de plus grand que moi…
- Pour tous ceux qui, comme moi, cherchent…
- Pour le système et pour que les nantis puissent placer leur trop-plein d’argent…
- Pour Pinot simple flic…
- Pour moi et pour la Cité…
- Pour l’Absolu…
- Pour des inconnus…
- Pour le Rien…
- Pour ceux qui auront envie d’acheter mon travail…
- Pour le regardant…
- Je m’en moque…
- Pas pour un destinataire précis…
- Pour la postérité…
- Pour moi, pour mes proches et éventuellement pour des visiteurs…
| 16 | 12 % |
Je ne sais trop comment interpréter cette forme de retour à l’art pour l’art dans lequel les plasticiens, dans leur grande majorité, placent leur satisfaction personnelle avant toute autre considération altruiste, commerciale ou mercantile. Il ne peut s’agir, ici, de posture. Je connais en effet personnellement la plupart des répondants et leur sincérité coutumière ne peut être mise en doute. Tout au plus, dans une faible mesure, pourrait-on concéder, pour ceux qui se sont abstenus de répondre à cette question, un accès de pudeur.
Il faut donc admettre que les plasticiens de notre temps ont pleinement intégré la constatation de Malraux que l’art qui se fait aujourd’hui est « celui que n’achète personne. » La quasi-totalité des artistes sont donc amenés à exercer une activité alimentaire – souvent dans l’enseignement, mais parfois dans des domaines tout à fait inattendus[8] – en sus de celle de création plastique pour continuer à vivre et à produire. Ceci ne va pas sans se faire au détriment de leur activité principale et se solde, comme nous l’avons vu, dans près de 20 % des cas, par l’abandon de celle-ci.
3. Pourquoi et pour quoi ? C’est cette question qui, de façon prévisible, a suscité le plus grand nombre de réactions : près de 250 propositions distinctes, chaque répondant en ayant donné un nombre variable allant d’une à une cinquantaine… Celles-ci se répartissent en deux groupes. Le premier, moins nombreux, est celui qui répond à la question Pourquoi ?, avec des propos débutant avec par ou parce que qui sonnent comme des justificatifs de l’activité plastique.
Les réponses commençant pas le mot par sont les suivantes :
- amour de l’irrationnel…
- asservissement, en ne me donnant pas d’autres choix…
- aveuglement de croire que l’on a trouvé…
- besoin d’exister tout en restant libre…
- besoin de confronter mon travail à un public…
- besoin de vérité, de ne pas se laisser tromper des faussetés déguisées…
- cogitation où le conscient se mêle à une réflexion irréaliste…
- croyance en ce que je fais…
- désir…
- espoir d’échange, d’écoute, de compréhension…
- foi…
- folie, indéfiniment sans fin…
- gratitude : la vie vaut d’être vécue…
- inquiétude de la perte, du drame, de la mort…
- manie de recommencer éternellement autrement…
- manque d’imagination…
- nécessité…
- nécessité comme un besoin aussi vital que marcher dans la nature ou respirer…
- nécessité, pour le sens que cela donne à ma vie…
- nécessité, pour pallier ce dont je crois manquer…
- passion exclusive, impérieuse et égoïste…
- passion pour le fait de réaliser quelque chose de mes mains…
- plaisir (deux fois)…
- rage de comprendre…
- refus d’abandonner…
- sadisme…
- snobisme…
- soif de lire entre les lignes…
- une sorte de refus plutôt que dans une volonté…
Et celles débutant avec parce que :
- c’est avant tout un besoin, presqu’aussi fort que manger…
- c’est ce que j’aime faire, c’est ma vie…
- c’est ce que je sais faire de mieux…
- c’est l’activité que je maîtrise le mieux…
- c’est l’une des seules nécessités qui me lient à la vie…
- c’est la seule activité qui puisse donner un véritable sens à mon passage sur terre…
- c’est la seule façon de poser des images sur mes pensées…
- c’est le seul moyen de gagner une indépendance créative…
- c’est mon moyen de communiquer mes émotions aux autres…
- c’est mon plus grand plaisir…
- c’est plus fort que moi…
- c’est un acte de vie, une tentative de survivre au-delà de mon propre espace-temps, de faire exister les idées issues de ma sphère mentale, de les matérialiser pour les amener vers l’autre…
- c’est un besoin impérieux de mon âme qui ne me laisse pas tranquille tant que l’idée n’est pas réalisée…
- c’est un besoin profond qui participe à mon équilibre personnel…
