Marchez doucement car vous marcher sur mes rêves
William Butler Yeats[1]
Plus une chose est noble et parfaite, plus elle est lente à mûrir
Arthur Schopenhauer[2]
Si, comme je l’ai fait quand j’ai été confronté pour la première fois à des travaux de Mélanie Pasquier, le regardeur passe trop rapidement devant ses dessins ou ses peintures, il rate quelque chose d’essentiel, comme s’il engloutissait un met délicat sans prendre le temps d’en apprécier toutes les saveurs. Les œuvres de cette artiste se méritent, requièrent du temps pour les pénétrer et s’en imprégner mais le résultat de ce faible effort initial est grandement récompensé.
Au premier abord, ses peintures n’ont rien du clinquant qui force une attention immédiate, trop souvent déçue par une observation plus attentive. Elles présentent des plages de couleurs éteintes, sourdes, terreuses, presque diaphanes, qui se comportent comme des voiles qui, percés par le regard, font découvrir un monde grouillant d’objets rampants, hybrides, énigmatiques, fantastiques, non identifiables dans leur globalité mais qui multiplient des détails précis empruntés au monde réel. L’univers ainsi révélé – au sens photographique de ce mot – peut, selon la sensibilité de l’observateur, être ressenti comme onirique, poétique, fantasmagorique ou anxiogène, régénérateur de souvenirs, mentaux ou tactiles, effacés. Elles illustrent, s’il le fallait encore, la loi de la mathématique existentielle exposée par Milan Kundera : « […] le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli[3]. » L’homo anthropocenus, condamné à la vitesse et fasciné par elle, délaisse ainsi les vertus et les bienfaits de la lenteur, seul moyen pour préserver la mémoire…
La lenteur est donc centrale dans l’œuvre de Mélanie Pasquier. Elle semble faire écho à un propos de Vladimir Jankélévitch : « La vie affective, à condition d’être sincère et pure de tout apocryphe, est donc une lenteur et un attardement[4]. » De sa démarche, Mélanie Pasquier écrit « Entre traits et matière, un voyage sensoriel. Le point comme un atome, le corps de l’œuvre en gestation, fruit d’une lenteur nécessaire[5]… » Lenteur nécessaire et attardement tant pour l’artiste qui crée ses œuvres que pour le spectateur qui les contemple et s’applique à les déchiffrer. Bien que leurs univers soient radicalement différents, on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre ses travaux de ceux d’Yves Tanguy et, plus particulièrement, de son Jour de lenteur, 1937.
Le mot gestation, utilisé par l’artiste dans son propos, cité ci-dessus, n’est ni anodin ni accidentel. Elle déclare volontiers qu’une partie de son inspiration, qu’elle qualifie de dérivante, provient d’images qui se sont imposées à son esprit pendant sa seconde grossesse. Dans les toiles de sa série Un nouveau monde, 2018, on découvre des enchevêtrements de formes humaines, un cerveau abandonné sur un fond marin, des os, des dents, des poils, des figurines, un œil de cyclope flottant entre deux eaux, la queue d’un chat, une patte de cerf, une oreille de lièvre, des êtres unicellulaires qui prolifèrent, des plantes, des minéraux… Des objets inquiétants, étranges, parfois hésitants, des bribes éparses de réminiscences plus ou moins précises, de rêves ou de cauchemars. Le tout dans un délirant et fascinant imbroglio visuel qui ne peut que déstabiliser le regardeur et le pousser à s’interroger, à projeter ces images sur sa propre expérience de la vie. Se mêlent, dans ces compositions, des considérations sur la fertilité de la terre, sur ses relations au vivant, à la mythologie et, plus particulièrement, aux divinités solaires, infernales ou souterraines, dans une tentative de toucher à la connaissance des formes abstraites qui se cachent derrière les objets ou les paysages familiers. Peut-être l’artiste entre-t-elle en résonance avec Voltaire qui écrivait, en son temps : « Le monde avec lenteur marche vers la sagesse[6]. »
La technique de Mélanie Pasquier, pour originale qu’elle soit, s’inscrit cependant dans la grande tradition picturale occidentale. Outre l’indéniable influence surréaliste, notamment celle d’Yves Tanguy, déjà mentionnée, de Wolfgang Paalen ou de Jacques Hérold, on peut y retrouver les points et les traits incisifs et acérés des gravures d’un Dürer, le grouillement profus et animé des compositions de Jérôme Bosch, la texture et les colorations des fresques de la première Renaissance italienne, le sfumato d’un Léonard de Vinci et de ses confrères, la monumentalité des grands maîtres du baroque italien, les transparences et superpositions d’images d’un Picabia et bien d’autres choses encore… J’y discerne aussi, dans le cadrage et la mise en page des sujets, une lointaine dette envers les ukiyo – 浮世 – ces mondes flottants des estampes japonaises du XVIIe siècle.
