Une beauté naturelle est une chose belle ;
la beauté artistique est une belle représentation d’une chose.
Emmanuel Kant[1]
Tableau. Représentation en deux dimensions de quelque chose
d’inintéressant en trois.
Ambrose Bierce[2]
La démarche de Clément Santos, inspiré par l’abstraction géométrique et l’univers du graphisme, est celle d’un sémiologue. Il ne cesse de s’intéresser à la question du devenir de signes graphiques, logotypes, sigles, drapeaux, panneaux de signalisation routière, enseignes… quand on les a déconnectés de leurs signifiés. Ces objets, initialement conçus comme des signifiants, une fois déchargés de leur emploi fonctionnel, perdent leur rôle de signes et deviennent de simples matériaux qui peuvent se prêter à des opérations de fragmentation, découpage, pliage, collage, retournement, greffe… donnant naissance à de nouvelles entités plastiques autonomes, découpées dans des panneaux de médium puis peintes, dont le signifié est laissé à la libre interprétation du regardeur.
Dans les productions de ce plasticien, retrouver des fragments de symboles, souvent familiers, dans des contextes autres que ceux dans lesquels le regardeur a pris l’habitude de les voir est déstabilisant. Il le souligne : « Nous avons l’habitude de voir ces formes mais nous ne les regardons pas vraiment. C’est la marque qu’elles représentent que nous voyons[3]. » À sa façon, il donne du grain à moudre à l’humoriste étasunien Ambrose Bierce dans la citation de son Dictionnaire du diable figurant en exergue au présent texte. Ses travaux font aussi écho à la distinction entre beauté naturelle et beauté artistique chère à Kant.
Cette approche plastique pourrait rester stérile, purement formelle, si Clément Santos ne laissait pas, dans les compositions résultantes, quelques pistes qui ravivent, chez le spectateur, le souvenir du statut initial de leurs composantes. Dans sa série Section, 2015-2018, il sélectionne des fragments de sigles commerciaux et les fait pivoter, ce qui les rend difficilement identifiables à première vue, même si, en les découvrant, même complètement décontextualisés, le spectateur ressent une vague familiarité. Il doit consentir un certain effort et convoquer sa mémoire visuelle pour reconnaître dans Boro un fragment du logo des cigarettes Marlboro, dans Oyo celui du constructeur automobile Toyota, dans Swag celui de Volskswagen et dans Bro une partie du sigle – juste tronqué et non pivoté – de l’équipementier sportif Umbro… Les titres de ces œuvres, eux aussi amputés de leurs extrémités, donnent une traduction linguistique à l’objet visuel. Ils peuvent servir d’antisèches pour mettre le regardeur sur la bonne piste mais, aussi et surtout, ils illustrent la porosité entre les univers plastique et linguistique qui est au centre de la démarche de Clément Santos.
Dans la série Écho, 2016-2021, des logotypes, toujours tronqués, sont combinés avec eux-mêmes, dans des sortes d’autogreffes, pour générer des motifs encore moins déchiffrables a priori que dans la série précédente. Il faut donc un peu de concentration pour reconnaître, dans Dialdia, l’enseigne multipliée des supermarchés Aldi, dans Nalddo, l’enseigne répétée de la chaîne de restauration rapide McDonald, dans NCN, le sigle répliqué de la chaîne de télévision d’information en continu CNN ou dans Ouyguesbou, le visuel démultiplié du conglomérat Bouygues… Fort heureusement, les titres sont là pour nous aider dans le processus de reconnaissance. Ils reproduisent, grammaticalement, les élisions, le verlan et les effets d’écho des objets proposés à notre vue… et à notre sagacité… Une fois de plus, ici comme ailleurs, Clément Santos se montre tout autant linguiste que plasticien. Dans ces pièces, les bégaiements plastiques et littéraires peuvent nous faire penser à la notion d’aphasie, non pas dans le sens contemporain de ce mot, mais dans celui de certains sophistes de la Grèce antique[4] qui enseignaient que l’essence de toute entité est indicible et concluaient, logiquement, que l’on ne peut rien dire sur les choses… Et même à douter de leur existence et à considérer que les actions humaines résultent toutes de conventions ou d’habitudes acquises… Ne serait-ce pas notre situation quand nous sommes confrontés à un sigle qui ne se réfère plus à un concret physique mais à l’idée que l’on se fait de la marque commerciale qu’il représente ? Ou plutôt de sa mythologie[5] ?
