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Le poil à gratter… 
Lettre d’information de Cynorrhodon – FALDAC  
www.cynorrhodon.org  


N° 148 – janvier 2025  

  ISSN 2264-0363
 

Les Feuilles de peinture de Sylvie Turpin







Feuilles de peinture





















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Laurence Papouin, Sans titre (Déroulement rose), 2016


Lucio Fontana, Concetto spaziale, Attese (T.104), 1958


James Guitet, 100/100.1.82, 1982


James Guitet, 4P.7.81.(2), 1981


James Guitet, A Cimabue, 1983


Marcel Duchamp, Prière de toucher, 1947


Al Martin, Peinture inversée, 2002


Al Martin, Peinture inversée [détail], 2002

Il faut que la peinture serve à autre chose qu’à la peinture.
Henri Matisse[1]

La peinture n’est autre qu’une idée des choses incorporelles.
Nicolas Poussin[2]

Pour Sylvie Turpin, les trois acceptions du mot peinture – le matériau utilisé par le peintre, le protocole, plus ou moins codifié, de son application sur un subjectile et le produit résultant – ne font qu’une. Chez elle, le processus est le facteur structurant de son œuvre. C’est, selon ses propres mots : « au sens strict du terme, ce qui se déploie et prend corps suite à une action sur la matière. C’est le temps propre à la technique, d’une technique au service de la forme qui est en train de se faire. […] d’autre part, dans un second temps, le processus est ce que je considère dans le libre essor de ses propriétés, sa chimie et sa physique, et que je n’avais pu prévoir. Ce temps d’observation est essentiel car il induit une sorte de ligne de déviation qui, soit agrandit et étend mon geste, soit s’y oppose et le retient[3]. » Et d’ajouter : « L’œuvre est l’intervalle mouvant entre ces deux pôles qui se côtoient, s’affrontent, s’allient, par frottements ou par chocs, et ainsi rendent indécises les frontières du sujet et de l’objet[4]. »

     Ayant établi son processus, Sylvie Turpin l’applique avec une inflexible rigueur, comme si elle se défiait des débordements ou des épanchements subjectifs d’un excès de liberté. Ceci ne l’empêche pas d’innover sans cesse, dans l’espace de latitude de cet intervalle mouvant qui relève de l’inframince duchampien. Nous ne sommes pas loin, ici, de la pensée augustinienne : la vraie liberté nous est donnée quand nous avons librement choisi ses contraintes[5]. Cependant, quelles que soient ses explorations, chez elle, le comment prime toujours sur le quoi. Il le conditionne, dans un inéluctable déterminisme quasi génésique.

     On pourrait dire la même chose du rapport de Sylvie Turpin à la couleur. Pour elle, celle-ci est matière, plus tactile que visuelle, plus haptique qu’optique. Par exemple, certaines de ses œuvres anciennes, réalisées avec du mortier coloré, se présentaient comme des blocs de couleur, presque pure, entretenant une ambiguïté sur leur propre nature : céramique, fragment de fresque, structure en papier ou en tissu, verre… Elles se situaient dans un entre-deux ontologique, ni peinture ni sculpture mais les deux à la fois. Dans ces pièces, la couleur prenait corps, s’incarnait, passant du statut de matériau générique à celui d’œuvre accomplie… On pense au beau propos de Malcolm de Chazal qui écrivait : « La couleur est un corps de chair où un cœur bat[6]. » Mais, simultanément, par refus de toute volonté de littéralité, de matérialisme figuratif ou de glose plus ou moins absconse, elle fait sienne la position de Léonard de Vinci selon qui la pittura è cosa mentale[7]. À sa façon, elle illustre aussi le propos de Daniel Buren quand il déclarait : « La couleur, c’est de la pensée directe, la seule chose qui soit indicible[8]. »

     Sous cet angle, son travail pourrait être mis en parallèle avec celui de Laurence Papouin dont les œuvres sont uniquement constituées de films de peinture acrylique patiemment superposés, jusqu’à composer d’épaisses bandes flexibles qu’elle découpe, cintre, tord, déforme, assemble, met en tension… Chez elle, plus que chez Sylvie Turpin, le matériau-peinture entre seul en jeu, sans toile ni tout autre subjectile, mais, a contrario, bien qu’elle se revendique comme peintre, ses productions sont en volume et relèvent du domaine de la sculpture. À l’opposé, chez Sylvie Turpin, même quand ses productions présentent des reliefs, de l’épaisseur ou de la profondeur, celles-ci demeurent des peintures et s’affirment comme telles, dans des registrations colorées et des textures qui évoquent souvent celles de la fresque.