La stratification d’images est une composante structurante des peintures de Mélanie Pasquier. Elle traduit picturalement un processus de résurrection mémorielle, superposant des souvenirs ou des expériences visuelles, tactiles ou mentales, tout en mettant en avant leur résilience ou leur capacité de transformation face aux accidents et aléas de la vie physique ou affective. Ce sont autant d’environnements empilés qui se dévoilent comme les décors d’un théâtre intime dont les rideaux de scène translucides laisseraient deviner ce qui se passe derrière…
Ses séries Stones of Chaos, 2022-2023, et Nuées, 2023-2024, sont emblématiques de ce processus. Dans la première, une forme massive joue le rôle d’une sorte d’imposante Statue du Commandeur dominant de toute sa hauteur, imposante et menaçante, une narration dense et fourmillante. La seconde nous plonge dans des fonds aquatiques – ou amniotiques ? –, oniriques, rassurants ou inquiétants, dans lesquels dérivent des formes indécises, algues et flore sous-marine, des tentacules démesurés, tous improbables mais traités avec le souci du détail d’une planche d’un atlas de minéralogie, de botanique ou d’anatomie animale.
Le spectateur est ainsi invité à feuilleter du regard l’épaisseur et la densité d’un univers dont il doute de la réalité tangible mais qui finit par l’absorber, l’entraîner, lui faire perdre pied dans une vertigineuse mise en abyme. Il est poussé à remettre en cause la centralité de l’être humain dans ce maelström de perceptions qui excitent tous ses sens. Il en vient à évoquer le concept des Grands transparents développé par André Breton : « L’homme n’est peut-être pas le centre, le point de mire de l’univers. On peut se laisser aller à croire qu’il existe au-dessus de lui, dans l’échelle animale, des êtres dont le comportement lui est aussi étranger que le sien peut l’être à l’éphémère ou à la baleine. Rien ne s’oppose nécessairement à ce que ces êtres échappent de façon parfaite à son système de références sensoriel à la faveur d’un camouflage de quelque nature qu’on voudra l’imaginer mais dont la théorie de la forme et l’étude des animaux mimétiques posent à elles seules la possibilité[7]. »
Les minutieux dessins de Mélanie Pasquier, notamment ceux de sa série des Conjurations, 2021-2022, sont, selon ses propres mots, protecteurs[8]. Ils se comportent comme des amulettes ou des porte-bonheur, faisant apparaître, pour qui prend le temps – encore et toujours la lenteur ! – de les regarder avec attention, des silex, des plumes, des coquilles, des feuilles, des fleurs… Instruments inattendus d’un rituel intime, ils invitent le regardeur à s’interroger sur leurs origines et sur leurs fonctions, à porter un regard autre sur le monde, à s’ouvrir, à partager angoisses et espoirs, à renouer une forme de communion avec la Nature.
Dans les dessins de la série Nuées, 2024, le bloc minéral – la Statue du Commandeur évoquée ci-dessus – projette une ombre qui dessine une silhouette animale ou végétale complexe, dans une sorte de métamorphose à rebours. Pour l’artiste, il s’agit, ici, d’évoquer les éboulements qui jalonnent nos vies, ces chutes qui s’abattent sur nous telles des nuées ardentes[9] lesquels constituent autant de marqueurs de l’existence, d’opportunités de conjurer la peur du futur, de rebondir, de se relever, de repartir sur d’autres bases : une destruction porteuse d’espérance…
Entre évanescence et ancrage terrestre, entre matérialité et visions fantasmées, entre familiarité et inquiétude, entre manifestation de l’émergence de la vie et son extinction, les compositions de Mélanie Pasquier ouvrent une sorte de boîte de Pandore, libérant une multitude de sollicitations physiques et émotionnelles qui saisissent le spectateur et l’entraînent, à son corps défendant, dans un vertigineux processus d’introspection, dans une archéologie de l’intime dont il ne ressort jamais indemne.
Louis Doucet, mai 2024