- c’est un besoin…
- c’est un défi, un challenge à relever…
- c’est un refuge, ou j’aime me retrouver, qui me plonge parfois dans un grand désarroi mais aussi qui est de l’ordre de l’intime…
- c’est une nécessité assez tyrannique à laquelle quelquefois j’aimerai échapper…
- c’est une nécessité personnelle…
- c’est une nécessité pour être en équilibre avec moi-même…
- c’est une nécessité pour nourrir mes réalités du sensible et de l’intelligible…
- c’est une nécessité qui m’apporte une grande richesse intérieure…
- c’est vital pour moi…
- cela déclenche une joie…
- cela fait partie de ma vie, de moi, c’est une évidence…
- cela me rend curieuse du monde qui m’entoure…
- j’ai le sentiment troublant, et un peu mégalomaniaque, de créer ce que je réalise…
- j’ai toujours viscéralement des choses à dire, à exprimer autrement qu’à travers des mots…
- j’aime cela, à la fois dans sa dimension physique et intellectuelle…
- j’aime peindre plus que tout autre chose au monde…
- j’en ai besoin (deux fois)…
- j’en ai besoin pour mon équilibre, pour exprimer ce que je ne peux dire ou écrire…
- j’en ai besoin, pour chercher la beauté, supporter le monde…
- j’en ai envie…
- je ne peux pas faire autrement c’est une nécessité…
- je ne sais faire que ça même si ramasser des poireaux, je peux le faire…
- mon âme oblige ma raison…
- mon œil redessine toujours ce qu’il voit, le recadre essaie de l’imaginer sous son meilleur angle…
On le constate, en ligne avec les réponses à la question pour qui ?, celles-ci sont presque exclusivement centrées sur l’artiste, sur sa nécessité intérieure, ses désirs, ses pulsions, ses peurs, ses envies… bien plus que sur les exigences ou les contingences matérielles, quasiment absentes de l’inventaire.
Le second groupe, le plus riche, est celui dont les réponses à la question Pour quoi ?, débutant avec le mot pour, expriment le sens, le but, la mission… que les plasticiens donnent à leur travail. Plutôt qu’en faire une synthèse, qui serait réductrice, je préfère livrer, ci-dessous, les verbatim extraits de la quarantaine de pages des réponses.
- abattre tous les impératifs quotidiens…
- aborder des sujets, des émotions et des sensations qui autrement ne s’imposeraient pas ou peu dans ma vie quotidienne…
- aller vers une idée et que cette idée me porte ensuite…
- apaiser des tensions…
- appréhender autrement le monde dans lequel je vis, le regarder, le décortiquer, le soupeser, pour me l’expliquer, inventer mes propres réponses et éventuellement les partager…
- apprendre de la confusion…
- attester de ma présence au monde, entretenir mon rapport au réel et le partager avec d’autres…
- avancer, expérimenter, apprendre, comprendre, mémoriser, me dépasser, me rassurer aussi…
- avoir un destin, un objectif dans ma vie et me sortir d’une sombre gangue…
- changer le monde…
- chercher le beau, la transcendance aussi…
- combler un besoin existentiel…
- communiquer à un niveau plus profond…
- communiquer, comprendre, questionner mon rapport au monde…
- contrecarrer mes pulsions…
- contrer la monotonie, l’ennui…
- contrôler : pure lubie…
- converser avec mon intérieur…
- créer un dialogue avec les autres, une manière d’échanger, d’entrer en contact…
- créer un espace de liberté dans lequel je plane comme les hirondelles dans le bleu du ciel…
- créer un lien, un échange, une émotion partagée…
- créer une résonance, exprimer mes émotions face au monde qui nous entoure…
- danser…
- défier ce qui est prétendument impossible…
- démasquer des sens cachés…
- dénouer, déplier, déployer une pensée…
- dépasser, consacrer, ouvrir…
- déranger avec ambivalence…
- des actes qui l’emportent plus fort que la timidité ou l’invisibilité…
- digérer, me régénérer…
- donner à voir de l’impalpable, du déformé…
- donner du sens à mon existence, voir plus loin que les petites contingences du quotidien, pousser les murs, rejoindre la voûte céleste, tutoyer mon moi sauvage, m’épanouir…
- donner du sens au mystère, créer des liens imaginaires, colorés entre ses différents éléments…
- donner à voir, à entendre, à réfléchir, pour poser un ensemble de questions…
- échanger : l’objet d’art est langue…
- échanger, apprendre, bénéficier d’autres regards…
- échapper à la finitude.