La série Focus, 2022-2023, nous propose des formes globalement circulaires qui évoquent des camemberts, ces graphiques circulaires en secteurs[6], que les statisticiens utilisent pour représenter visuellement des petites séries de données numériques. Leurs noms en trois lettres, Int, Goo, Oog, Ama ou Tal, n’aident guère à trouver leurs référents. Si Goo et Oog m’ont immédiatement évoqué le géant tentaculaire Google, et Tal le pétrolier TotalÉnergies, les autres m’ont laissé perplexe. Après un petit coup de pouce de l’artiste et un peu de recherche sur Internet, j’ai enfin pu associer Ama à Boursorama et Int à Nintendo… Ici, Clément Santos isole de nouveau le détail d’un signe mais, cette fois-ci, avec un cache circulaire pour, dit-il « essayer d’échapper au hors-champ que suscite souvent le cadrage rectangulaire photographique[7]. » Le mot Focus évoque aussi la focalisation, la mise au point, le réglage d’un appareil photographique ou la concentration de l’attention d’une personne sur un sujet particulier, parfois sur un détail. Les titres des pièces, dans une démarche constante chez l’artiste, sont aussi des manipulations sur le nom de la marque commerciale évoquée, n’en retenant que trois lettres consécutives, reflet linguistique de l’opération plastique. L’intention avouée de l’artiste n’est pas que le regardeur découvre spontanément le signe initial. Il lui souhaite même de « s’en protéger pour préserver un regard ouvert[8]. »
Dans sa série la plus récente, celle des Flags, 2024, Clément Santos verse dans la vexillologie, cette discipline étudiant les drapeaux et les étendards. Chacun des tableaux de cet ensemble est composé de la juxtaposition de deux pavillons nationaux, tronqués, peints sur des panneaux de bois légèrement décalés pour chaque couleur, afin de donner un peu de relief et de profondeur à la composition. Comme dans les œuvres précédentes, les titres reflètent, dans le registre du langage, le processus de troncature et de juxtaposition plastique. Ainsi Armgab hybride les drapeaux de l’Arménie et du Gabon, Espaze de l’Espagne et de l’Azerbaïdjan, Mauand de Maurice et d’Andorre (inversé), Sritan du Sri Lanka et de la Tanzanie, Ukrarm de l’Ukraine et de l’Arménie, Macgre de la Macédoine du nord et de la Grenade… Dans certaines pièces de cette série Clément Santos saisit l’opportunité de sortir du système strictement orthonormé prédominant pour intégrer des obliques, comme dans Sritan ou Macgre. Devant ces compositions, le spectateur est invité à se lancer dans des considérations géopolitiques, élaborant mentalement des scénarios dans lesquels deux pays que rien ne rapproche géographiquement ni politiquement pourraient coopérer pour une improbable cause qu’il est invité à imaginer…
L’enjeu des productions de Clément Santos se situe donc dans cet état perceptif fragile, instable, dans lequel la forme peut devenir signe ou, à l’opposé, le signe perdre son sens pour n’être plus qu’une forme, rejoignant en cela le manifeste de l’Art Concert : « Le tableau doit être entièrement construit avec des éléments purement plastiques, c’est-à-dire plans et couleurs. Un élément pictural n’a pas d’autre signification que lui-même en conséquence le tableau n’a pas d’autre signification que lui-même[9]. »
La situation est cependant un peu plus complexe. En effet, le même manifeste, dans le paragraphe précédant immédiatement celui que je viens de citer déclare : « L’œuvre d’art doit être entièrement conçue et formée par l’esprit avant son exécution. Elle ne doit rien recevoir des données formelles de la nature, ni de la sensualité, ni de la sentimentalité. Nous voulons exclure le lyrisme, etc[10]. » Si la première phrase s’applique incontestablement à la pratique de notre artiste, la seconde est plus problématique. Qu’est-ce que la Nature, aujourd’hui ? Ne serait-ce pas celle de la jungle de la ville, de ses centres commerciaux périphériques, de ses enseignes et de ses affiches ou bien encore celle des spots publicitaires télévisuels ? Dans ce cas, Clément Santos ne ferait qu’actualiser l’adage de Léonard de Vinci Trasmutarsi nella mente di natura[11] et son art n’aurait rien d’antinaturaliste. Il serait, en fin de compte, déterministe, comme l’entend Paul Valéry : « Le déterminisme est la seule manière de se représenter le monde. Et l’indéterminisme, la seule manière d’y exister[12]. » Ses œuvres auraient donc pour effet d’indéterminer l’insupportable déterminisme de notre environnement pour le rendre plus vivable, pour nous permettre d’y trouver notre place, d’exister…
Les productions de Clément Santos échappent à la Gestaltpsychologie qui veut que toute perception passe par celle d’une figure sur un fond… Sauf à considérer que, chez lui, le fond est le mur, à l’extérieur de l’œuvre, perceptible dans ses interstices. Mais aussi, peut-être, faut-il considérer le mot fond dans une autre acception, celle de l’idée génératrice, le fond de la pensée de l’artiste…
Plus généralement, Clément Santos, organisant une confrontation entre deux manières de percevoir le réel, pose la question de la figurativité des idées, ce que Saint-Pol-Roux désignait sous le terme d’idéoplastie[13]. Cette notion recouvre vaguement celle de suggestivité, notre aptitude à nous laisser influencer par une image, par une suggestion venue de l’extérieur. Clément Santos serait alors un digne émule de Delacroix dont Baudelaire écrivait : « Delacroix est le plus suggestif de tous les peintres, celui dont les œuvres, choisies même parmi les secondaires et les inférieures, font le plus penser […][14] » ou bien puisque l’on ne peut pas dissocier, chez notre artiste, la dimension plastique de la littéraire, la réflexion d’Anatole France sur la poésie de son temps : « Le poète, aujourd’hui, doit être suggestif. Il suggère. Quoi? Ce qui ne peut être exprimé […]. Non plus exprimer, mais suggérer[15] ! »
On pourrait aussi évoquer, chez Clément Santos, la notion de Darstellbarkeit – traduisible, faute de mieux, en présentabilité – freudienne[16]. Selon Laurence Kahn, elle « renvoie aux conditions de possibilité d’un acte, celui de poser en faisant être-là, de présenter de manière sensible, intuitivement, par le moyen approprié[17]. » Il me semble que notre artiste pourrait s’y retrouver… La discussion dépasserait cependant les dimensions de cette brève notice… Je ne poserai donc seulement, in fine, que la question de savoir si notre plasticien n’est pas un peu démiurge à sa façon, comme le serait tout peintre, si l’on en croit le propos de Leibniz : pictor in tabula, ut Deus in mente[18].
Louis Doucet, juillet 2024