     Les Feuilles de peintures de Sylvie Turpin mettent en exergue ces deux dimensions essentielles de son travail, matérialisant – tactilisant, pourrait-on dire – la couleur et la peinture. Cette série de peintures nous donne à voir des toiles monochromes de toutes dimensions, lacérées par une ou plusieurs entailles. Chacune des fentes, en forme de mandorle – évidente connotation sexuelle –, révèle une autre déchirure de même configuration, peinte dans une couleur contrastée, laquelle, à son tour, dans une sorte de mise en abyme, en dévoile une autre, en-dessous, un peu plus en profondeur… Et ainsi de suite sur plusieurs épaisseurs ou niveaux de plongée optique, jusqu’à saturation de la capacité visuelle du regardeur.

     On ne peut s’empêcher de penser à Niki de Saint Phalle tirant à la carabine sur ses toiles : » J’imaginais la peinture se mettant à saigner. Blessée de la manière dont les gens peuvent être blessés. Pour moi la peinture devenait une personne avec des sentiments et des sensations[9]. » Cependant, contrairement aux œuvres de son aînée, les lèvres des blessures des toiles de Sylvie Turpin ne saignent pas vers l’extérieur mais vers l’intérieur. Elles peuvent être refermées ou rouvertes par le spectateur, bravant le noli me tangere muséal, dans un exercice de feuilletage, comme s’il manipulait d’étranges livres sans texte. Il peut alors fouailler, non sans un frisson d’indécence et un plaisir quasiment sadique, les entrailles de la peinture… Et de la couleur…

     Quand on parle de lacération de toiles peintes, l’image des Concetti spaziali, Attese de Lucio Fontana s’impose immédiatement à l’esprit. Cependant, au-delà de cette très superficielle parenté, les travaux des deux artistes sont diamétralement opposés. Les incisions de l’Argentin ne laissent rien voir d’autre qu’une fine béance noire. En revanche, elles rayonnent vers l’extérieur, vers le spectateur, pour contaminer tout l’espace environnant. Chez Sylvie Turpin, les entailles creusent dans l’épaisseur du subjectile et se projettent vers son intérieur, vers les entrailles de la matière et de la couleur. Chez le premier, les œuvres suscitent des attentes – Attese – alors que celles de la seconde se situent dans une immédiateté incitant à la satisfaction instantanée des pulsions ou des désirs, optiques et tactiles, du regardeur. Enfin, Lucio Fontana est métaphysique lorsqu’il déclare, par exemple, que ses tableaux « […] sont par-dessus tout une expression philosophique, un acte de foi dans l’infini, une affirmation de spiritualité[10]. » Sylvie Turpin, elle, est dans le physique. Elle ne met en exergue que la matérialité de la peinture et de la couleur, récusant d’emblée toute lecture spiritualiste de ses productions. Elle nous donne ainsi une sorte de leçon de matérialisme dialectique, se situant aux antipodes de la déclaration d’Yves Bonnefoy qui déclarait : « La peinture peut être poésie. La couleur n’est-elle pas là pour jeter d’un coup toute sa profondeur dans le discours du tableau[11] ? »

     S’il faut chercher un antécédent aux lacérations de Sylvie Turpin, il faudrait peut-être se tourner vers une série d’œuvres de James Guitet, comme 100/100.1.82[12], 1982, dans laquelle la surface de la toile est peinte d’un motif symétrique et les deux entailles verticales, elles aussi symétriques, laissent apparaître la traverse horizontale du châssis. Il s’agit, comme chez Sylvie Turpin, d’une mise en scène de la peinture, mais pas dans toutes les acceptions de ce mot. Chez l’aîné, on y voit l’acte de peindre, le produit résultat, mais pas le matériau utilisé – la peinture ou couleur-matière –, seulement son support, le châssis…

     Injustement méconnu, James Guitet fut aussi un des premiers à proposer des peintures feuilletables, par exemple 4P.7.81.(2), 1981, ou la série des A Cimabue, 1983. Ces œuvres s’inscrivent dans une filiation avec la grande peinture pré-renaissante italienne, dont l’artiste était un intarissable commentateur. Chez lui pas question de toucher aux rabats peints qui affichent une stricte et plate verticalité héritée de l’observation des fresques de Cimabue ou de Giotto. Nous sommes ici dans un monde quasiment cistercien – on pense à la planéité du fond des chœurs des églises de cet ordre religieux – alors que Sylvie Turpin, si elle ne récuse pas la notion de fresque, s’inscrirait plutôt dans la descendance du rococo : asymétrie des lignes courbes rappelant les volutes de coquillages, mouvement, torsion et illusion de profondeur.