- éclaircir l’effet d’un secret de famille…
- entrer dans un espace de créativité dans lequel je me sens libre, où le temps diffère…
- entretenir l’estime de moi-même…
- éprouver mes propres résistances…
- être au monde, pour me comprendre…
- être dans cette profondeur de l’être, en lien avec le mouvement et la transformation d’un tout qui nous échappe et le partager…
- être en lien avec le monde qui bouge…
- être en vie…
- être le maître quelque part, pour contrôler quelque chose quand on a souvent le sentiment de subir par ailleurs…
- être libre…
- être traversé, sortir de moi et accueillir ce qui vient…
- être…
- évacuer le superflu…
- exister, être présente à la vie et au monde…
- exister…
- exorciser l’horreur, la peur du vide, du néant tirer du vivant…
- exorciser, négocier avec des forces antagonistes…
- explorer le monde d’une autre façon…
- exprimer des choses personnelles que les mots réduiraient en intensité…
- exprimer la beauté du monde…
- exprimer librement des choses personnelles que je ne sais pas dire avec des mots…
- exprimer mes joies et mes peines et les partager aux autres en espérant que cela les touche et les aide de quelque manière que ce soit…
- exprimer une forme de liberté, pour me rendre plus vivant…
- faire céder la douleur…
- faire connaissance de moi, m’installer dans un autre monde, un autre espace-temps, le temps de la création…
- faire douter tout en nuances…
- faire résonner en dedans…
- faire ressurgir des émotions fossiles…
- fuir l’ennui…
- gagner ma vie…
- hurler (un peu et doucement) aux autres mon intuition de l’existence d’un vide (immense)…
- imaginer de nouvelles formes tangibles…
- insuffler à la vie ce je-ne-sais-quoi de sensible…
- interpréter, rendre compréhensible…
- inventer une relation au monde qui me permette d’y trouver ma place…
- jouer…
- l’Absolu…
- l’échange et le regard extérieur, qui permet de sortir de mon travail, de le voir sous un autre angle, pour une prise de conscience et une remise en question…
- l’expérience individuelle, qui se transforme en expérience collective, lorsque le travail est montré, partagé…
- la joie ressentie à l’envie de me saisir d’un instrument pour donner un peu de sens à ce que je ressens et à ce qui me traverse…
- la liberté que cela procure et pour assumer pleinement cette liberté…
- la vie et l’expérience, l’aventure que cela représente…
- laisser vagabonder mes idées sans contraintes, laisser surgir l’inconscient, le subconscient, une planète de liberté et d’oubli des responsabilités, des problèmes familiaux ou de société, un espace qui redonne une énergie…
- le plaisir d’explorer de nouveaux procédés, de nouvelles écritures, tracer, colorier, creuser les strates de ma mémoire et puis recommencer…
- le plaisir de faire ce qui me trotte dans la tête…
- le plaisir de l’élaboration, de construire quelque chose qui grossit, se développe et qui donne l’impression de progresser, d’être en recherche et de trouver des solutions…
- le plaisir de la perception, d’écouter mes sensations, dans la matière…
- le plaisir et le doute que cela implique et le processus d’être à l’origine et à la fin d’un travail…
- le rien…
- lutter contre ma propre nature…
- m’affranchir d’une condition personnelle particulière…
- m’aider à trouver ma position devant et avec le désastre, les yeux ouverts…
- m’évader, recentrer, respirer, oxygéner et me ressaisir…
- m’exiler de ma zone de confort…
- matérialiser ce que j’aspire à voir, à palper, à toucher…
- me confronter à ce qui résiste…
- me développer, rendre mon existence plus forte, passionnée…
- me laisser surprendre par ce qui advient sur le support…
- me mesurer, mesurer mon intériorité…
- me permettre de m’enrichir intellectuellement…
- me questionner face au monde…
- me relier…
- me sentir créative…
- me vider et me rendre disponible, déplacer ma perception et être disponible à ce qui advient…
- mettre à l’épreuve une vision unique, autoritaire…
- mettre en forme un souvenir que je n’ai pas…
- mettre en lumière mes inconscients troublés…
- mieux comprendre qui suis-je et comment je suis présent au monde…
- mieux vivre, rêver éveillé…
- montrer tout qui s’est tu, tout ce que je ne saurais pas donner à voir verbalement…
- ne pas mourir…
- ne pas passer un peu à côté de ma vie……
- ne pas perdre la curiosité du monde et le désir de fabrication artistique…
- ne pas sombrer, c’est-à-dire conserver l’attitude questionnante qui me permet parfois, de capter le réel…
- offrir au spectateur une part de ma sensibilité, de mon imaginaire…
- offrir mon cœur à l’autre…
- partager ma proposition et mon point de vue…
- partager un point de vue et non une vérité…
- partager, donner à voir ce que je produis pour le regardeur qui saura, qui acceptera de se laisser toucher…
- partager, mieux entendre…
- perdre mes repères, pour conquérir une certaine indépendance d’esprit…
- poursuivre mes jeux d’enfant tout en gagnant honnêtement ma vie…
- pouvoir dire une histoire dans une autre histoire, dans celle qui a un grand H…
- prendre à bras le corps mes peurs…
- prendre conscience du temps qui passe, de la vie qui nous est imposée par la société…
- proposer une réponse à la déchéance inéluctable…
- protéger l’invisible du sensible…
- qu’une grâce soit rendue et que nous y trouvions l’occasion d’articuler le monde dans son chant…
- que la vie ne s’arrête pas…
- que ma création plastique soit l’extension du domaine de mon cerveau…
- que mes œuvres existent, pour elles-mêmes…
- que mes rêves s’effacent ne s’effacent pas…
- questionner mes propres croyances…
- quitter le port pour aller nulle part…
- raccommoder, sublimer, transmuer…
- ralentir le temps et donner corps à quelque chose qui m’échappe, heureusement…
- ralentir, être dans l’expérience, silencieuse et mystérieuse de la création, être dans ma création…
- rassembler, ordonner, reconstruire avec indulgence…
- réactiver ma pensée…
- rechercher solitude et singularité…
- recréer, jouer à Dieu…
- ré-envisager un passé…
- ré-exprimer une peur…
- regagner de l’estime de moi-même…
- rendre mes créations visibles de tous…
- rendre perceptible la fragilité de toutes choses ou pensées…
- réorganiser, comme on soigne un malade…
- répondre à cette pulsion créatrice qui ne me lâche pas…
- répondre à la mort, la défier, en essayant d’y incarner mon rapport le plus intime au vivant sous toutes ses formes…
- répondre à une envie irrépressible d’aller chercher ce qui est enfoui au fond de moi…
- le plaisir de voir naître une forme comme un miracle de la rencontre d’un support, d’un outil, d’un matériau et de la main…
- re-sensibiliser nos sens…
- respirer, échapper au quotidien, prendre un chemin sur lequel on marche sans savoir où on va, avec l’idée d’avancer, de chercher…
- respirer…
- restituer un vécu personnel…
- retranscrire le monde…
- retrouver un moment de grâce…
- révéler ma vulnérabilité…
- rêver, me projeter, me questionner sur ce que et qui je suis……
- revivifier, donner de la substance…
- m’extirper des autres, du monde, de la réalité…
- séduire le regard d’un amateur passionné et chercher l’approbation des professionnels de l’art que j’estime…
- sensibiliser sur un sujet…
- signifier quelque chose de plus grand que moi dont la beauté et le sens véritable m’échappent en partie…
- sortir de la lourdeur de vivre, pour donner sens à mon existence…
- souligner l’essence transitoire des choses…
- survire à un extérieur métallique, dur, pour le transformer, le fondre, et voir ce qui se passe et utiliser tous ses potentiels de transformations…
- survivre, en empoignant un événement, en le manipulant plutôt que d’être manipulé…
- tenir à distance le quotidien qui pourrait m’ennuyer…
- toucher profondément une personne qui m’est étrangère…
- toucher, m’approcher au plus près…
- traduire une émotion…
- transmettre aux générations suivantes l’art comme recherche de la Beauté…
- valider l’arbre, de temps en temps l’oiseau s’y envole…
- vivre…
- vivre ce moment ou quand je créé, il se passe autre chose qui va plus loin que la pensée et la maîtrise…
- voir ce que je peins…