     Même si aucune écriture n’est visible, les Feuilles de peintures de Sylvie Turpin peuvent aussi être considérées comme des livres que le spectateur peut feuilleter du regard ou du doigt. Malgré les dénis de l’artiste, qui n’y affiche que de la couleur et de la peinture faites couleur et peinture, elles pourraient raconter une histoire dont la profondeur serait mesurable à l’aune du nombre de surfaces peintes – de pages, pourrait-on dire – entaillées et superposées. La dimension érotique, voire explicitement sexuelle, est latente, comme s’il s’agissait de déflorer ces mandorles superposées offertes au regard avec une complète impudicité, dans un très freudien mélange d’horreur et de désir… Une sorte d’invitation au viol de la matière couleur et peinture… Comment ne pas faire un parallèle avec Prière de toucher, 1947, de Marcel Duchamp, ce sein féminin en mousse de latex naturel collé sur le boîtage d’un catalogue d’exposition[13]. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Virgile Legrand, éditeur de livres d’artistes, ait jugé utile d’exposer des travaux de Sylvie Turpin dans sa galerie, en 2015.

     Autre parenté envisageable pour les Feuilles de peinture de Sylvie Turpin, celle avec les Peintures inversées d’Al Martin dont elle connaît bien le travail pour avoir été commissaire d’au moins une de ses expositions. Ce plasticien, qui se voue, lui aussi, à la couleur-matière, superpose plusieurs centaines de couches de peinture de couleurs différentes sur un subjectile. Processus long car il faut attendre le séchage d’une passe avant de passer à la suivante. Ayant obtenu une épaisseur importante, il attaque la surface, par grattage et ponçage, pour y ménager des cuvettes. Celles-ci font apparaître, sur leurs bords, les différentes strates colorées qui ont été empilées. Le résultat peut faire penser aux ocelles de la queue d’un paon ou à d’improbables confiseries acidulées. Il s’agit donc aussi, chez lui, d’une investigation intrusive dans les entrailles de la matière et de la couleur. Cependant, si l’on peut hasarder un parallèle avec la sculpture, les peintures d’Al Martin procèdent d’une démarche soustractive, assimilable à la taille directe, alors que le processus de Sylvie Turpin est additif, comme le modelage ou l’assemblage.

     En relisant ces quelques lignes, je me dis que je me suis livré à un exercice que Sylvie Turpin, qui ne souhaite ni glose ni interprétation intellectuelle et encore moins sentimentale, de ses œuvres renierait sans doute. Pour elle, faut-il le répéter, couleur et peinture ne sont que des matériaux qui ne dénotent qu’eux-mêmes, en dehors de toute autre signification ou interprétation potentielle. Elles sont autoréférentielles, autonymes dirait-on dans le vocabulaire de la linguistique… Encore un clin d’œil indirect à saint Augustin[14]… Elle me le pardonnera… Peut-être…

Louis Doucet, juillet 2024



[1] Source non identifiée, mais souvent cité, notamment par René Magritte.
[2] In Observations sur la peinture, publication posthume en 1672.
[3] Site de l’artiste : sylvieturpin.com.
[4] Ibidem.
[5] Thème développé par saint Augustin principalement dans ses traités antipélagiens, de 412 à 430.
[6] In Sens plastique, 1948.
[7] «[…] io ti dirò che la pittura è mentale», cité in Giacomo Langlois, Trattato della pittura di Lionardo da Vinci, Paris, 1651.
[8] Interview dans Le Figaro, 2012.
[9] Citée par Bernadette Costa-Prades in Niki de Saint Phalle, 2014.
[10] «[…] sono soprattutto un’espressione filosofica, un atto di fede nell’infinito, un’affermazione di spiritualità», in entretien avec Grazia Livi, 1962.
[11] In Le Monde de l’Éducation, septembre 1999.
[12] Petite anecdote. Après avoir visité, avec mon épouse et moi, la rétrospective Lucio Fontana au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, en 2014, notre petite-fille Gisèle, alors âgée de quatre ans, déclara tout de go que cette œuvre, qui appartient à notre collection, était un Fontana… Et le soutint mordicus pendant quelques années…
[13] Exposition Internationale de Surréalisme Le Surréalisme en 1947, galerie Maeght, du 7 juillet au 30 septembre 1947.
[14] « Ainsi, quand je définis ce que veut dire nomen [nom], je peux le substituer en tant que spécimen de lui-même. Car quand je dis nomen [nom], je prononce aussi un nom, lequel se décline même quand nous disons nomen, nominis, nomini etc. » (Etenim hoc quod dico nomen utique nomen est hac enim lege per casus flectitur cum dicimus nomen nominis nomini et cetera.) in De Dialectica, 384, traduction, annotations et commentaires de l’auteur du présent texte, éditions Le Manuscrit, 2009.

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