Une fois encore, on le constate, les revendications universalistes sont bien peu nombreuses dans cet inventaire. Le plasticien de notre temps se positionne d’abord par rapport à son moi, son expérience personnelle, son vécu… qu’il veut bien communiquer ou partager, sans insistance ni autorité, à qui veut bien s’y intéresser… Et tant pis pour qui n’y est pas sensible… Une fois de plus, Malraux a vu juste : l’art de notre temps ne cherche pas à se vendre parce qu’il ne se vend pas…
Le processus créateur de nos artistes contemporains est donc essentiellement autotélique, destiné à créer une satisfaction pour son auteur bien plus que pour un improbable regardeur de l’œuvre résultante. On revient donc aux fondements de l’art pour l’art, dans lequel le dessein artistique est la seule justification de l’œuvre. Nietzche y voit un moyen d’éliminer les considérations morales de la pratique artistique : « La lutte contre le but en l’art est toujours une lutte contre les tendances moralisatrices dans l’art, contre la subordination de l’art sous la morale. L’art pour l’art veut dire : Que le diable emporte la morale ! – Mais cette inimitié même dénonce encore la puissance prépondérante du préjugé. Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les hommes, il ne s’ensuit pas encore que l’art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art – un serpent qui se mord la queue. Être plutôt sans but, que d’avoir un but moral ! ainsi parle la passion pure. »[9]
Pour éviter la stérilité de ce « serpent qui se mord la queue », il faut donc substituer aux « tendances moralisatrices » quelque chose d’autre. Aujourd’hui, la notion de morale, en art comme ailleurs, a perdu toute signification, toute portée. Elle a été remplacée par la bien-pensance et le conformisme dont la dictature est au moins aussi castratrice et pernicieuse que ne le fut, autrefois, celle de la morale. C’est donc de ce nouveau joug que les plasticiens doivent s’affranchir pour continuer à exister…
Et l’enjeu n’est pas négligeable car, à ne pas réagir, on risque de tomber dans ce que Walter Benjamin qualifiait de théologie de l’art[10] qui le désocialise et peut faire le lit du fascisme et des totalitarismes… Esthétisation du politique ou politisation de l’art…[11] Éternel débat… Prudence donc… En un temps où Gramsci est revendiqué par l’extrême-droite, il faut se méfier de tout détournement idéologique. Nous comptons sur les plasticiens pour s’opposer, de toute leur énergie, aux tentatives de récupération des arts plastiques pour des causes indignes… Morales, amorales ou immorales…
Louis Doucet, juillet 2020
[1] La toison de Madeleine, in On n’y voit rien – Descriptions, 2000.
[2] Entre 1303 et 1321 : Si la cire était ductile à point, et que le ciel fût dans sa plus haute vertu, la lumière du sceau apparaîtrait tout entière ;
mais toujours amoindrie la rend la nature, opérant comme l'artiste, qui a l’habitude de l’art et une main qui tremble.
[3] Ernst Kris & Otto Kurz, in Die Legende vom Künstler. Ein geschichtlicher Versuch, 1934.
[4] In Le Musée Imaginaire, 1947-1965.
[5] In Mademoiselle de Maupin, 1934.
[6] Voir Louis Doucet, « Aux crochets de l’État… », in Subjectiles VII, 2017.
[7] Plutôt dans la lignée de la première des sept principales : Pourquoi écrivez-vous ? (Littérature, n° 9, novembre 1919). Que faites-vous lorsque vous êtes seul ? (Littérature, nouvelle série, n° 1, mars 1922). Le suicide est-il une solution ? (La Révolution Surréaliste, n° 2, 15 janvier 1925) Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? (La Révolution surréaliste, n° 12, 15 décembre 1929). La Mâchoire de la dialectique (Nemoguće, mai 1931). L’humour est-il une attitude morale ? (Nadrealizam danas i ovde, n° 1, juin 1931). La rencontre la plus importante de votre vie ? (Minotaure, n° 3-4, décembre 1933).
[8] Veilleur de nuit, gardien de musée, ouvrier spécialisé, manœuvre, standardiste de nuit pour un service d’urgence… Mais aussi chirurgien, art-thérapeute, architecte, ingénieur, graphiste, consultant en stratégie commerciale…
[9] In Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau, 1888.
[10] In L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1935.
[11] Ibidem.
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